dimanche 26 janvier 2014

Le règne du faux


Sur le marché au puces de Saint-Ouen.
Le règne du faux, l'imitation de la vie.
Des vies d'enfants qui jouent aux adultes.
Des souvenirs d'infirmes qui ont perdu la vie.
Des collectionneurs qui vivent dans les objets,
par les objets.
Des objets dont nul n'a plus besoin,
égarés dans des vitrines.






samedi 25 janvier 2014

Des forteresses qui tombent

Cornelis Antonisz (1505-1553), La chute de la tour de Babel, 1547.
Les forteresses sont-elles faites pour tomber un jour ?
On les construit les plus vaillantes possible — et un jour vient où, en quelques heures, elles disparaissent. Les unes de par la volonté divine, les autres par un séisme, d'autres encore au cours de guerres ou de révolutions.
Tour de Babel.
Villes bibliques, Sodome et Gomorrhe.
Forteresses de terre, Bam, Nishapur ou Noushabad.
Citadelles. A Alep ou à Kaboul.
Ces noms qui portent en eux histoires et voyages.
Mathieu Dubus, (Flandres vers 1590 - La Haye, 1665/1666), Vue de Sodome et Gomorrhe. Dubus a peint essentiellement des paysages imaginaires : ce qui ici semble à première vue une composition abstraite constitue en fait un territoire rocheux où se distinguent des personnages errants.
Des noms qui ont inspiré les peintres et les graveurs, notamment dans ces Flandres du xvie ou xviie siècles où s'invente la peinture de paysage.
Crispijn de Passe I, Abraham regarde la destruction de Sodome et de Gomorrhe, Loth et ses filles, 1580.
Lodewyk Toeput, 1587.
Valckenborch, Babel, 1595.
Valckenborch, Babel, 1568.
Hendrik von Cleve, 1563.
La transformation de Paris commence avec les destructions révolutionnaires en 1789. Sur les années qui suivent, avant le grand remodelage de la ville au xixe siècle, c'est toute une partie du patrimoine médiéval de la capitale qui commence à disparaître — remparts, forteresse, églises et monastères, habitations. De la plus grande forteresse parisienne, la Bastille, il ne reste rien — peut-être un jour, sous les pavés de la place, on créera un cheminement souterrain dans les fossés dégagés, comme on a dégagé les fossés du Louvre de Charles V pour en faire cette étrange halle obscure dans le musée.
Plan de Paris de Louis Bretez, dit Plan Turgot, 1739. Le plan est orienté à l'est. Ici, le quartier autour de la Bastille et de la place des Vosges, jusqu'à l'île Saint-Louis.

Edme Verniquet, plan de la Bastille, 1785.
Edme Verniquet. Plan de l'Arsenal (1791). Le plan est orienté au sud.



De l'Arsenal qui faisait partie du complexe de la forteresse, à quelques centaines de mètres de la Bastille et mis à sac le 14 juillet 1789, seul l'Hôtel du Grand Maître de l'artillerie a subsisté jusqu'aujourd'hui et constitue la Bibliothèque de l'Arsenal.

 













