dimanche 5 mars 2017

Nadar, Prokudin-Gorski, regards croisés sur l'Asie centrale


Persans devant leur boutique à Boukhara, 1890

Quinze, vingt ans peut-être séparent les voyages en Asie centrale de Paul Nadar et de Prokudin-Gorski.
Paul Nadar photographie son matériel — et son ombre.
Paul Nadar, le fils de Félix, est en 1889 l'un des plus célèbres photographes français,  à la tête des Studios Nadar. Il est invité par à suivre l'avancée de la construction du Transsibérien au Turkménistan et jusqu'à Samarcande. A Tachkent se tient cette année-là une exposition internationale et Nadar sera accompagné de ce fait par plusieurs ingénieurs français comme Paul Séjourné, inventeur de la technique des cintres légers qui révolutionne la construction des ponts et viaducs. Ce voyage doit lui donner, entre autres, la possibilité d'expérimenter de nouvelles techniques de prises de vue — ce que fera de toute autre manière Prokudin-Gorski entre 1905 et 1915.
Nadar va prendre l'Orient Express jusqu'à Constantinople puis un vapeur jusqu'à Batoum. De là, le train Transcaucasien va le mener à Bakou via Tiflis. Et de Bakou, il lui faut prendre un bateau jusqu'à Krasnovodsk (Turkmenbachi) et Ouzoun Ada pour rejoindre là le chantier du Transcaspien jusqu'à Achgabat puis Tachkent.
Outre la classique photographie sur plaques de verre avec un lourd appareil de prise de vue, Nadar expérimente la photo instantanée avec l'appareil Kodak n°2 : le second appareil conçu par  George Eastman pour utiliser un rouleau de pellicule Eastman American Film et dont le brevet fut déposé sous la marque Kodak en1888.
En plus du Kodak, Nadar emporte sa propre version de l'appareil "instantané", l'Express Détective, qui peut utiliser indifféremment un film transparent Kodak ou des plaques.
La prise de vue avec le Kodak se faisait en deux temps : l'obturateur était actionné par un cordon et le déclenchement permis par un bouton sur le côté du boitier, le cadrage était permis par un viseur en forme de V sur le dessus de l'appareil. Une clef permettait ensuite d'enrouler le film image par image, avec sinon déjà un compteur comme ultérieurement, mais au moins une petite aiguille indiquant que le film était bien chargé pour la prise de vue suivante.
A l'origine, aucun réglage n'était possible, l'objectif grand angle n'avait qu'une focale f/9 idéale pour des photos instantanées en extérieur.
Chaque film permettait de prendre une centaine de photos. Une fois le rouleau terminé, il fallait renvoyer l'appareil avec le film à Lodak qui se chargeait de tout le processus : ouvrir la caméra et sortir le film, recharger l'appareil avec un nouveau rouleau de film, développer le film impressionné, etc. pour le coût de 10 $. L'appareil neuf, quant à lui, fourni avec un film de 60 vues, coûtait 32 $, un prix relativement élevé pour l'époque (près d'un mois de salaire pour un ouvrier américain d'alors).
Ces négatifs gardaient le format circulaire de l'obturateur — ce qui apparaît clairement sur les clichés réalisés par Paul Nadar durant son voyage. Le diamètre des images sur le premier Kodak était de 65 mm, et sur le second de 9 cm. Cette image ronde était le fruit d'une décision originale d'Eastman qui, d'une part, souhaitait un format d'image immédiatement reconnaissable, et d'autre part parce qu'il était difficile de cadrer correctement et donc d'aligner l'horizon dans le cadre (avec un format rond, il suffisait donc de redresser au tirage de la photo). Enfin, la qualité de l'image vers les angles était très faible et le cercle était un moyen de compenser la médiocrité des photos obtenues.
L'appareil était très joliment monté et l'appareil était vendu avec un solide boitier de cuir.

