lundi 22 février 2016

Portrait de l'écrivain qui s'efface


Pour Emmanuel
C'est un polaroid. Tout à l'heure encore, il était posé à même le miroir qu'il montre. Un miroir dans le miroir, et quelque chose du visage de mon frère dans ce miroir.

Sans doute que le soleil n'est pas bon pour les polaroids, l'image n'a pas toujours été aussi jaune, aussi pâle. Mon frère qui aimait photographier les objets, les riens, la route, les arbres, les draps, tout ce qui était flou, les taches de lumières, les nuages, les toits, les feuilles, les vaches peut-être — ça je ne sais plus — et les cailloux, la buée sur le pare-brise, les reflets dans l'eau, les mirages de chaleur sur l'asphalte, les fenêtres éclairées quand on les voit de la rue accrochées à des maisons où on n'entrera jamais, les oiseaux migrateurs et aussi les maisons refermées où personne n'entre plus, les marches descellées qui mènent à un porche désert, les cordes, son ombre. Et toutes sortes de lieux opaques encore. De lieux fermés sur eux-mêmes, secrets, gardés jalousement.

Un polaroid. Le blanc de la fenêtre derrière lui qui éblouit. Le bois mal équarri de la poutre a des siècles, c'est l'une des poutres qui soutiennent notre maison. Un tube de colle, des livres. Le bambou noueux du cadre, un miroir d'avant — d'autrefois — de quand notre père était petit — de quand nous étions petits — de quand on était en vacances. L'appareil tourné vers le miroir. La main qui soutient. Le cou qui monte hors du col sombre, la manche. L'œil fermé. Un sourcil.

Le bois de la poutre qui porte le miroir, ce bois si vieux, ce qu'il y a de plus vieux sur la photo, et le visage si jeune. Le bois qui survit, ce soir encore, quand le visage n'est plus.

Ce qui reste d'un visage quand la lumière l'efface. Que la photo jaunit. Quand un frère choisit de s'effacer. Qui sait ce qu'il voit au moment où il presse le bouton, son œil droit est fermé, son œil gauche, l'œil ouvert, est derrière l'œilleton. Il se regarde dans le miroir à travers l'œilleton, une autre image que celle que nous voyons maintenant. Il appuie, il fixe.

L'image apparaît lentement sur la surface glacée et il la regarde. Il se regarde apparaître sur la photo, il se voit apparaître dans le miroir. Il reste une tache blanche, le soleil par la fenêtre derrière, la lumière blanche qui mord sur le reflet dans le miroir — quelque chose qu'il n'avait pas vu sans doute, une minute plus tôt.

Il était écrivain et prenait des photos. Ensuite, ou avant, il écrivait dans un petit carnet. Il avait toujours un petit carnet dans l'une de ses poches, il écrivait. Quelques mots. Une phrase, une autre. Puis il remettait le carnet dans la poche. J'imagine qu'il a regardé l'image, son portrait, le portrait d'un écrivain en train de s'effacer — et il l'a posé là sur le miroir, là où le soleil qui arrive par la fenêtre derrière, là où la lumière, là où le temps, là où tout va concourir lentement mais sûrement à l'effacer.

Photo : Emmanuel Darley, 2009.





dimanche 14 février 2016

Fous

Deux fous de carnaval, Gravure de Hendrik Hondius I, 1642
Deux fous de Carnaval dansent, passant devant une auberge. Dans les années 1640, le graveur et éditeur hollandais Hendrik Hondius l'Ancien, presque septuagénaire, ne se consacre plus qu'à la gravure d'œuvres des vieux maîtres. Ces deux fous ci-dessus, comme les trois fous qui suivent, sortent tout droit de l'œuvre de Pieter Brueghel. Jeux de théâtre pour ces trois-là, humour chez les deux premiers, liberté des corps et des visages — un monde si loin et si proche à la fois, ces images familières qui dessinent des allégories que nous ne comprenons plus.
Trois fous de carnaval, Gravure de Hendrik Hondius I d'après  Pieter Brueghel, 1642
At last the secret is out,
as it always must come in the end,
the delicius story is ripe to tell
to tell to the intimate friend;
over the tea-cups and into the square
the tongues has its desire;
still waters run deep, my dear,
there's never smoke without fire.

Behind the corpse in the reservoir,
behind the ghost on the links,
behind the lady who dances
and the man who madly drinks,
under the look of fatigue
the attack of migraine and the sigh
there is always another story,
there is more than meets the eye.

For the clear voice suddently singing,
high up in the convent wall,
the scent of the elder bushes,
the sporting prints in the hall,
the croquet matches in summer,
the handshake, the cough, the kiss,
there is always a wicked secret,
a private reason for this. 
W.H. Auden


Une main

La main droite de l'artiste, gravure de Hendrik Hondius I
Étrange main que celle-ci, une main comme coupée à laquelle l'ourlet de la manche donne l'apparence d'un gant. Muscles, veines, tendons, rien ne semble réel — plutôt une main fantôme, un gant occupé de souvenirs, tout un corps en tensions entre les doigts du graveur.

lundi 1 février 2016

Une chimère

Jacob Riis (1849-1914)
Elle est assise. En vie encore.
Les mains brunies en métal fondu.
Un visage d'homme elle a, sur un corps de femme.
Un visage de pauvre elle a, sur une vieille robe.

Des mains déformées.
La crasse derrière, la poussière aussi,
une femme qui a vécu de peinture au plomb.
Tout doux, tout sucré, les écailles qui fondent dans la bouche.

Un corps de femme ? Un corps plombé.
Un corps sur une chaise comme un sac.
Un corps de pauvre prêt à mourir.
Le couvercle du cercueil déjà là, posé là. Contre le mur.

On lui fait signe.

Elle ne répond rien. Elle ne comprend pas ce qu'on lui crie.

Posé debout, le couvercle.
De l'autre côté du corps, une tache sur le mur.
Elle a fermé les yeux, elle s'endort,
Elle essaie de ne pas tomber.

L'homme pressé lui fait signe,
mais elle ne voit plus rien, il se cache.
Sa respiration se calme,
elle dénoue ses mains.

Une autre main, une main d'homme,
une main qui veut du bien,
une main qui hypnotise,
une main qui tient une aiguille, du fil,
l'aiguille, le fil qu'elle a laissés tomber.
Jeteur de sorts.

Elle, entier sommeil,
Lui, montreur d'ombre,
lui, dérobeur de nuit.

Il attend pour la coudre dans son linceul.
Pressé, trop pressé.

Et elle, la transpercée,
Sauvage reste.
Indomptée.