dimanche 27 novembre 2016

Fidel, une photo ?

C'est une photo d'Alberto Korda, Fidel Castro photographie la famille de Nikita Khrouchtchev, ça se passe en URSS en avril ou mai 1963.
Le photographe photographié, à genoux dans une position inconfortable. Khrouchtchev et ses proches, le soleil dans l'œil, le polaroid à la main.
Le petit chien qui voudrait être sur la photo mais que personne ne regarde.
L'autre petit chien, qui regarde ailleurs.
Le bébé qui glisse des genoux de sa grand-mère.
Toutes ces cravates au grand air.
L'homme qui sort d'un champ tout à gauche. Les petits buissons tous secs.
L'absence de ciel.
L'herbe rase des fins d'hiver, du printemps qui tarde.
L'étrange coiffure de la dame debout derrière Khrouchtchev.
Les deux objets non identifiés qui trainent par terre.
L'inconfort de l'uniforme qui doit tirer sous l'aisselle et au creux du genou.
Le képi, ah, le képi.

samedi 19 novembre 2016

Le cinéma avant le cinéma (4) : panoramas et dioramas

“A Circular View from the Balloon at its greatest Elevation”, illustration du Airopaidia de Thomas Baldwin (1786). Ce sont des images de ce type, dessinées lors d'ascension en ballon, qui seront à l'origine de la mode des panoramas de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle : montrer le monde d'en haut, de loin, dans toute son immensité.
En 1781, Philippe de Loutherbourg, un Strasbourgeois d'origine polonaise installé à Londres où il était peintre de décors de théâtre pour David Garrick à Drury Lane, ouvrit à Leicester Square une sorte de théâtre, l'Eidophusicon, qu'il présenta comme "Moving Pictures, representing Phenomena of Nature". Dans le prolongement de ces boîtes d'optiques dont la mode ne s'est pas démentie de tout le XVIII e siècle, Loutherbourg reprit là des effets qu'il avait testé sur la scène, utilisant des verres peints pour lanternes magiques, des jeux de lumière sophistiqués grâce à des transparents.
Le dispositif formait un petit théâtre mécanique d'environ six pieds sur huit. Il était placé dans un auditorium qui accueillit plus d'une centaine de spectateurs. Après quelques représentations de scènes tirées du Paradis perdu où Satan faisait une entrée haute en couleurs, Loutherbourg, au bord de la faillite, ferma le théâtre.
Ces images lumineuses qui bougeaient et dont l'effet était encore accentué par l'usage de miroirs et de poulies, font que l'Eidophusikon peut être considéré comme l'une des premières formes de cinéma.
Vue de l'Eidophusikon
Le principe du panorama — breveté par le portraitiste écossais Robert Barker en 1787 — consistait en une vue sur 360°, en un paysage peint avec la plus grande exactitude possible sur une longue bande de toile qui entourait totalement le spectateur. Comme l'éclairage venu de la verrière était naturel, il changeait évidemment en fonction de l'heure, du passage de nuages, d'un rayon de soleil direct. Un orage sur Londres donnait toute sa puissance dramatique au panorama d'une bataille navale — le Journal des Luxus und der Moden de décembre 1800 raconte, non sans doute sans un évident sentiment de supériorité masculine que certaines dames eurent même le mal de mer.
Coupe de la Rotonde sur Leicester Square, à Londres, où Baker présenta son premier panorama de la ville en 1801 (panorama qui figure ci-dessous). Le toit conique s'ouvrait sur une verrière. Le bâtiment mesure 15 m de diamètre pour plus de 5 m de hauteur. Les escaliers et les couloirs restaient dans l'ombre pour accentuer l'effet de surprise une fois dans la salle.
Vue panoramique de Londres, depuis le sommet de l'Albion Mills qui se trouvait au Blackfriars Bridge. Baker proposait également une vue panoramique de la ville de Paris, accompagnée d'un livret explicatif de 12 pages. On pouvait de même "visiter" Londres sans quitter Paris, en 1817, au Panorama du jardin des Capucines.
Ce panorama était présenté dans un dispositif qui allait isoler et contrôler ce qu'il serait possible de voir puisqu'il ne pouvait être observé qu'à partir d'un seul point central d'où la perspective de cette vue se déployait. Ce dispositif incluait l'éclairage depuis le sommet par une verrière, une plate-forme centrale placée exactement à mi-hauteur de l'image déployée, une barrière s'opposant à toute tentative de se rapprocher de la peinture mais encore l'entrée par un étage inférieur, l'ascension dans la pénombre et un système de ventilation sans fenêtres. Les rebords de l'image étaient masqués par une tenture qui, au sommet, cachait également l'origine de la lumière. Enfin, la peinture dont les deux extrémités se rejoignaient et se confondaient constituait une illusion alors inédite. Il fallait rendre harmonieusement les lois de la perspectives, les détails identifiables sur différents plans, le vague des lointains.
Ainsi, l'effet de surprise était décuplé par la progression dans le noir pour déboucher cette image immense et lumineuse qui voulait copier la vue que décrivait ceux — rares — qui avaient eu l'occasion de faire une ascension en ballon.

