vendredi 18 mars 2016

Le Shah et les photographes (2) : Antoin Sevrugin

Antoin Sevruguin, Marchand de glace sur Meydan-e Mashq à Téhéran, 1880-1900.
Est-ce seulement un jour gris ou la lumière est-elle déjà crépusculaire ?
Des hommes debout, d'autres assis sur leurs talons, trois ou quatre enfants, des petites filles peut-être — non, des petites filles sans doute. Un espace vide. Des baraquements dans le lointain, des arbres peut-être, un sentiment de désolation. Et chacun avec sa petite coupe de glace à la main — j'ai dans la bouche le souvenir de cette glace à la rose ou au safran, le falludeh dont les cristaux se mèlent à la crème glacée.
Mais nous sommes si loin, plus d'un siècle nous sépare de cette image…
Antoin Sevruguin, Autoportrait à Naqsh-e Rostam, devant le bas-relief montrant le triomphe du roi sassanide Shapur I sur l'empereur romain Valérien (1898-1902).
Antoin Sevruguin était un photographe arméno–iranien né à Téhéran à la fin des années1830 ou dans les années 1840 et mort dans cette même ville en 1933. Son père, d'origine arménienne, était orientaliste et fut peut-être diplomate au service de la Russie — mais la famille se retrouva dans un dénuement absolue à sa mort, la Russie refusant de verser une pension à la veuve, Achin Khanoum. Celle-ci étant Géorgienne, elle choisit de retourner en Géorgie, d'abord à Tiflis puis dans sa ville natale, Akoulis où Antoin et ses frères étudièrent. A Tiflis, le jeune Antoin étudia ensuite la peinture et bientôt la photographie : il rencontra alors son contemporain, le photographe Dmitri I. Ermakov (1845-1916).

A partir de 1870, à la suite d'Ermakov, Sevruguin voyagea régulièrement en Perse en photographiant systématiquement les habitants, l'architecture ou les paysages. Avec deux de ses frères, Kolia and Emmanuel, installés alors à Bakou, il traversa l'Azerbaijan, le Kurdistan et le Luristan, pour aboutir à Téhéran où il s'installa définitivement sans doute au début des années 1880.

