dimanche 12 janvier 2020

Le passé âpre


Âpre, c'est le seul mot qui me soit venu. Le passé âpre.
Ce passé âpre qui nous accompagne.

Ce jour là, je me trouvais dans un étrange sous-sol berlinois à fixer une vitrine. Derrière la vitre, des objets retrouvés dans les décombres d’un bombardement. Autour de moi, la pénombre de l’abri, le béton nu, les chiffres inscrits au pochoir sur le mur.  Derrière la vitre, ce qui reste d’une vie après les bombes — une chaussure, des gants, une paire de lunettes, les fragments d’une veste, un carnet. Et sur l’étagère de verre, comme le squelette translucide d’un poisson, un peigne. Un tout petit peigne, presque un peigne d’enfant. Un tout petit objet poignant.
Le temps que je reprenne mon souffle, le peigne devant moi si fragile, seule trace d’une vie brutalement effacée, j’ai entendu la voix à mes côtés expliquer que, dans cet abri, seuls les SS pouvaient trouver refuge, et j’ai fermé les yeux.
C’est vrai, les SS aussi avaient des peignes.

Comme les peignes, bien des photos ont longtemps été gardées à l’abri dans leur emballage de papier de soie. Et puis, avec le temps, le papier de soie disparaît et, avec le papier, la mémoire.


Un mois plus tôt, sur un marché aux puces quelque part en Dalmatie, j’avais trouvé cette photo d’un tout petit garçon debout sur une banquette aux côtés d’un superbe jouet, un autobus à impériale. Un petit garçon né un peu avant le siècle sans doute, non seulement charmant avec les rubans de son béret et son polo blanc, son visage sans sourire tourné vers sa maman debout à côté du photographe, sa main posée légèrement sur un jouet prêté peut-être juste le temps de la séance de pose, mais encore attendrissant par sa fragilité, l’éloignement dans le temps, et la certitude que cet enfant n’était plus aujourd’hui du monde des vivants.

Ce n’est que plus tard, la photo ressortie du fond de mon sac, que je me suis réveillée. J'avais voyagé dans ce monde âpre des Balkans, croisé les traces de tant de conflits, entendu les récits de tant de souffrances, d’abandon, de fuite et d’exil, traversé des territoires vidés de leurs populations, dépassé des arbres morts, et là — je me suis arrêtée sur cette image.

Large, haute, collée sur un carton épais. 1890 ? 1900 ? Un photographe de Split — l'atelier Zita. Un garçon né vers 1895 comme l'un de mes grands-pères — un de ces garçons qui seront les hommes du XXe siècle.
Que sont-ils devenus, ces hommes ? Qu'est-il devenu, l'enfant de Split en Croatie ? Engagé dans l'armée austro-hongroise, blessé sur l'Isonzo en 1916  ? Tué sur le Piave en 1918 ? Ancien combattant mutilé ? Émigré aux États-Unis entre les deux guerres ? Fusillé par les Italiens en 1941 ? Massacré par les Allemands en 1943 ? Partisan ? Planqué ? Membre des Oustachis participant aux pogromes ? Humilié ? Caché au fond d'une cave des mois durant ? Victime d'un pogrome ? Criminel de guerre ? Vieux sage ? Vieux fou ?

Qui pourrait le dire ? Comment savoir ?

В игольчатых чумных бокалах
Мы пьем наважденье причин,
Касаемся крючьями малых,
Как легкая смерть, величин.
 
И там, где сцепились бирюльки,
Ребенок молчанье хранит,
Большая вселенная в люльке
У маленькой вечности спит.
 
Ноябрь 1933
Nous buvons la hantise des causes
Dans le pétillement vénéneux de nos coupes
Et nous frôlons de nos crochets
Des infinis subtils comme une mort légère.

Mais où les jonchets s'entremèlent
L'enfant reste sans mots :
L'univers dort dans le berceau
D'une petite éternité.
Ossip Mandelstam, Huitains (Moscou, novembre 1933),
 traduction de Louis Martinez

D'autres visages me parviennent ce soir, tout droit de Saint-Pétersbourg.


D'abord, parce que les brocanteurs ramassent les photos par enveloppes entières, quand après la mort du dernier des descendants on jette tout à la rue, j'imagine trois frères, enclos dans la vieille enveloppe, enclos dans un album déchiré, enclos dans une boite dont la serrure ne ferme plus depuis longtemps.
Et puis, à mieux les étudier, j'en vient à penser que ces images ne montrent qu'une seule personne. Celui dont le dernier descendant vient de disparaître, qui sait.

 C'est le même léger pli à la lèvre supérieure, les mêmes sourcils droits comme dessinés au pinceau, l'oreille comme un coquillage et la joue  arrondie.

Oui, le même inconnu.

Mais quelque chose a changé quand l'inconnu a grandi. Il y a toujours le léger pli à la lèvre supérieure, les sourcils droits comme dessinés au pinceau, l'oreille comme un coquillage et la joue  arrondie.

Mais il y a cette bedaine, les joues arrondies se sont faites lourdes, les paupières pèsent sur les yeux. De l'enfant rêveur, du lycéen grave, que reste-t-il ? Un héritier, peut-être ? Prêt à rejoindre l'entreprise paternelle après avoir fait ses preuves dans ses études — un premier prix de version grecque ou, mieux, un second accessit en religion ? Sa famille enthousiaste en profite pour le faire poser dans son costume neuf, le premier, avec la pose nonchalante de l'homme revenu de tout et devant une vue d'on ne sait quelle mer de glace qui semble, par un étrange effet de perspective faussée, n'être qu'un modeste chemin creux entre de tristes monticules.

Que sont-ils devenus, ces hommes ? Qu'est-il devenu, l'enfant de Saint-Pétersbourg ? Engagé dans l'armée russe, blessé pendant l'offensive de Gornice-Tarnow en 1915  ? Déserteur en 1917 ? Ancien combattant mutilé ? Émigré à Berlin pendant la guerre civile ? Déporté aux Solovki comme ennemi de classe en 1931 ? Fusillé comme espion par le NKVD en 1937 ? Fusillé par les Allemands en 1941 ?  Affamé à Léningrad en 1942 ? Membre de la Tcheka dans les années 20 ? Humilié ? Tortionnaire ? Criminel ? Vieux sage ? Vieux fou ?

Qui pourrait le dire ? Comment savoir ?


Наливаются кровью аорты 
И звучит по рядам шепотком: 
Я рожден в девяносто четвертом 
Я рожден в девяносто втором 
И в кулак зажимая истертый 
Год рожденья с гурьбой и гуртом 
Я шепчу обескровленным ртом: 
Я рожден в ночь с второго на третье 
Января в девяносто одном 
Ненадежном году — и столетья 
Окружают меня огнем.
Les aortes battues de sang,
On se chuchote dans les rangs :
— Moi je suis de 94…
— Moi de 92…
Dans la cohue, le poing fermé
Sur un jour précaire et fripé
Je murmure de mes lèvres blanches :
— Je suis né dans la nuit du 2 au 3 janvier
De la suspecte année 91
Et les siècles qui m'encerclent
Me tiennent en prison de feu.
Ossip Mandelstam, Le soldat inconnu (fragment),
février - mars 1937, Voronèje (traduction de Louis Martinez)

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