Gravure montrant le Panorama de Londres tel qu'on le déployait autour d'une plate-forme dont le cercle figure au centre de l'image.
Les panoramas permettaient tout d'abord de satisfaire la curiosité de la foule à l'égard de paysages du monde que peu pouvait imaginer voir réellement un jour à une époque où les voyages n'étaient pas si fréquents : il s'agissait de s'instruire en s'amusant. Ils montraient aussi des scènes liées à l'actualité à une époque où la presse illustrée n'en est qu'à ses tous débuts, sous la forme de feuilles ornées de gravures : Baker ouvre son Panorama en pleines guerres napoléoniennes. En France, l'Américain Robert Fulton et le Français Pierre Prévost vont développer l'un la technique et l'autre la peinture de panoramas. Il y aura donc les merveilles de l'Égypte antique, la bataille d'Aboukir, le couronnement de George IV, la bataille de Trafalgar et plus tard la guerre d'indépendance en Grèce ou en France, la conquête de l'Algérie. Les panoramas étaient donc interchangeables puisque les tableaux étaient enroulés sur des cylindres qui coulissaient sur des tringles. Il était également possible d'ouvrir les panoramas le soir en utilisant de puissantes lampes à pétroles à réflecteurs placées dans les combles.
Une affiche pour le Panorama de Leicester Square, à Londres, montrant la bataille de Trafalgar (1806)



Le principe fondamental de ces panoramas étaient que le spectateur allait directement à la rencontre du paysage comme s'il ne s'agissait pas en réalité d'une peinture : il s'agissait de donner au public l'illusion d'être transporté sur les lieux mêmes qu'il contemplait. Dans certains cas ce lieu, ce centre du point de vue était même reconstitué comme ce fut le cas en 1829 au panorama de Londres exposé au Colosseum de Regent's Park, panorama censé être vu depuis la cathédrale St Paul, dont la structure même figurait dans le dispositif comme le montre le dessin contemporain de Rudolph Ackermann.
Le Colosseum à Regent's Park, Londres, en 1837. Bien plus vaste que la Rotonde de Baker, ce panorama atteignait 16 m de hauteur pour un diamètre de 50 m et pouvait accueillir 200 spectateurs.



Vue à vol d'oiseau depuis le Pavillon du Colosseum à Regent's Park en 1829 (détail d'une aquarelle de Rudolph Ackermann)
Progressivement, vers 1820, apparaissent des modifications du dispositif où la bande peinte se déplace horizontalement sur des roulettes ou verticalement sur des poulies. A ce moment, ce qui change également c'est la forme même du panorama où au lieu de se déplacer sur une petite plate-forme, les spectateurs seront désormais assis devant une image qui bouge. C'est le cas par exemple en 1824 lorsque le Théâtre Royal montra le clown Grimaldi "monter" en ballon le long d'un panorama qui se déroulait verticalement. 