Est-il resté sujet de la Russie ? Est-il devenu Iranien ? Nous savons qu'il parlait couramment le persan et qu'il connaissait par cœur de nombreux poèmes — sa culture était certainement persane donc. Les cartes photographiques de son studio de Téhéran portent au dos son nom en français, en russe et en persan, avec le titre de photographe "russe", le tout entouré de symboles et de médailles iraniens. Plus tard, il ajoutera à ces inscriptions les mots "parvarda-ye Irān" (“nourri par l'Iran”) — comme une déclaration d'amour à son pays d'adoption. 
Antoin Sevruguin, Derrière le bazar à Ispahan, 1880-1900.
Antoin Sevruguin, Au bazar de Téhéran, préparation de kebab au foie, 1880-1900.
Dans une rue de Téhéran, trois hommes regardent des images dans un dispositif appelé sharh-e farang : cette boîte optique en métal, souvent en forme de château, permettait de regarder une succession d'images que le manipulateur déplaçait en tirant sur des fils tandis que le conteur qui l'accompagnait disait ou chantait son texte (par exemple un conte des Mille et Unes Nuits). Le sharh-e farang fut pendant des siècles (et jusque vers 1960) une animation caractéristique des marchés de villages au Moyen Orient et jusqu'en Inde.  
Plaque réalisée par Antoin Sevruguin vers1900.
Antoin Sevruguin, Clercs rassemblés à l'entrée d'un mausolée (Najaf ? Bagdad ?), 1880 ?
Il photographie la diversité des populations, les communautés urbaines, les villageois, les nomades.
Antoin Sevruguin, Hakim-Nur-Mahmud, un médecin juif, et sa famille, vers 1880
Antoin Sevrugin, Petite fille de la tribu Shahsavan en Iran occidental, fin XIXe.
Il assiste aux célébrations religieuses, aux festivités traditionnelles, aux mouvements de foule.
Antoin Sevruguin, Ta'ziyah au Takkiya Dawlat à Téhéran : ce dispositif théâtral commémore le martyre de Hussein, le fils d'Ali et de Fatima et petit-fils du Prophète en 680.
Antoin Sevruguin, Tekiyeh à Téhéran : rassemblement à la mémoire du martyre de Hussein. 1890-1900.
Antoin Sevruguin, Une école en Perse, 1880-1900
Antoin Sevruguin, Châtiment corporel dans une école (le falak, coups de verges sur la plante des pieds) , 1880-1900.
Antoin Sevruguin, Jeunes filles occupées à tisser un tapis, vers 1890
La réputation de Sevruguin comme portraitiste photographe lui attira bientôt l'attention de Nasseddin Shah (1848-1896), qui en fit l'un des photographes officiels de la cour — lui ouvrant les portes de l'aristocratie persane comme du monde des grands négociants. Ainsi, il mena en parallèle une double activité (comme le faisaient à Tiflis Roinashvili ou Ermakov) : photographe de studio d'une part et voyageur qui documentait d'autre part les sociétés de géographie. Dans ce cadre, il se déplaçait avec de nombreux assistants (et sans négliger quelques soldats) pour rejoindre les zones tribales dont il fréquentait les chefs.
Mais certaines photos de Sevruguin participent d'un autre discours. Il s'agit pour lui de répondre à la demande occidentale, russe par exemple, et de fournir des images qui répondent au fantasme oriental de l'Orient : c'est le cas de cette photo de "harem", entièrement construite en studio, sans doute avec une prostituée. 
Sevruguin se rendit régulièrement en Europe afin de se tenir au fait des dernières innovations dans le domaine de la photographie. Il expose également, gagnant deux médailles lors d'expositions internationales (Bruxelles en 1897 et Paris en 1900).
Sa notoriété atteignit son comble quand Nasseredin Shah lui conféra le titre de "khan", ce qui lui permit de devenir Antovan Ḵan en Perse.
Antoin Sevruguin, Nasseredin Shah se faisant teindre les moustaches, 1880-1890
Antoin Sevruguin, Au palais du Golestan, vers 1890
Antoin Sevruguin, Nasseredin Shah, vers 1890
Antoin Sevruguin, Une réception au palais du Golestan, vers 1880
Sevruguin suivit Nasseredine Shah jusqu'à la fin et, après l'assassinat du monarque, réalisa l'une des premières "images d'actualité", si ce n'est la première, en photographiant à distance l'exécution du meurtrier tout en se mettant en scène au premier plan de la photo.
Antoin Sevruguin, L'exécution par pendaison du révolutionnaire Mirza Reza Kermani, l'assassin de Nasseredin Shah, un cliché exceptionnel dans la production de Sevrugin puisqu'il relève de la photo d'actualité, à distance, dans le mouvement de la foule — et qu'on y "voit" au premier plan le photographe, son assistant et le lourd boîtier de l'appareil photographique (août 1896).
Mirza Reza Kermani, l'assassin du Shah, quelques heures avant son exécution. Photo prise par Antoin Sevruguin.
Son studio était installé sur la rue Ala-al-Dawla  (devenue par la suite l'avenue Ferdowsi). Des années plus tard, lors des émeutes qui marquèrent le règne de Moḥammad Ali Shah (1907-1909) et qui provoquèrent le bombardement du parlement en 1908, le studio fut dévasté et la famille de Sevruguin dut se réfugier dans l'une des amabassades occidentales.
Sur les sept mille plaques qu'il avait réalisées, un petit millier survécut au désastre. Après la chute des Qadjars, ces plaques furent confisquées par Reza Shah Pahlavi (r. 1925-41) qui trouvaient que ces photos montraient un Iran "arriéré" bien éloigné du pays moderne qu'il voulait développer. La fille de Sevrugin parvint à récupérer une partie de ces plaques bien après la mort de Sevruguin mais seules 696 ont été conservées et sont aujourd'hui à la Smithsonian Institution (Freer Gallery of Art et Arthur M. Sackler Archives).

