samedi 30 décembre 2017

Dans la neige, à Noravank

A un moment, la route devient impraticable — trop de neige, la pente est trop raide, le verglas trop sensible. On s'arrête.
Du monastère, en avançant un peu et en levant la tête, on aperçoit les sommets perdus dans la brume. Il y a des corbeaux, d'autres oiseaux aussi, des branches nues couvertes de givre, des baies pourpres de sucre sur la neige, des rochers. Un peu de vertige.
Nous avons roulé des kilomètres dans la gorge après avoir quitté la route qui descend vers le sud, vers l'Iran. Venant de Tabriz, quelques cars affrontaient les dangers de l'hiver et d'une chaussée en partie à l'abandon pour monter sur Erevan où, tête nue dans les froids, les couples échangeront des toasts de nouvel an à coup de cognac arménien.
Mais nous étions sorti des grands axes internationaux, car si désasphaltés qu'elle fût, la route n'en était pas moins la voie royale menant de Téhéran à Moscou via Erevan et Tiflis, et nous avions rejoint la modeste voie qui monte à Noravank.
Puis les rochers sont devenus menaçants, suspendus au-dessus de la route.
La route grimpe au-dessus d'une vallée qui s'est élargie après le canyon. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, il y a près de huit cents ans, des moines sont venus bâtir là le monastère de Noravank : l'été, on doit pouvoir y cultiver la terre ou, tout au moins, y nourrir quelques brebis. Au fond coule l'Amaghu, j'entends l'eau qui roule sur les rochers.
Mais cette matinée du 30 décembre 2016, nous étions seuls et, s'il restait des moines à Noravank, ils ne sont pas sortis à notre rencontre.
Du vent, des corbeaux, des fantômes. Le vertige qui tire les chevilles lorsqu'on pose le pied sur le verglas.
Si notre vie est pleine d'instants dépourvus de raison, ce jour-là n'en faisait pas partie. Il me fallait ce silence, ce brouillard, le froid qui pique, les plaques de glace sur la route, le torrent saisi par le gel. Il me fallait la terre rouge de mon enfance africaine, étrangement réapparue ici par l'un de ces gestes sauvages dont le rêve est familier.
Il me fallait les murs vides. L'abandon. La mémoire des morts.

Des voitures sont venues par ici, les jours d'avant ou le matin même. Il y a un gardien qui apparaîtra soudain, comme un corbeau de plus qui crie pour signaler sa présence avant de disparaître dans quelque gourbi mieux chauffé que des églises dans le désert.