En France, c'est un autre système qui se développe parallèlement au panorama pour faire face à la désaffection progressive du public. L'idée de Louis Daguerre fut d'exploiter largement le double principe du panorama et de la boîte d'optique pour mettre au point son diorama en 1823.
A l'origine, Daguerre était peintre de décors de théâtre, décors qu'il animait par divers effets de lumières, créant des impressions de brouillard ou de soleil couchant, ou encore des reflets d'eau sur la scène.
Le Diorama fut installé boulevard Saint-Martin dans un bâtiment construit tout exprès au centre duquel fut construite une rotonde légère qui pouvait tourner sur elle-même. Montée sur pivots et galets, un seul homme pouvait l'activer à la manivelle. Deux jeux de tableaux "dioramiques" venaient se superposer, éclairés par derrière et par transparence afin de donner une impression de changement de saison ou d'alternance du jour et de la nuit. Un ingénieux système d'écrans et de volets activés par des poulies, l'usage de la musique ou du chant, tout concourait à faire oublier au public que le spectacle n'était qu'illusion.
Alors que les panoramas restaient des représentations réalistes d'un lieu, le diorama introduisit une troisième dimension dans l'expérience visuelle. La salle tournante pouvait accueillir jusqu'à 350 spectateurs, maintenus dans une semi-obscurité pour un plein effet du diorama. Cependant, passée la première impression de surprise qui suscitera par exemple l'enthousiasme de Balzac (il y voit "la merveille du siècle"), il s'agit de maintenir l'intérêt de spectateurs de plus en plus difficiles : peindre de nouveaux tableaux, mettre au point des trucages inédits, raconter des histoires émouvantes… Le diorama de Daguerre, en perte de vitesse dès 1830, est détruit par un incendie en 1839 : il ne restera à Daguerre que son petit laboratoire où il a installé de quoi travailler à l'invention de Niepce — et mettre au point le daguerréotype.
Modèle du diorama mobile inventé par Daguerre, installé à Paris en 1822 puis à Londres au Regent's Park en 1823

Mais la mode du diorama ne disparaît pas totalement : elle se transforme, reprise par les fabricants de jouets qui vont proposer sur le marché une nouvelle génération de boîtes optiques qui ne seront plus tout à fait des lanternes magiques. On commercialise au passage des Panoramas à partir de 1829 un "panorama de salon" ou "cyclorama", une boîte dans laquelle on visionne une longue vue panoramique, une bande de papier translucide enroulée sur deux cylindres. Dans "l'autorama catoptrique", on peut animer des figurines devant des estampes coloriées.

Lefort publiera ainsi pour son "polyorama panoptique" des images lithographiées, perforées voire ajourées et doublées de papier coloré transparent, images qui peuvent être superposées pour créer des effets fantastiques ou oniriques.
Série de lithographies à transparences imprimées recto-verso, Paris vers 1830 : éclairées par derrière, elles laissent apparaître de nouvelles images en surimpressions comme ici, de haut en bas, la lanterne magique, le songe, le solitaire. Plusieurs de ces lithographies évoquent le mythe impérial et la figure de Napoléon.
Le Vénitien Carlo Ponti crée pour son "Megaletoscopio" des images photographiées légèrement incurvées, perforées, coloriées et ombrées au dos. Un système de volets et de miroirs sur l'appareil permet de passer du jour à la nuit ou de produire un effet d'incendie, de réduire ou d'agrandir les vues, d'observer des images verticales comme horizontales.

Sérénade sur le Grand canal, vue pour le Mégalethoscope de Carlo Ponti, 1862. Photographie à l'albumine sur papier coloré au dos, perforations et parties ajourées. Les gondoliers n'apparaissent qu'une fois l'image éclairée au dos.
Ces deux images datent de 1871, après l'incendie de l'Hôtel de Ville de Paris pendant la Commune. Éclairée par derrière, non seulement le bâtiment s'enflamme mais la foule apparait sur le pont.
Appareils de luxe comme le Mégalethoscope de Ponti, jouets d'enfants, machines de foire. Images animées, décors qui s'enflamment, musique qui va crescendo, figures qu'on anime. Jeunes filles éplorées, vaillants soldats, démons et goules, sauvages exotiques, paysages d'ailleurs, cadres féériques, salons bourgeois, navires et ballons. Rien ne nous est étranger dans ce passé défunt.