Ainsi équipé, Nadar peut monter dans l'Orient Express pour la première partie de son voyage.
Les photos que Paul Nadar va rapporter de son voyage témoignent autant des points d'intérêt qu'il a visités que de la construction de la voie ferrée du Transcaspien.
La gare centrale de Bakou, terminus de la ligne du Transcaucasien
Nadar prend de nombreux instantanés sur le navire qui traverse la Caspienne, principalement ses compagnons de voyages comme le général Annenkov (1835-1899), promoteur du projet du Transcaspien et à l'origine du Transsibérien. La colonie européenne se regroupe à l'arrière du bateau, Russes et Français se mélangent, le français leur est une langue commune.
La gare d'Ouzoun Ada, à l'Est de Krasnovodsk sur la rive turkmène de la Caspienne est évidemment moins spectaculaire que celle de Bakou. Nadar note que les maisons de bois peintes à la mode russe sont des maisons mobiles, apportées démontées de Russie. Toutes sont construites sur pilotis à cause des crues brutales de la Caspienne, lors des tempêtes.
Quant aux gares ultérieures, elles suivent différents modèles en fonction de leur importance : celle-ci est de style italien, copiée sur la gare de Sorrente peut-être… Le caractère colonial de la réalisation ferroviaire ne peut échapper, il n'est qu'à voir la coiffure du personnage centrale et le contraste entre les costumes des enfants et les uniformes des soldats russes.
Le tender de la locomotive comporte un réservoir à eau, l'approvisionnement en eau dans le désert pouvant être aléatoire. A droite, le train caserne du général Annenkov. Le parcours multiplie les digues, levées et autres ponts métalliques.
En rase campagne, les gares ne sont plus que des cabanons — quand elles existent.
Selon l'importance de la fonction, les chemins de fer russes engagent au choix du personnel russe — comme chefs de gare — ou indigène — comme gardes-barrières ou ouvriers de construction (ci-dessous). Les uns comme les autres sont en général d'anciens soldats démobilisés à la suite d'une blessure. Pas de sifflet pour le chef de gare mais une cloche.
Nadar photographie le chantier à un point d'approvisionnement en eau.
Samarcande, terminus provisoire de la ligne du Transcaspien en 1890
Le voyage implique le passage par quelques grandes villes. De Tiflis, Nadar note qu'il n'y a rien à y voir ou à y faire — pour reconnaître plus tard qu'il y a acheté beaucoup de choses… En tout cas, il n'y photographie que quelques lieux emblématiques comme la vue depuis la forteresse de Nakhichkala ou, ici, les maisons accrochées au-dessus de la falaise qui domine la Koura.

A Bakou, il photographie la forteresse, les mosquées comme ici le minaret de la mosquée du palais des shahs Shirvan. Ici comme en Géorgie, il s'arrête aussi sur la population qu'il trouve déjà très exotique — mais ce n'est qu'un avant-goût de l'Orient.





Du Turkménistan, il retient surtout la désolation des paysages et la pauvreté des habitants.
Sur la rive de l'Amou-Daria avec au fond le pont du chemin de fer.
Un bac sur l'Amou-Daria
A l'exposition internationale de Tachkent, Nadar assiste à une démonstration du savoir-faire des chasseurs du khan de Khiva, avec leurs lourds oiseaux de proie, si lourd que le cavalier qui les porte ne peut ni les soulever ni les lancer à la force de son bras : il s'appuie donc sur une sorte de fourche. La photo a été publiée telle que nous la présentons, coupée irrégulièrement.
Mais les chasseurs utilisent toutes sortes d'animaux qu'ils ont domestiqués comme ce Russe qui chasse au renard.
Il fait une halte dans la ville d'Achkhabad, assoupie sous les arbres et bâtie à la russe — rien qui laisse présager de sa modernité actuelle !

Il rencontre les Tekkés, des nomades éleveurs de chevaux vénérés dans toute l'Asie centrale, les akhal-tekés, dans la steppe de la faim (endroit riant comme son nom l'indique). Vingt ans plus tard, Prokudin-Gorki photographiera à son tour ces nomades et leurs yourtes de jonc et de feutre.