Noravank est une forteresse avant d'être un monastère. L'ensemble a été bâti au XIIIe siècle par le prince Burtel Orbelian pour l'évêque de Syunik ou Syunia dont il était le prince. Commencé en 1205, il n'a été achevé qu'en 1339. Les murs d'enceinte datent du XVIIe siècle.
Quand on s'avance, la première impression est que les églises nous tournent le dos et se dérobent. Sans doute est-ce la neige mais elles sembleraient même hostiles.
Closes. Jalouses de leurs secrets et de leur grandeur, telles deux joyaux sur la couronne des Orbelian, hier serties de l'émeraude d'une nature généreuse, aujourd'hui abandonnées dans ce désert de pierre, pierres parmi les pierres, rochers parmi les rochers, sommets parmi les sommets.
Étrangement, d'en bas, une archère ouverte dans le haut du mur montre le ciel comme si l'église, derrière le décor de cette façade, n'était qu'une ruine ouverte.
En bas au contraire, une unique fenêtre comme un trou noir, enfermant l'ombre de la nuit dans la grotte de la chambre inférieure. Autour de cette nuit, un décor d'enluminure de manuscrit fait de cette fenêtre une lettre : Ո ou ո, le "vo" ou "o" arménien, l'initiale des Orbelian dont l'église est le mausolée. L'architecte et sculpteur Momik, auteur de ce décor, était aussi peintre de livres saints.
L'église Surb Astvatsatsin — dédiée à la Sainte Mère de Dieu : en bas, ouvert aux vents, le mausolée des Orbelian, en haut, dressé vers les sommets voisins, l'église.
Dans la chapelle supérieure, sous la coupole nue, une couronne de fine colonnettes ouvre sur le ciel pour que, sans fin, la course du soleil se lise sur les murs de pierre dorée. Aujourd'hui, la neige entre par bouffées sèches et danse sur le sol au milieu de la poussière.
A hauteur d'œil, les fenêtres ouvrent sur la falaise et renforcent le sentiment d'enfermement. Noravank forteresse apparaît alors comme le piège où se seront perdus les moines venus là pour adorer l'éternel : le monastère a été plusieurs fois abattu par les tremblements de terre dès le premier siècle de son existence.
Au-dessus de l'entrée, le Christ entre Pierre et Paul
Tout le décor sculpté de l'église Surb Atsvatsatsin est l'œuvre d'un seul homme, le sculpteur Momik, dont ce fut le dernier ouvrage et qui repose à Noravank où il mourut en 1339. La Vierge à l'enfant est encadrée par les archanges Gabriel et Michel. Mais outre le décor floral et les croix, la façade comporte encore des sirènes et des oiseaux fantastiques.
L'escalier est extraordinairement étroit et ce qui peut apparaître praticable lorsqu'on monte l'est bien moins lorsqu'on veut redescendre. Seule une fine cordelette sert de guide, plus soutien moral que réelle protection contre la chute : quelque chose donc de la main d'un fantôme des temps passés qui, tel Virgile Dante, guidera vos pas dans l'espace sacré.
Derrière, on aperçoit le cimetière des moines et ses khachkars
Sur l'esplanade qui s'étend devant Surb Atsvatsatsin, un puits mène à une salle souterraine, on imagine une ville cachée sous le monastère comme un monde inversé où les moines continuent de vivre comme si le temps ne s'était pas écoulé tous ces siècles. Un monde obscur éclairé de petites lampes à huile dans lequel des hommes d'autrefois continueraient d'écrire et de peindre de lourds manuscrits qu'ils serreraient ensuite dans les immenses armoires du monde d'en bas —jusqu'à ce que vienne le lecteur qui les délivrerait de quelque antique malédiction.
On y rêve avant de se reprendre — il fait si froid, marchons.
A une centaine de mètres de la première église, la seconde, en deux parties : à droite, l'église à plan carré avec le dôme en tambour au centre de la structure en croix et, à gauche, le bâtiment rectangulaire est un gavit, cette forme de narthex caractéristique des monastères arméniens et qui étaient construit à l'ouest des églises et y tenaient lieu d'antichambre voûtée parfois plus vastes que l'église elle-même.
Cette seconde église est celle de Surb Karapet — saint Jean Baptiste — élevée entre 1216 et 1225 par le prince Liparit Orbelian. Le gavit lui a été ajouté en 1261.
Parmi les khachkars élevés à droite de l'entrée de Surb Karapet, celui du sculpteur Momik
Au portail du gavit, deux tympans. Sur celui du haut, Dieu le Père entre la Vierge et l'apôtre Jean tient et caresse de sa main gauche, selon les interprétations, soit la tête d'Adam qui reçoit la vie du souffle du Saint-Esprit soit celle de saint Jean-Baptiste que protège l'Esprit saint sous la forme d'une colombe. Sous la main droite de Dieu, une crucifixion.
Sur le tympan inférieur, la Vierge est assise avec l'enfant sur un tapis oriental dont le motif est clairement lisible encore. Entrelacés dans le décor géométrique, des phylactères et des feuillages.
C'est là que sont les tombeaux. Non de ceux qui, dans le cimetière, sont marqués par ces larges pierres-croix dressées, les khachkars, mais les tombeaux princiers de la famille des Orbeliani.
Bien avant l'an mil, la puissante famille géorgienne des Liparitides s'opposa pendant des siècles à l'hégémonie des Bagratides sur le royaume. A la fois vassaux et rivaux des Bagratides, ils cherchèrent l'appui de Byzance contre leur roi — et Byzance, si affaiblie fut-elle par ailleurs, n'allait pas refuser de semer le désordre dans le Caucase. La riposte du pouvoir royal fut à la hauteur de l'affront et tout le clan, mis hors d'état de nuire, les uns étranglés, les autres aveuglés et châtrés.
Les derniers survivants de la famille, connue plus tard sous le nom d'Orbeliani, s'en fut alors se réfugier en Arménie en 1177 où, avec le soutien des Eldiguzids de Tabriz, ils gouvernèrent les principautés de Vayots Dzor et de Syunik, terres persanes, et se montrèrent fidèles vassaux des Seljoulides d'abord puis des Mongols (allant jusqu'à visiter Karakorum pour obtenir du khan Möngke, fils de Genghis Khan, quelques exemptions d'impôts pour les monastères comme Noravank) et enfin des Timourides (bien sûr, comme dans toute bonne histoire de ce type, leurs descendants revinrent plus tard en Géorgie et s'emparèrent, enfin, du pouvoir et le conservèrent, qui sait, jusqu'à nos jours).
La chapelle de Surb Grigor, sur le bas-côté de Surb Karapet, bâtie par l'architecte Siranes en 1275, abrite les tombes de la famille Orbelian.
Outre le décor des murs, la pièce est entièrement pavée de ces pierres tombales au décor exquisement calligraphié.
Ici, on marche sur les tombes, longues dalles de marbre clair auxquelles je repenserai, plus tard, devant les tombeaux des Timourides à Samarkand — ces Timourides qui mirent fin au pouvoir des Orbeliani sur leur principauté de Syunik en 1437. Différentes calligraphies se succèdent, au gré des modes et des influences, quelques pierres sont sculptées mais sans rien qui évoque le décor classique des khachkars : ni croix stylisées, ni décor floral.
Juste la gloire de noms qui furent grands, on l'imagine, et qui aujourd'hui saisis dans les rets d'écritures qui nous sont étrangères ne sont plus grands que de tout leur mystère.