 Voir les premiers épisodes de cette série :
http://filslisibles.blogspot.fr/2016/01/le-cinema-avant-le-cinema-3-lanternes.html
http://filslisibles.blogspot.fr/2015/05/le-cinema-avant-le-cinema-2-camera.html
http://filslisibles.blogspot.fr/2015/05/le-cinema-avant-le-cinema-1-theatre.html


samedi 12 novembre 2016

Gdansk, chantiers navals

A Gdansk.
En ville, au milieu des maisons anciennes — ou plutôt des maisons reconstruites dans les années 1950, en ciment, mais sous la forme de l'ancienne ville hanséatique, je pensais être à Dantzig. Ici sur le site des chantiers navals, avec la pluie qui menaçait, j'étais à Gdansk.
Des grues comme de grands monstres, comme les créatures venues de Mars dans la Guerre des mondes. Elles se dressent immobiles et muettes dans le ciel du Nord.
A leurs pieds, des navires en cale sèche, eux aussi comme abandonnés sur la terre ferme — une terre si plate, si monotone, si dépouillée de toute vie.
Trois ouvriers passent derrière moi, casqués et bottés, ils traversent un pont pour rejoindre leur voiture — juste une seule voiture garée là dans l'herbe, sous un grand peuplier, devant la promesse d'un buffet-bar quelque part par là.
Ils font claquer leurs portières, des hommes las qui rentrent chez eux après leur journée de travail — juste trois ouvriers sur cet immense chantier. La voiture s'éloigne, c'est comme si le soir tombait plus vite.
Devant ces grues à l'abandon, je pense aux événements de décembre 1970 quand avaient éclaté des révoltes à Gdansk, Szczecin et Gdynia : le prix des produits alimentaires avait connu une hausse de près de 100 %. Ces révoltes avaient été alors réprimées dans le sang — elles forment une large part du film d'Andrzej Wajda L'homme de fer, avec notamment ces images d'archives intégrées au récit de l'été 1980. En effet, l'économie polonaise, un temps plus dynamique, présenta de nouveaux signes d'essoufflement dès 1976. En juillet 1980, l'annonce d'une nouvelle et importante hausse des prix des produits alimentaires provoqua un nouveau soulèvement en Pologne, et les chantiers Lénine de Gdansk furent les premiers à débrayer sous la conduite de Lech Walesa. La grève généralisée à tout le pays aboutit le 31 août 1980 à la signature des Accords de Gdansk entre le gouvernement polonais et Lech Walesa qui prend alors la tête du syndicat indépendant Solidarnosc.
Le 31 août 1980, à l'issue de 14 jours de grève au chantier naval Lénine de Gdansk, le vice-Premier ministre Mieczyslaw Jagielski et Lech Wałęsa signent les Accords de Gdansk qui ouvrent la voie à la constitution des syndicats indépendants. Ces accords sont signés devant l'assemblée générale des délégués des entreprises en grève dans la région.
Les chantiers navals de Gdansk, alors Dantzig, étaient nés en 1854 sur un bras mort de la Vistule — le Königliche puis Kaiserliche Werft Danzig, devenu Danziger Werft après 1919, lorsque Dantzig a été transformée en ville libre par le Traité de Versailles. Trop petit pour construire des navires de grande dimension, contrairement à Wilhelmshaven ou à Kiel, il est devenu le premier chantier de U-Boot ou sous-marins lors de la Première guerre mondiale. Après 1919, le chantier perd de son importance malgré les financements anglais et français et les commandes de l'État polonais et l'activité pâtit du statut de Dantzig désormais coupé politiquement et géographiquement de l'Allemagne : s'il y avait encore 3 368 ouvriers en 1924, ils n'étaient plus que 837 en 1933. C'est à Dantzig que débute la Seconde guerre mondiale et l'Allemagne nazie se saisit immédiatement du chantier d'où sortiront 42 U-Booten entre 9142 et 1944.
Dantzig tomba en janvier 1945 lors de la grande offensive Vistule-Oder menée par l'Armée rouge, la ville est partiellement détruite mais les Soviétiques vont s'efforcer de remettre en marche les chantiers le plus rapidement possible. Le Stocznia Gdańska est officiellement créé le 25 juillet 1945 en remplacement des chantiers tenus par les Allemands pendant la guerre. Le premier navire construit dans le chantier à cette période sera le cargo-charbonnier Soldek devenu navire-musée et amarré devant le Musée maritime polonais. Pendant de nombreuses années, le chantier — devenu chantier Lénine en 1967 — construisit des navires essentiellement destinés à l'armement soviétique : celui-ci représentait 98 % des commandes.