La démolition ne prit que quelques jours. C'est Chateaubriand qui raconte :
« Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et
un timide gouverneur : si l'on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. 
Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides mais par des gardes−françaises, déjà montés sur
les tours. 
De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages est assommé sur les marches de
l'hôtel de Ville. Le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d'un coup de pistolet : c'est ce spectacle
que des béats sans coeur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres on se livrait à des orgies, comme dans
les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les Vainqueurs de la Bastille, 
ivrognes heureux déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans−culottes commençaient à
régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devant ces héros,
dont quelques−uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent.
On en envoya à tous les niais d'importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j'ai manqué ma
fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j'aurais une pension
aujourd'hui.
Hubert Robert, La Bastille dans les premiers jours de sa démolition, 1789 (musée Carnavalet, Paris)
« Les experts accoururent à l'autopsie de la Bastille. Des cafés provisoires s'établirent sous des tentes. On
s'y pressait, comme à la foire Saint−Germain ou à Longchamp ; de nombreuses voitures défilaient ou
s'arrêtaient au pied des tours, dont on précipitait les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des femmes
élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sur différents degrés des décombres gothiques, se
mêlaient aux ouvriers demi−nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. A ce rendez−vous
se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres,
les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres,
les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l'Europe : la vieille France était venue là pour finir, la
nouvelle pour commencer.
« Tout événement, si misérable ou si odieux qu'il soit en lui−même, lorsque les circonstances en sont
sérieuses et qu'il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté : ce qu'il fallait voir dans la prise de la Bastille 
(et ce que l'on ne vit pas alors), c'était, non l'acte violent de l'émancipation d'un peuple, mais l'émancipation même, 
résultat de cet acte.
« On admira ce qu'il fallait condamner, l'accident, et l'on n'alla pas chercher dans l'avenir les destinées
accomplies d'un peuple, le changement des mœurs, des idées, des pouvoirs politiques, une rénovation de
l'espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant jubilé. La colère brutale faisait
des ruines et sous cette colère était cachée l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel
édifice.
« Mais la nation qui se trompa sur la grandeur du fait matériel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait
moral : la Bastille était à ses yeux le trophée de sa servitude ; elle lui semblait élevée à l'entrée de Paris, en
face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés [Après cinquante−deux ans, on élève
quinze bastilles pour opprimer cette liberté au nom de laquelle on a rasé la première Bastille. (Paris, note de
1841. N.d.A.)].
« En rasant une forteresse d’État, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l'engagement tacite de
remplacer l'armée qu'il licenciait : on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat. »
Louis Moreau, Vue de la démolition de la Bastille.




jeudi 16 janvier 2014

Iran, monde minéral

— Parfois, il me semble que je vis sur Mars, me dit Sorayya accoudée à la fenêtre.

Devant nous, des murailles de roche rouge. Fournaise.
Pas un souffle de vie, pas un oiseau. Des pierres. Le vent qui brûle.
En bas, Tabriz comme un amas de cubes tombés à terre. Des cubes blancs et jaunes sous la montagne rouge.
Moi aussi je pense être dans un autre monde.








Iran, paysage minéral.
C’est ici un continent de roches colorées, l’Azerbaïdjan iranien, lâché là entre le Caucase et le nord-ouest de Téhéran et les monts Elbourz — un monde de rêve et de terres imaginaires traversées de routes anciennes, route de la soie, route des invasions turques et mongoles.
Pierre, terre, sable. Des montagnes comme de l’argile fondue par l’érosion.
Erosion visible sur les pentes, ruissellement, et les couleurs par tranches rouges, roses, grises, blanches, mouchetées de touffes d’herbes.



Parfois la montagne se répand jusque sur la route. Parfois, la route tranche la montagne. Quand elle se répand, depuis son profil tout en brisures, la terre forme des murs dans la plaine au gré des torrents qui aujourd’hui se sont taris.
Un vent de sable trace une ligne brumeuse au pied des pentes.



Puis, dans cette poussière, dans l’ocre de la terre et le jaune des chaumes, quelques kilomètres d’oasis, d’arbres, de clôtures et de peupliers, de champs verdoyants — jusqu’à ce que tout s’arrête.
Les villages de pisé imitent la roche, posé sur la terre comme des blocs de pierre grise.
Sur les chaumes, des dizaines de moutons noirs ou bruns, le jour baisse. La montagne reprend le dessus.