La plus belle de ces pierres est celle de la tombe d'Elikum III, fils du prince Tarsayich Orbelian, mort vers 1300, mi-homme mi-lion, qui évoque le chevalier à la peau de panthère héros du poème épique et roman courtois de Chota Roustaveli, écrit entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle et dédié à la reine Tamar et à son époux, David Soslan.
Il a le corps légèrement tourné comme s'il dormait sur le côté et venait de tourner la tête vers nous, la chute du dos, la courbe du fessier, le bras si humain jusqu'à la naissance des griffes.
La tête du lion repose sur un petit coussin brodé et, si ces yeux étaient encore intacts, si le relief n'avait pas souffert, ils nous fixeraient depuis le royaume des ombres où jamais ombre il n'aurait voulu être, trop vaillant, trop grand pour n'être que cela, ombre.

Les pattes, plus pattes d'une fourrure négligemment jetée sur le dos que pieds élégamment croisés dans ce demi-sommeil des morts qui se croient immortels. Et la queue qui vient se lover sur la jambe comme un signe supplémentaire de ce que l'écriture seule ne peut dire de la puissance du prince.
Quand on sort des églises, il reste à voir ce qui fait la dernière richesse de Noravank, les khachkars alignés sur la pente vers les sommets. Le froid est plus intense encore, bien en dessous de zéro et le vent accentue l'impression d'être parvenus aux tréfonds du monde. Le brouillard semble être encore descendu plus bas sur les montagnes. Nous ne sommes là que depuis une heure peut-être, une heure et demi tout au plus, mais ce serait comme une éternité suspendue là et dans laquelle nous marcherions.
On remonte l'allée pour contourner Surb Karapet. L'oiseau qui nous survole n'est plus un corbeau, bien trop large toutes ailes déployées. Il crie une fois avant de s'éloigner dans la brume.



Chacun des khachkars est différent. La plupart datent du XIVe ou du XVe siècle. Leur décor, gravé dans la pierre tendre, suit le même modèle (comme on le voit ici) mais avec une infinité de variations : une croix aux branches géminées surmonte un motif de rosette — le disque solaire. Le relief se détache sur l'orbe d'un bouclier orné d'étoiles. Au-dessus parfois, là où la pierre se recourbe comme pour dessiner le début d'une voûte, les figures alignées forment une déisis symbolique.
En mémoire de.

Une rose dans la neige, Arménie

 
Холодно розе в снегу
   На Севане снег в три аршина
   Вытащил горный рыбак расписные
лазурные сани.
   Сытых форелей усатые морды
   Несут полицейскую службу.
   На известковом дне.
 
La rose a froid dans la neige
  — deux mètres sur le lac Sevan —
  Et le pêcheur montagnard a sorti son traineau d'azur 
peinturluré
  Et les groins moustachus des truites patrouillent tout 
près d'un fond chaulé.

 А в Эривани и в Эчмиадзине
   Весь воздух выпила огромная гора,
   Ее бы приманить какой-то окариной
   Иль дудкой приручить, чтоб таял снег во рту.