Dans les années 1980, le chantier naval occupait plus de 70 ha. Seuls 40 ha sont encore en activité, essentiellement occupés par la réparation navale et la transformation de navires ou la fabrication de turbines pour les éoliennes. Le reste des terrains se partage entre friches industrielles et terrains voués à la construction d'une zone d'activités commerciales. Quant à l'effectif, il a été en gros divisé par huit en 30 ans : le chantier employait 17 000 personnes au début des années 1980 et il y en a à peine plus de 2 000 aujourd’hui.  En effet, après la chute du communisme et l'ouverture du pays, au début des années 1990, les chantiers ont été privatisés, ils ont perdu leur nom de Chantiers Lénine pour devenir Stocznia Gdańska S.A. dont le capital était détenu à la fois par l’État (60 %) et par des intérêts privés (40 % des parts). En 1997, le chantier était au bord de la faillite et fut alors racheté par celui de Gdynia, lequel a cédé la plus grosse partie de son actif en 2006. Désormais, l'actionnaire très largement majoritaire (75 %) est l'Industrial Union of Donbass, le plus important groupe sidérurgique Ukrainien.
Briques, portes métalliques, volets clos, vitres brisées.

 Passerelles, passages clos, cours, murs aveugles.

Ici, la coque retournée d'un bateau, comme le casque d'un chevalier teutonique.
Et ces arbres, ces hautes herbes qui reprennent le dessus.

De-ci de-là, un bateau — de tous petits, de très grands. Des couleurs toujours, le rouge vif et le vert cru qui tranchent sur la brique comme sur le gris du ciel de la Baltique.
Invitations au voyage, toujours, ou au rêve, encore. Ville fantôme en marge d'une ville fantôme, chacune évoquant un passé autre que celui de sa sœur — ville des chevalier et cité baroque, ville aux pignons de briques ajourés, ville des marchands de la Hanse et ville d'armateurs, ville d'ouvriers et ville de luttes, ville allemande et ville polonaise, ville juive aussi, ville occupée, ville martyre, ville repeuplée — tour à tour colons allemands puis populations de Pologne centrale, les uns effaçant la présence des autres qui eux-mêmes avaient effacés… —, ville reconstruite effaçant toute trace architecturale de l'Empire allemand pour revenir à un monde idéalisé d'avant 1793, cimetières vidés, pierres tombales privées de leurs inscriptions, topographie bouleversée, rues, quartiers, bâtiments dotés de noms tous neufs.

Briques.
Vitres.
Métal.
Hommes.
Que reste-t-il sinon les couleurs, l'odeur de la mer, le cri des oiseaux, la mémoire.

mardi 1 novembre 2016

Astrolabes, astronomes, observatoires

Abû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.

Son bâton à la main, il chemine sous les étoiles. Quelque part dans le désert jaune de la page, deux chiens l’ont attaqué. Ce manuscrit des Maqâmât d’Aboû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî date du XIIIe siècle, il a beaucoup voyagé lui aussi, il a perdu plusieurs de ses cahiers et souffert son destin de livre — être passé de mains en mains et avoir été beaucoup lu.

Aboû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.

Aboû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 5847. Paris, Bnf.

Tout compte fait, ce que j’avais trouvé à propos de ce si discret méridien de Tonnerre m’avait laissé un goût d’inachevé. Toutes ces images médiévales, ces quadrants et ces astrolabes, tout comme le puits d’Eratosthène, me ramenaient toujours au même souvenir d’une savante exposition sur les sciences arabes, il y a six ou sept ans, à l’Institut du monde arabe à Paris — souvenir au goût d’inachevé lui aussi. Qu’il soit impossible de parler des sciences anciennes sans faire un détour par le monde arabo-musulman, voilà qui me semblait évident — mais ce savoir ne se laissait pas découvrir sans mal.
Il était donc temps de reprendre.

Un — Eratosthène avait établi un premier réseau de coordonnées permettant d’élaborer des techniques de projection cartographique. Il n’est pas seul : Marinos de Tyr, vers la fin du 1er siècle après J.C., chercha lui aussi à mesurer la Terre mais s’appuya sur d’autres mesures que celles d’Eratosthène pour dresser une carte. Celle-ci sera à son tour le modèle de la Géographie de Ptolémée, cinquante ans plus tard. A partir d’un méridien d’origine au large de l’Afrique occidentale, Marinos comme Ptolémée tracent un réseau de méridiens et de parallèles équidistants formant des rectangles donnant une projection correcte au niveau du 36° parallèle, celui de l’île de Rhodes, et autour duquel s’organisent les terres de la côte atlantique jusqu’à la Chine.

