Un immeuble que je vois chaque jour sans lui prêter attention, un immeuble parisien banal de la fin du XIXe siècle, ravalé de frais il y a une dizaine d'années. Murs enduits d'un blanc cassé qui dore dans la lumière du soleil d'après-midi, longs balcons au 2ème et au 5ème étages, persiennes blanches.
Un immeuble.
Une large façade sur la rue Crozatier, puis un long bâtiment étiré le long du passage Driancourt. Un jour de l'année dernière, comme je reviens de la boulangerie ma baguette de pain à la main, je découvre les affichettes sur le mur. Ces affiches, j'en avais déjà vues quelques unes ailleurs dans le quartier — juste un nom sur un immeuble, rue de Citeaux, un nom avenue Daumesnil. Des affichettes "à la mémoire de", bordées de noir, comme on voit en Italie pour annoncer les enterrements.
« Passant, souviens-toi de leur nom » |
L’idée du collage d'affichettes commémoratives est née du documentaire les Enfants du 209 rue Saint-Maur, de Ruth Zylberman, qui retrace le parcours des enfants raflés à cette adresse. On voit le film, on lit le livre qui lui fait suite et on se pose la question : que s'est-il passé dans mon propre immeuble, dans ma propre rue ? Qui sait ?
Des membres de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) ont utilisé la carte interactive créée à partir des recherches de Serge Klarsfeld pour recenser les adresses des immeubles où plus de 6 000 enfants ont été raflés entre 1942 et 1944. Ils ont ensuite collé sur ces murs, à leurs anciennes adresses, les noms, prénoms et âges des enfants déportés.
J'étudie la carte, et je découvre que cet immeuble si familier, au 58 rue Crozatier dans le XIIe, fut le lieu du plus grand nombre d'arrestations d'enfants à Paris puisque 45 enfants y ont été raflés dont le plus jeune n’avait pas un an.
Un immeuble.
Jusqu'ici, c'était une autre histoire que j'associais à cet immeuble. Il y a des années de ça, vingt-cinq ans peut-être, il y avait eu une descente de police dans cet immeuble alors noir et visiblement insalubre — sans doute ce qu'il était en 1942. Mais ceux qu'on a pourchassés ce jour d'avril 1996 étaient des immigrés chinois employés dans des ateliers clandestins. Lors d'une opération «coup de poing », la police avait fouillé ce vieil immeuble du 58 de la rue Crozatier où 20 ateliers de confection dont 14 en activités et 5 en attente de matière première avaient été investis par la police. Trente-deux personnes, toutes originaires du Zhejiang au sud de Shanghai, avaient été interpellées et 51 machines à coudre saisies. Je me souviens des ballots et des cartons amassés sur le trottoir, au matin. L'activité de ces ateliers répartis sur les six étages était très discrète. Rien ne pouvait laisser penser qu'on y travaillait «dans des conditions dignes du Moyen-Age», nous raconte Libération du 17 avril 1996. Des adolescents de 12 à 16 ans, garçons et filles, étaient au travail ce jour-là. Les ateliers tournaient à partir du début d'après-midi, après le passage des fournisseurs, et l'activité se poursuivait jusqu'à six heures du matin. Les donneurs d'ordre passaient au petit matin récupérer la marchandise.
Par la suite, l'immeuble qui était encore déclaré insalubre en 2005, je crois, est resté vide des années avant d'être racheté par un promoteur qui en a expulsé les derniers locataires — sauf un dont l'unique pièce éclairée a longtemps tranché sur la façade aveugle. Puis l'immeuble (et son dernier locataire) a été ravalé, mis aux normes, transformé de fond en comble et mis en vente. Là, il y a eu un problème administratif, je ne sais lequel, mais ces beaux appartements neufs n'ont pas pu être vendus tout de suite et, encore une fois, il n'y a eu pendant des années que l'unique fenêtre éclairée qui tranchait désormais sur une façade claire. Aujourd'hui, tout ceci est du passé, tout l'immeuble est habité.
Mais c'est un passé qui en cache un autre.
Un immeuble.
Pendant la Seconde guerre mondiale, deux événements majeurs ont touché cet immeuble, celui-là en particulier dans cette rue en particulier du quartier des Quinze-Vingts - Faubourg Saint Antoine du XIIe arrondissement.
Le premier de ces événements intervient le
23 mai 1941 quand la police parisienne perquisitionna le 58 rue Crozatier. Au cours du mois de mai 1941,
la 3e section des Renseignements généraux effectua quatre cents
enquêtes au sujet de Juifs considérés comme suspects, menant à cinq cents arrestations
dans sept arrondissements de Paris, là où
des tracts et papillons en français et en yiddish, édités par le Parti
communiste, avaient été distribués et collés. Les domiciles de certains de ceux qui avaient été arrêtés furent perquisitionnés. Or notre immeuble était alors deux à trois fois par
mois le lieu de réunions de militants juifs de la M.O.I.