La couleur permet d'apprécier l'éclat des tapis et des costumes — et de les imaginer sur les images noir et blanc de Nadar.
La méthode utilisée par Prokudin-Gorski s'inspire de la manière dont l'œil humain voit les couleurs : le spectre de couleurs est divisé en trois sous la forme de trois photos noir et blanc, la première réalisée avec un filtre rouge, la seconde avec un filtre vert et la troisième avec un filtre bleu. Les trois images obtenues sont alors superposées et filtrées par exemple lors d'une projection sur un écran (comme des diapositives) de manière à synthétiser par addition les couleurs d'origine — synthèse additive. Elles peuvent aussi être observées au moyen d'un appareil optique comme un chromoscope ou photochromoscope, qui comportaient des filtres colorés. Il était aussi possible, non pas de réaliser un tirage photographique, mais d'imprimer la photo à partir de couleurs complémentaires (cyan, magenta et jaune) pour obtenir par soustraction cette fois un tirage couleur — synthèses soustractive.
A Tachkent, Nadar s'installe dans la ville russe, une ville qui n'a alors pas plus de vingt ans. Paul Nadar porte le casque colonial pour se prémunir, sans doute, du soleil, de la chaleur, des mouches… tout ce qui affecte en général les colonies.


Mais rapidement c'est la ville sarte qui va l'attirer : bien plus exotique et photogénique. Car la ville russe n'est qu'une annexe d'une ville du Khwarezm qui, pour avoir souvent changé de main au gré des grands conquérants arabes, mongols ou turcs, n'en était pas moins largement de culture perse.

C’est en 1867 que le tsar Alexandre II fit des terres nouvellement conquises en Asie centrale une entité administrative impériale – le gouvernorat général du Turkestan. La population indigène de cette vaste région fut divisée en deux grands ensembles et les territoires distinguaient aussi deux zones de peuplement distinctes : celle des Sartes et celle des Kirghizes. Les premiers étaient sédentaires quand les seconds étaient encore nomades. La séparation des Sartes et des Kirghizes avait un caractère idéologique et politique important : en distinguant ainsi ces deux catégories de sujets dans le grand Turkestan, les fonctionnaires russes espéraient à terme aboutir à la formation de deux espaces culturels où l’islam dominerait parmi les Sartes et où les traditions nomades non-islamiques survivraient chez les Kirghizes. L’Empire voulait ainsi à la fois soutenir la stabilité et la loyauté au régime impérial parmi les populations musulmanes, et favoriser à long terme la christianisation et l’assimilation des nomades dans la société russe orthodoxe.
Vingt ans plus tard, ces espoirs ont fait long feu et on ne parle plus que de populations indigènes sédentaires ou nomades. Le terme de "sarte" est désormais cantonné aux études ethnographiques comme celle que Nicolai Ostroumov (1846-1930)  publia en 1884 dans la revue Turkestanskie vedomosti  :
1) le terme « Sarte » est très ancien ; 2) l’ « étymologie » le définit en général comme « habitant sédentaire du Turkestan, par opposition au nomade » ; 3) l’ « ethnographie » décrit les Sartes comme « un type mélangé indéfini » dont le dénominateur commun est la langue turque ; 4) il ne faut pas confondre les Sartes avec les Tadjiks, qui ont des origines persanes et parlent une langue du groupe iranien ; 5) « Comme il s’agit d’un type mélangé, les traits sartes se caractérisent par de nombreuses contradictions et paradoxes, auxquels les ethnographes devront faire particulièrement attention » ; 6) le terme n’a aucune connotation péjorative (bien que les nomades l’utilisent ainsi).

Scène de rue à Tachkent : Nadar s'aventure hors de la ville russe.
La cour d'une maison sarte à Tachkent
Prokudin-Gorski a photographié aussi des maisons sartes, comme ici à Samarcande au début du XXe siècle — une maison au décor peint de couleurs vives. Des hommes comme sur les images de Nadar, pas de femme posant ici pour la postérité.
Nadar a pu photographier non seulement des cours, mais aussi l'intérieur des maisons.

Des photos de foule au bazar, femmes en burka mais aussu femmes au visage découvert — opposition entre les Sartes et les Kirghizes sans doute —, puis images des moments d'achats menés sous la conduite d'Annenkov, achats qui permettront à Nadar, de retour à Paris, de se monter un intérieur ouzbek dans son appartement de la rue d'Anjou… Et son ombre, ici et là.

Nadar poursuit son tour d'Asie centrale par Samarcande.
La foule se presse sur le Registan pour écouter les derviches conteurs.