Al-Isthari (?-951), Traité de géographie. Manuscrit du XVIe siècle. Paris, Bnf. La carte reprend la projection de Ptolémée, le nord en haut sur cette copie.

Claude Ptolémée , Cosmographia, Jacobus Angelus interpres. Paris, Bnf.
Cette représentation du monde selon Ptolémée, dessinée à Florence entre 1451 et 1500 intègre le tracé des méridiens.

Deux — tout comme Ptolémée, traduit de nombreuses fois en arabe dès la seconde moitié du VIIIe siècle et dont l’œuvre est redécouverte en Europe à partir du XIIe siècle sous le nom d’Almageste, Marinos de Tyr est l’objet de traductions en arabe. Tous deux constituent l’une des références du grand géographe du Xe siècle, al-Masûdʿî.
Les bibliothèques princières comme les plus modestes bibliothèques privées se multiplient parallèlement aux « Maisons de sagesse », telle celle que fonde Hârûn al-Rashid à la fin du VIIIe siècle ou les institutions d’enseignement supérieur que seront les madrasas à partir des Seljoukides.

Abû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.
Abû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.
Abû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.
Abû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.

Ces textes, comme l’Almageste, ainsi que leurs traducteurs et commentateurs, ainsi que les savants, tous circulent à travers le monde musulman.
Fragments de L'Almageste de Ptolémée, Espagne, XIe ou XIIe siècles (Londres, The Nasser D. Khalili Collection of Islamic Arts).
Al-Biruni, Livre de la compréhension des éléments de l'art de l'astrologie, 1237-1238, Berlin, Staatbibliothek. L'origininalité de cet ouvrage didactique tient à ce qu'il est rédigé sous la forme de questions - réponses.
Al-Biruni, Livre de la compréhension des éléments de l'art de l'astrologie, 1237-1238, Berlin, Staatbibliothek.
Al-Qazwini, Livres des créatures merveilleuses et des choses rares, Bagdad, XIVe - XVe siècle (Vienne, Osterreichische National Bibliothek). Le folio 3v. représente une éclipse lunaire conformément au système géocentré de Ptolémée.
Abu Ali al-Hasan ibn Ali al-Marrakushi, Compendium des principes et objectifs, Inde, 1659 (Londres, The Nasser D. Khalili Collection of Islamic Arts). Cet ouvrage, compilé au XIIIe siècle, est la principale source concernant la construction et l'utilisation d'instruments astronomiques dans l'espace de l'islam médiéval.
Nasir al-Din al-Tusi, Rédaction de l'Almageste, XVe siècle, Paris, BnF. Al-Tusi, après avoir bénéficié de la protection de l'iman d'Alamut, passa sous la protection du conquérant mongol Hülegü qui construisit pour lui en 1259 l'observatoire de Marâqeh en Azerbaidjan iranien (voir plus bas). Là, les astronomes, en appliquant le langage mathématique à la description du mouvement des astres, ouvrirent la voie à la critique du modèle ptolémaïque et de la description aristotélicienne de l'univers. Al-Tusi fut le premier astronome à démontrer empiriquement la rotation de la Terre sur son axe.
Katib Çelebi (1609 - 1657), Traité de géographie générale, f. 26 v., Istanbul, Müteferrika, 1732 (Paris, BnF).
Katib Çelebi (1609 - 1657), Traité de géographie générale, f. 17 v., Istanbul, Müteferrika, 1732 (Paris, BnF).