A Erevan comme à Etchmiadzin 
   l'énorme montagne a gobé l'air entier.
   On voudrait l'amadouer d'un air d'ocarina, ou de flûte, 
   et que sa neige vienne vous fondre dans la bouche.

 Снега, снега, снега на рисовой бумаге,
    Гора плывет к губам.
    Мне холодно. Я рад...
 


Neige, neige, neige sur papier de riz,
   La montagne glisse vers mes lèvres.
   J'ai froid. Je suis heureux.

Ossip Mandelstam, Arménie IX (1930), in Simple promesse, traduction Louis Martinez, Paris, La Dogana.

Lac Sevan, Arménir, décembre 2016 — un an déjà.

dimanche 8 octobre 2017

De passage

Parfois en voyage, on ne fait que passer. Personne ne vous attend dans cette ville, il est midi, tout se referme devant vous. Vous marchez par les rues et tout se clôt devant vos pas, les persiennes qu'on replie, les portes qu'on verrouille, le rideau de fer qu'on abat.
Le bruit des pas sur le carrelage derrière le rideau, des pas qui s'éloignent vers la cuisine, bruit de casseroles, bruit de vaisselle.



Une cloche sonne, midi quinze je crois. Douze coups, un temps d'arrêt, un coup.
On passe dans une ville, on s'arrête le temps d'un déjeuner, sans vraiment parler à grand monde — juste ce qu'il faut de mots pour être un temps avec la ville.



On s'arrête un instant, on profite du soleil, du silence, du temps qu'on a devant soi — rien qu'à soi. On s'assied. Midi trente. Douze coups d'abord, puis deux, un ton plus grave.


Chacun a ses raisons de voyager. Il faut s'en rappeler.



Et dans chaque ville inconnue, on croise ce qu'on ne cherchait pas toujours. Le mystère, l'aventure — un mystère, une aventure si infime qu'on aurait presque honte d'en faire état.



On pourrait déjeuner dans l'un des ces restaurants de la rue piétonne, rivalisant avec le café son voisin de couleurs et de bouquets de fleurs sur les tables, on pourrait s'assoir aux côtés de touristes tout aussi étrangers que soi, les écouter parler. On pourrait goûter aux spécialités du cru, on pourrait en somme se laisser tenter, se laisser aller à jouer également les touristes.
On tente autre chose, cette brasserie au store fatigué sur la grande esplanade, quelque chose comme le café des Amis juste en face du café de la Mairie.
On évitera la terrasse. On s'assied dans la salle fraîche.



On admire le bleu presque breton. Un bleu marin à contourner le sort — Avallon est si loin de la mer, si loin de l'horizon ouvert, si loin du voyage et des voyageurs, loin d'Arthur et de Merlin, loin de la fée Morgane. Si Avallon est une île, cette île est au milieu des terres, ville enfermée dans ses remparts au sommet du promontoire rocheux qui domine la vallée du Cousin.


Le temps semble arrêté,  les murs, la mosaïque bleue et blanche, les tables ovales vissées au sol, les banquettes rouges qui dessinent des alvéoles accueillantes. La table de billard dans la salle voisine, le bruit des boules qui roulent sur le feutre avant de tomber, la voix étouffée de la télévision et celle d'un enfant qui taquine une vieille femme.
Le patron qui passe prendre la commande. Vous êtes bien à cette table, me dit-il, vous avez la statue de Vauban toute pour vous.
Je regarde Vauban, et les tilleuls du mail derrière. Sous les arbres, un groupe de scouts, à leur tête il me semble, un garçon coiffé d'un béret noir enfoncé jusqu'aux oreilles.


Sous la table voisine, un grand chien gris, un chien âgé et un peu las.
Seul.
Dans le lointain, j'entends sonner une heure.


J'ouvre mon livre, des hommes marchent dans la neige. Afghanistan, il y a des années déjà, une autre époque. Derrière moi, un vieil Arabe chante Petit papa Noël d'une voix suraiguë, il chante sans s'arrêter depuis que je suis entrée, il est assis devant l'écran à suivre l'avancée du PMU. L'enfant là-bas court autour des banquettes.
Le chien s'est levé, il cherche un endroit plus frais.
Je bois mon café.

Raymond Depardon, Notes (1978) in La solitude heureuse du voyageur.