En utilisant son appareil instantané, Nadar a pu capter — discrètement ? — trois instants successifs de la prière.
Ici aussi Prokudin-Gorski a posé ses appareils et les vingt ans écoulés ne semblent pas avoir changé grand chose.
La foule sur la place du Registan, vers 1905 / 1915.

La nécropole de Shakh-i-Zindeh
A Samarcande, la place du Registan et le grand bazar
Un derviche au bazar de Samarcande
A Samarcande, la madrasa Chir-Dor sur le Registan
A Boukhara, en 1890, il n'y avait aucune auberge ni hôtel et il faut se loger à l'ambassade de Russie qui s'est installé dans une propriété de l'émir — Boukhara n'est encore qu'un protectorat et ne perdra totalement son indépendance que pendant la Guerre civile, quand l'Armée rouge entrera dans la ville en 1920. Nadar va s'installer finalement chez un ami du prince Gagarine qui vit sur dans un pavillon sur le domaine du chemin de fer.
     Nadar est ici avec le prince Gagarine qui étudie une épreuve photographique avec la loupe qu'il tient à la main. Sur la table, le matériel de Nadar.

    L'entrée du palais de Boukhara

    Une rue commerçante à Boukhara : pour Nadar, la découverte de la ville est la plus impressionnante de la région parce qu'encore relativement indépendante des Russes — d'où l'absence de colons russes.
    Nadar est stupéfié par l'étroitesse des rues, la foule, les chameaux et les ânes qui entrent jusque dans les boutiques.
    Il note que dans la ville, nombre de commerçants sont indiens.
    L'un des caravansérail de Boukhara, sur la route de la soie

    Ici, il croise des nomades kirghizes dont les campements s'étalent en dehors de la ville.
    Un boucher kirghize
    Dans ce campement kirghize, Nadar note la présence de bêtes à cornes en plus des chameaux, chevaux et moutons habituels dans la région. On peut imaginer que ce genre de chariot n'est plus très fréquent…

    Le général Annenkov offrit une réception à ses hôtes, en présence du bey de Tchardjoui qui vient avec un interprète. La tente de soie boukhare était dressée dans le jardin pour le repas suivi d'un concert.

    Il poursuit sa route vers Tchardjoui (aujourd'hui Türkmenabat au Turkmenistan et, à étudier son plan actuel, on sent que le pouvoir soviétique s'en est donné à cœur joie pour en faire un centre industriel de poids).
    L'une des rues qui rejoignent l'enceinte de la ville.
    Les officiers du bey, à cheval, viennent lui présenter les bêtes.
    Le bey de Tchardjoui pouvait avoir alors une trentaine d'années. Nadar lui a montré son appareil et le bey a voulu poser, d'abord seul puis entouré de sa cour et si le photographe avait eu davantage de plaques, il aurait pu y passer la journée car le jeune bey semblait beaucoup s'amuser. De ses nombreuses femmes, pas le moindre signe.
     D'autres princes locaux resteront ainsi dans les mémoires grâce à l'art des photographes. C'est le cas de l'émir de Boukhara photographié ici par Nadar en 1890 sur deux ou trois jours de poses dans divers costumes.
    Abd al-Ahad Khan (1859-1911) est monté sur le trône en 1885. Il avait donc une trentaine d'années lors de la visite de Nadar.
    Vingt ans plus tard, Produkin-Gorski photographie à son tour l'émir de Boukhara, non le même homme mais son fils, le dernier des souverains de Boukhara, Alim Khan, né en 1880 et qui régna de 1911 à 1920 — dénoncé par son fils, un enfant de sept ans, il quitta l'URSS en 1929 pour se réfugier à Kaboul où il mourut en 1944.

    Et Nadar ?

    Pour prolonger le voyage sur la route du retour, il y eut cette dernière halte aux ruines de Merv, à une trentaine de kilomètres de la ville moderne de Mary que dessert le Transcaspien. Une ville qui n'est pas sans évoquer Ani sur laquelle nous avions écrit déjà ici, il y a deux ans.
    Les ruines de la citadelle de Merv
    Les portes de la citadelle, vue de l'extérieur et, ci-dessous, de l'intérieur — comme un château de sable.
    Et dans la ville, les voûtes jumelles d'une mosquée.