La police investit ainsi les domiciles d’une vingtaine de locataires juifs de l’immeuble
et arrêta quatre locataires Josef Fridman et Jankiel Minsky, porteurs de tickets de cotisation du Parti communiste clandestin, ainsi qu’Abraham Trzebrucki et Léon Jolles, qui livraient de la marchandise dont ils ne pouvaient expliquer la provenance — en vertu des lois anti-juives en application alors dans la France occupée, aucun d'eux ne pouvait plus travailler. Le 27 août, onze hommes, dont
Abraham Trzebrucki qualifié de « sujet russe », comparurent devant la cour spéciale de justice instituée par le gouvernement de Vichy deux semaines plus tôt alors que les Allemands voulaient des exemples dans la lutte contre la résistance. L’avocat général demanda et obtint la peine capitale pour « détention et
[...] distribution de tracts communistes et [...] émission de timbres
de souscription de 10, 20, 50 et même 500 francs en faveur de l’ex-Parti
communiste, [...] dissimulation d’identité et [...] organisation de
réunions clandestines [au] domicile ». Le lendemain, Abraham Trzebrucki
fut guillotiné dans la cour de la prison de la Santé.
Quant au tailleur Jankiel Minsky, né en 1906 à Minsk, il fut fusillé comme otage le 21 février
1942 au Mont-Valérien. Arrêté le 23 mai, il est emprisonné d'abord à la caserne des Tourelles dans le XXe. Il est décrit comme un : « Ex-membre du Parti
communiste polonais et de la sous-section juive du Parti communiste.
Propagandiste communiste très actif, suspect du point de vue politique.
Individu très dangereux pour l’ordre public ». Transféré au camp de Drancy en août 1941, il est désigné
comme otage après la mort d'une sentinelle allemande à
Tours quand les Allemands décidèrent de fusiller ou de déporter
cinquante otages en
représailles.
Un immeuble.
Le second événement s'était produit un an plus tard et correspond à notre point de départ : l'arrestation et la déportation des enfants juifs qui y vivaient. Cet immeuble de la rue Crozatier était habité en effet par de nombreux Juifs, majoritairement arrivés d'Allemagne ou d'Europe de l'Est dans les années de l'entre-deux-guerres et surtout à la fin des années 30. Des réfugiés ne parlant pas tous français et installés dans un immeuble de pauvres au sein d'un quartier ouvrier. Ces Juifs étrangers furent ciblés par la rafle du Vél' d'Hiv le 16 juillet 1942 et, au 58 rue Crozatier, il y aura 110 arrestations. Ils furent tous déportés à Auschwitz et aucun ne reviendra.
Ici, la rafle s'est déroulée dans une grande violence, provoquant même le suicide d'une personne. 110 personnes, 45 enfants.
Un bébé, parmi tous ces enfants.
Michel Zeliki est né le 28 novembre 1941 à Paris. Arrêté au 58 rue Crozatier avec sa mère, Chana, il a été déporté avec elle à Auschwitz le 11 février 1943, par le convoi 47. |
Un autre bébé.
Jacques Lempel est né le 14 juin 1941 à Paris. Il vivait 58 rue Crozatier. Il a été déporté à Sobibor avec sa mère par le convoi 53, le 25 mars 1943. |
Un frère et sa sœur.
Denise et Maxime Maguide sont nés à Paris où ils ont vécu au 58 rue Crozatier jusqu'à leur déportation à Auschwitz, par le convoi 23, le 24 août 1942. Denise avait 8 ans, et Maxime, 3. Leur frère Simon, 14 ans,
avait été déporté plus tôt, par le convoi 13.
Maxime et Denise en 1940 |
Deux frères.
Un tout petit garçon.
Une toute petite fille.
Une autre petite fille, plus âgée.
Fajga Kuperberg, 13 ans |
Sa sœur Esther, 9 ans
Leur petit frère et leur mère.
Henri Kuperberg, 1 an, avec sa mère. |
Des poupons, à la maternité de l'hôpital Rotschild.
Trois jeunes filles qui profitent du printemps.
Les jeunes de l'immeuble y fréquentaient la tsugubshul, un patronage laïque qui y fonctionnait avec d'autres organisations de jeunesse liées à la sous-section juive de l'organisation MOI (Main-d'œuvre immigrée) du parti communiste français.
Et l'une de leurs amies, en canot, peut-être sur la Marne à Saint-Maur aisément accessible alors par la ligne de Vincennes qui partait de la gare de la Bastille.
Laja (Simone) Frydman est née en Pologne le 10 mai 1927. Elle vivait au 58 rue Crozatier, elle a été déportée dans le même convoi que ses amies Sarah et Rachel Kerszenfeld. |
Des mois ont passé, un an, un an et demi peut-être. Des affichettes bordées de noir collées sur la façade de l'immeuble, il ne reste rien, la pluie, le soleil en sont venus à bout.
Passant, souviens-toi de leurs noms.
Les rafles concernant le 58 Rue Crozatier ne se sont pas arrêtées en 42. Ainsi, le 9 janvier 43, plus de 40Juifs, habitants de cet immeuble, furent envoyés à Drancy. Leurs noms : LEMPEL, LEWINGER, MULLER, GOLDSZTAJN, MYSZINSKI, KUPERBERG, ZELICKI, KANTOROW, JAKUBOWIEZ, RACHMILOWITCH, MIKANOWSKA, DUBENSKY, LOKIEC, AJZNER, FRISCH, KAPLAN, WOLBERG, FRIDMAN, STRAWCZYNSKA, KLEIN, DAVIDOVICI.
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