En ville, au milieu des maisons anciennes — ou plutôt des maisons reconstruites dans les années 1950, en ciment, mais sous la forme de l'ancienne ville hanséatique, je pensais être à Dantzig. Ici sur le site des chantiers navals, avec la pluie qui menaçait, j'étais à Gdansk.
Des grues comme de grands monstres, comme les créatures venues de Mars dans la Guerre des mondes. Elles se dressent immobiles et muettes dans le ciel du Nord.
A leurs pieds, des navires en cale sèche, eux aussi comme abandonnés sur la terre ferme — une terre si plate, si monotone, si dépouillée de toute vie.
Trois ouvriers passent derrière moi, casqués et bottés, ils traversent un pont pour rejoindre leur voiture — juste une seule voiture garée là dans l'herbe, sous un grand peuplier, devant la promesse d'un buffet-bar quelque part par là.
Ils font claquer leurs portières, des hommes las qui rentrent chez eux après leur journée de travail — juste trois ouvriers sur cet immense chantier. La voiture s'éloigne, c'est comme si le soir tombait plus vite.
Devant ces grues à l'abandon, je pense aux événements de décembre 1970 quand avaient éclaté des révoltes à Gdansk, Szczecin et Gdynia : le prix des produits alimentaires avait connu une hausse de près de 100 %. Ces révoltes avaient été alors réprimées dans le sang — elles forment une large part du film d'Andrzej Wajda L'homme de fer, avec notamment ces images d'archives intégrées au récit de l'été 1980. En effet, l'économie polonaise, un temps plus dynamique, présenta de nouveaux signes d'essoufflement dès 1976. En juillet 1980, l'annonce d'une nouvelle et importante hausse des prix des produits alimentaires provoqua un nouveau soulèvement en Pologne, et les chantiers Lénine de Gdansk furent les premiers à débrayer sous la conduite de Lech Walesa. La grève généralisée à tout le pays aboutit le 31 août 1980 à la signature des Accords de Gdansk entre le gouvernement polonais et Lech Walesa qui prend alors la tête du syndicat indépendant Solidarnosc.
Dantzig tomba en janvier 1945 lors de la grande offensive Vistule-Oder menée par l'Armée rouge, la ville est partiellement détruite mais les Soviétiques vont s'efforcer de remettre en marche les chantiers le plus rapidement possible. Le Stocznia Gdańska est officiellement créé le 25 juillet 1945 en remplacement des chantiers tenus par les Allemands pendant la guerre. Le premier navire construit dans le chantier à cette période sera le cargo-charbonnier Soldek devenu navire-musée et amarré devant le Musée maritime polonais. Pendant de nombreuses années, le chantier — devenu chantier Lénine en 1967 — construisit des navires essentiellement destinés à l'armement soviétique : celui-ci représentait 98 % des commandes.
Dans les années 1980, le chantier naval occupait plus de 70 ha. Seuls 40 ha sont encore en activité, essentiellement occupés par la réparation navale et la transformation de navires ou la fabrication de turbines pour les éoliennes. Le reste des terrains se partage entre friches industrielles et terrains voués à la construction d'une zone d'activités commerciales. Quant à l'effectif, il a été en gros divisé par huit en 30 ans : le chantier employait 17 000 personnes au début des années 1980 et il y en a à peine plus de 2 000 aujourd’hui. En effet, après la chute du communisme et l'ouverture du pays, au début des années 1990, les chantiers ont été privatisés, ils ont perdu leur nom de Chantiers Lénine pour devenir Stocznia Gdańska S.A. dont le capital était détenu à la fois par l’État (60 %) et par des intérêts privés (40 % des parts). En 1997, le chantier était au bord de la faillite et fut alors racheté par celui de Gdynia, lequel a cédé la plus grosse partie de son actif en 2006. Désormais, l'actionnaire très largement majoritaire (75 %) est l'Industrial Union of Donbass, le plus important groupe sidérurgique Ukrainien.
Briques, portes métalliques, volets clos, vitres brisées.
Passerelles, passages clos, cours, murs aveugles.
Ici, la coque retournée d'un bateau, comme le casque d'un chevalier teutonique.
Et ces arbres, ces hautes herbes qui reprennent le dessus.
De-ci de-là, un bateau — de tous petits, de très grands. Des couleurs toujours, le rouge vif et le vert cru qui tranchent sur la brique comme sur le gris du ciel de la Baltique.
Invitations au voyage, toujours, ou au rêve, encore. Ville fantôme en marge d'une ville fantôme, chacune évoquant un passé autre que celui de sa sœur — ville des chevalier et cité baroque, ville aux pignons de briques ajourés, ville des marchands de la Hanse et ville d'armateurs, ville d'ouvriers et ville de luttes, ville allemande et ville polonaise, ville juive aussi, ville occupée, ville martyre, ville repeuplée — tour à tour colons allemands puis populations de Pologne centrale, les uns effaçant la présence des autres qui eux-mêmes avaient effacés… —, ville reconstruite effaçant toute trace architecturale de l'Empire allemand pour revenir à un monde idéalisé d'avant 1793, cimetières vidés, pierres tombales privées de leurs inscriptions, topographie bouleversée, rues, quartiers, bâtiments dotés de noms tous neufs.
Briques.
Vitres.
Métal.
Hommes.
Que reste-t-il sinon les couleurs, l'odeur de la mer, le cri des oiseaux, la mémoire.
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