Des oasis encore.
Un temps, certaines d’entre elles furent des capitales : au XIIIe siècle, Maragheh fut la capitale d’Hülegü, petit-fils de Ghengis Khan et frère de Kubilay, et Soltaniyeh celle d’Oljaïtu un siècle plus tard. De ce monde-là, l’Iran des Ilkhanides, il ne reste ici encore que pierres et terre. Ce sont des monuments tels d’immenses rochers, des pierres dressées au détour d’une rue déserte dans des villes qui semblent abandonnées dans la chaleur. Des pierres dressées dans la désolation du sommeil : tombeaux de khans mongols, tombeaux de princesses, et ce tombeau du savoir  — ces pierres qui furent l’observatoire d’al-Tusi. Et Soltanyeh, ce rocher jaune et bleu, dressé face à la montagne, seul dans le vide d’un village essoufflé, coquille creuse occupée depuis quarante ans par des échafaudages à la Piranèse.

Gombad-e Sork (1148)

Gombad-e Kabud (1196) a conservé sur deux pans de sa structure octogonale son décor en stuc et céramique.
Le mausolée ilkhanide d’Oljaïtu à Soltaniyeh rompt avec la forme seldjoukide de mosquée en s’élevant à une très grande hauteur (ici près de 50 m pour un diamètre de presque 25 m). Elle est éclairée par une ouverture sur chacun de ses huit côtés et par la galerie qui l’entoure.


On descend vers le sud, on quitte l’Azerbaïdjan pour les monts Zagros et le Fars, on quitte les roches rouges, on passe Téhéran, on passe Qom et ce n’est plus Mars mais un espace ténébreux malgré la lumière éblouissante d’août. Le désert par places, un lac salé à l’horizon, une steppe caillouteuse ailleurs dans la brume de chaleur.
Tout est brun et gris. Hostile.
A nouveau des montagnes mais, rien de rond, rien de rose — des hachures, des pointes, des lames, des failles, des blocs brisés.
Une lune sur la terre iranienne.





Et des oasis encore.
Et dans les oasis, des villes, un autre monde minéral encore, un espace qu’on construit et qui se défait lentement. Des villes formées de la terre même où, une fois abandonnées, les maisons reviennent à la poussière. Maisons de terre crue, briques d’argile jaune, enduit de terre mêlée à de la paille hachée, posé parfois même à main nue, façonné, teinté, mouluré, orné de fenêtres à jours et de portes à larges clous.
Terre crue savante et terre crue misérable, terre crue décorée et terre crue nue.
Maisons jaunes de Kashan, maisons rouges d’Abyaneh, forteresses, murs, ruelles. Et personne.
L’eau qui coule en torrent, quelque part sous nos pieds.
Des portes, des serrures, des vantaux.
Des créneaux, des trous.

Quelques chats seulement.









Dans les monuments vides, dans la pénombre, murs et coupoles redeviennent roche — la brique érodée, les enduits qui s’écaillent, les fragments de céramique, tout est oublié et ne subsiste sous les voûtes que le souvenir de montagnes qu’on aurait voulu soumettre et consacrer à Dieu.
Des voûtes, des passages, des puits et des coupoles.
La voix des passants, un coq aussi, quelque part derrière les murs de la Grande mosquée d’Ispahan, toute enserrée dans le bazar — et moi seule dans la pénombre millénaire d’une caverne de brique. Le dôme fut bâti par Nizam al-Molk, grand vizir des sultans seldjoukides Alp Arslan et Malik Shah en 1086 et l’autre, plus petit, un an plus tard par le chambellan Taj al-Molk son adversaire. Deux coupoles rivales, miroirs l’une de l’autre — l’une obscure et austère, écrasante de force brute comme un Léviathan de pierre, et l’autre apprivoisée et gracieuse dans sa perfection savante.  

Comme au milieu des rochers, une tourterelle déploie ses ailes sous la voûte et plane avant de disparaître derrière les piliers.



La coupole du dôme sud de la Grande mosquée d’Ispahan, la Masjid-e Jâmeh, bâtie par Nizam al-Molk en 1086, est la première coupole de ce type en Iran, montée sur le mur de la qibla, et servit de modèle à toutes les mosquées qui suivirent.
 Ce post a paru en décembre 2013 sous une forme un peu différente, davantage de photos, sur le blog Poemas del Rio Wang.