Trois — les astronomes arabes et persans, à leur tour, se sont attaqués aux mesures de la Terre et aux mesures du temps.
Ils tracent des cartes et parfois des méridiens. Ils critiquent les stratégies d’observation de Ptolémée et développent ces instruments que reprendront nos astronomes européens : instruments de grande dimension pour des mesures plus précises et astrolabes planisphériques perfectionnées par rapport au modèle grec afin, dans un contexte musulman, de connaître la direction de la prière (qibla). Les mêmes exigences religieuses sont à l’origine d’une nouvelle discipline, celle de la mesure du temps (ʿilm al-mîqât) qui aboutit notamment à la réalisation de cadrans solaires. Ces développements de l’observation comme les modèles mathématiques qu’ils entrainent conduisent à la critique de l’astronomie grecque et en particulier de l’Almageste, et par là, préparent la révolution copernicienne du XVIe siècle.
Astrolabe universel signé Ahmad ibn al-Sarraj, Alep, 1329 (Athènes, musée Benaki).
Représentation d'une sphère armillaire, Tables auxiliaires d'al-Wafar'i, Egypte XVe siècle, Bibliothèque auxiliaire, Cité du Vatican.
Traité sur la théorie, la construction et l'usage des astrolabes, Sivas, 1231 (Koweit, bibliothèque al-Sabah).
Taqiy al-Din ibn-Maruf, Instruments d'observation pour les Tables Shâhinshâh, Turquie, vers 1580 (Paris, BnF).
al-Zarqali, Le Canon d'Amonius, Espagne ou Maroc, 1257 (Munich, Bayerische Staatbibliothek). Ces tables astronomiques comportent des informations sur la position des astres et leurs mouvements comme, sur cette page, la longitude de Jupiter.
al-Hasan Murakushi, Livres des principes et des buts sur la science du temps, Égypte ou Syrie, XVe siècle (Paris, BnF). Un livre sur la gnomonique ou science de la construction des cadrans solaires.
Shaykh Wafa, Calendrier astrologique, Turquie, 1676 (Paris, BnF). Il s'agit d'une représentation des "mansions" lunaires, ces vingt-huit groupes d'étoiles que la Lune traverse chaque mois en parcourant le ciel.
Taql' al-Dîn, sphère armillaire tirée du Dhat al-Halak, vers 1580, bibliothèque du musée de Topkapi, Istanbul.
Taql' al-Dîn, sextant tiré du Al-Alat al-rasadiyah li-jiz al-shahinshahiyya, vers 1580, bibliothèque du musée de Topkapi, Istanbul. Le sextant est la réduction à un sixième de l'astrolabe planisphère.
 On retrouve enfin, non pas le tracé d’un méridien sur le sol, mais celui d’un cadran solaire, essentiel pour régler l’heure des prières.
Cadran solaire, vers l'an mil, Cordoue, musée archéologique.
Cadran solaire vertical de la mosquée d'Uskudar (Istanbul), 1770.
Et les méridiens ?
La compagnie des astronomes, géographes et mathématiciens est voyageuse. Arabes, Perses, Turkmènes, Kurdes, Turcs, Mongols, ils s’en vont sur les routes, de Damas à Soltaniyeh, de Rey à Samarcande. Ils voyagent, ils se rencontrent, ils discutent, ils observent.

Aboû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 5847. Paris, Bnf.


Muhammad ibn Ahmad al Biruni, manuscrit arabe 1489 (XVIe siècle), Paris, BnF.
Passeport arabe sur papyrus, année 133 de l'Hégire (751), Paris, BnF
Abû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.
Muhammad ibn Ahmad al Biruni, manuscrit arabe 1489 (XVIe siècle), Paris, BnF.
Tesson, Perse, XIVe siècle (musée du Louvre)
Tesson, Perse, XIVe siècle (musée du Louvre)
Abû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.
Abû Moḥammad al-Qâsim ibn ʿAlî al-Ḥarîrî, Maqâmât, XIIIe siècle. Manuscrit arabe 3929. Paris, Bnf.
Tesson, Perse, XIVe siècle (musée du Louvre)
*  *  *
Pour tracer les méridiens, il faut souvent commencer par bâtir un observatoire.
Avant l’usage de la camera obscura, l’observation du mouvement des étoiles a certes pu se faire par l’utilisation des puits, non pas comme le fit Eratosthène pour mesurer l’ombre du soleil et de là, calculer la mesure du méridien donc la circonférence de la Terre, mais afin, dit-on, de pouvoir observer le mouvement des étoiles même en plein jour sans être gêné par la lumière.

Taqiy al-Din ibn-Maruf, Le puits d’observation azimutal d’Istanbul : Instruments d’observation pour les tables de Shâhinshâh, Turquie, 1580. Paris, Bnf.

Ulugh Beg, (1394-1449), petit-fils et second successeur de Tamerlan, est resté dans les mémoires moins pour son rôle comme prince de Samarcande qu’en tant qu’astronome, mathématicien et bâtisseur de l’un des plus anciens observatoires du monde musulman. Peut-être avait-il visité dans sa jeunesse l'observatoire de Marâqeh en Iran que Hülegü, petit-fils de Gengis Khan, avait fait construire en 1259 pour l'astronome Nasir al-Din al-Tusi. De cet observatoire, il ne reste que les ruines géantes du sextant.
Les ruines du sextant de Marâqeh, au sud de Tabriz, protégées par une coupole de plastique. Je me souviens avec émotion du guide, Ali, nous expliquant (tout en farsi) le fonctionnement de l'observatoire, et de Sorayya qui s'efforçait de tout traduire.
L'observatoire de Samarcande était équipé d’instruments astronomiques fixes et qui employait pour fonctionner une soixantaine d’astronomes au moins, jusqu’à cent peut-être. Leurs observations furent menées sur une longue période, entre 1420 et 1437. Elles ont défini la durée exacte de l’année solaire — 365 jours, 6 heures, 10 minutes and 8 secondes — et établi un catalogue de 1012 étoiles.

Le petit-fils de Temür Beg, Ulugh Beg Mirza, fit bâtir un autre grand édifice : l’observatoire à trois étages construit sur le flanc de la colline de Kuhak et qui est utilisé pour dresser des tables astronomiques. Grâce à cet observatoire, Ulugh Beg Mirza a dressé les Tables Köregeniennes qui sont maintenant en usage dans le monde entier. On utilise rarement d’autres tables astronomiques. Auparavant, on se servait des Tables Elkhaniennes dressées à Maragha par Khaja Nasir Tusï, sous Hülegü Khan qu’on appelle Elkhan. On n’a probablement pas dressé dans le monde plus de sept ou huit tables astronomiques. L’une d’elles est l’œuvre du Calife Mamun, on les appelle Tables Mamuniennes. Ptolémée en dressa aussi.
Babur, Mémoires des événements de l’année 903 (1498), Babur-Nama,
traduction de J.-L. Bacqué-Grammont.

L’observatoire était constitué d’un bâtiment monumental cylindrique, d’une hauteur de 30 mètres pour un diamètre de 46, équipé d’un sextant gigantesque en marbre, le « Sextant de Fakhri », d’un rayon de près de 40 mètres, permettant une très grande précision dans les mesures astronomiques lors du passage du Soleil, de la Lune ou des planètes dans le méridien. Cet arc de 60° comportait des escaliers de chaque côté pour permettre aux assistants chargés des mesures de se déplacer.




Aujourd’hui en partie enterré, le sextant est bien conservé alors que les autres instruments en revanche ont disparu. Ulugh Beg, quant à lui, fut assassiné par son fils.

Pour ce monde qui passe en cinq jours, il assassina un homme aussi savant et âgé que l’était son père. Le chronogramme de la mort d’Ulugh Beg Mirza est le suivant :

Ulugh Beg Mirza, océan de science et de sagesse
Qui fut le soutien du monde et de la religion
A goûté par Abbas le miel du martyre
Ces lettres sont son chronogramme : Abbas a tué.


Babur, Mémoires des événements de l’année 903 (1498), Babur-Nama.

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Juste un objet pour finir. Ce n’est pas un astrolabe même s’il est sphérique et traversé d’une réglette mobile ou alidade. Il s’agit d’une représentation mathématique du monde musulman qui permet de repérer les grandes villes et de situer par rapport à La Mecque. La Mecque est au centre et les positions de cent cinquante villes sont indiquées à partir de leurs coordonnées. Le déplacement de l’alidade permet de fournir directement pour chacune de ces villes la direction de La Mecque grâce aux graduations qui entourent la pièce. La distance entre chaque ville et La Mecque est également marquée. Une boussole a été ajoutée au fond de l’objet. L’ensemble repose sur les tables astronomiques compilées à partir des observations d’Ulugh Beg à Samarcande. Il n’existe que deux exemplaires de ce type de cartes, car cet objet est bien une carte, retrouvées celle-ci en 1989 et la seconde en 1995.

Carte du monde musulman centrée sur la Mecque, Iran, XVIIe siècle. Koweit, collection al-Sabah, Dar al-Athar al-Islamiyyah.


Ce post est paru une première fois en 2013 sur Poemas del Rio Wang.