Le Shah et les photographes (1)

Mozzafar Shah Qadjar et deux de ses amis sous le portrait peint de son père Nasseredin Shah Qadjar, à l'ambassade d'Iran à Saint Pétersbourg, vers 1890.
La plus ancienne photo qui nous soit parvenue de Perse est un daguerréotype conservé au Musée d'Orsay à Paris. L'image, datée au dos de 1848, serait l'œuvre du Français Jules Richard, le premier photographe de passage à Téhéran et figure au catalogue sous le titre de "portrait d'un dignitaire Persan (?)".
En fait, du matériel photographique pour prises de vue daguerréotypiques était déjà parvenu en 1842 en Perse auprès du Shah Mohamed Shah Qadjar, sous la protection d'un jeune diplomate russe, le tout dans un chariot bâché, mais nul n'était parvenu à en tirer quoi que ce soit. La technique du daguerréotype était complexe, l'utilisation du mercure pour révéler les images était dangereuse — et le matériel était resté dans les cartons…
Il est possible que ce soit ce même Jules Richard (1816-1891) qui ait finalement tiré parti du mode d'emploi, initié le Shah à la photographie et voyagé jusqu'à Tabriz en 1844 pour photographier l'héritier du trône Nassereddin Shah encore enfant : peut-être fut-il ainsi à l'origine de la passion de ce dernier pour la photographie. Plus tard, c'est un autre Français, Henri Coulibeaut de Bloqueville qui à la fin des années 1850 va photographier la Cour du jeune souverain qadjar, au pouvoir de 1848 à sa mort en 1896.

Le Shah lui-même va étudier les techniques photographiques à partir de 1858 et installer une chambre noire dans son palais : l'Akkashkhaneh-ye morabake-ye homayuni (le Glorieux atelier de photographie royal). La fonction de photographe du palais s'ajouta alors à la longue liste de fonctions officielles — le premier fut Aqa Reza Iqbal al-Saltane (1843-1889) qui avait étudié la photographie avec le Shah et voyagea, photographia, expérimenta de concert avec lui (notamment des stéréographes, annotés au dos par l'un ou l'autre des deux hommes comme celui ci-dessous) et signés khanezad reza — du Saint des Saints, Reza — celui qui est entré au cœur du palais.

Un journal gouvernemental lithographié fut créé pour pouvoir y publier les photos officielles. Quelques eunuques obtinrent la charge d'imprimer les photos que le Shah prenait de ses nombreuses épouses.
La première université d'Iran, fondée en 1852, enseignera la photographie aux côtés d'autres sciences et techniques après 1862.
Il va sans dire que ce hobby royal nous offre une vision "de l'intérieur" du monde du palais et des harems, vision assez éloignée des fantasmes orientalistes contemporains (que des photographes extérieurs à la Cour comme Sevruguin mettront en scène dans leurs studios).
Commençons par cette photo prise par le photographe irano-arménien Antoin Sevrugin, La mère du Shah Nasseredin, Malek Jahan Khanom, vers 1880. La reine mère semble austère, à dire le moins, et tout autant sur la photo suivante, non signée.
Certaines images étaient sans doute destinées à être largement diffusées mais la plupart étaient conservées dans des albums de famille lourdement reliés et montrent Nasseredin Shah et ses successeurs, les derniers qadjars, dans leur intimité.
Nasserdin Shah fête ses 65 ans
Le Shah et sa cour au palais de Sahebqaraniyeh au nord de Téhéran
Anis al-Dawla, l'une des épouses du Shah, avec sa suite, vers 1870-1880
 Nasseredin Shah apparaît souvent en personnage mélancolique comme sur ce portrait anonyme — un autoportrait ?
Son héritier, Mozzafar Shah Qadjar, adolescent aux yeux cernés, jeune homme morose, souverain occidentalisé ensuite, noyant son spleen à Marienbad ou à Paris, continua à pratiquer la photographie après la mort de son père et pose, vieillard rongé d'ennui, dans une chambre d'hôtel aux côtés de son matériel favori.
Nasseredin Shah avec son fils Mozzafar, âgé de quatorze ans (à gauche). A droite, Mozzafar vers 1870.
Mozzafar Shah, le fils et successeur de Narredin Shah, ici photographié en Autriche lors de l'un de ses voyages en Europe

Tous petits, les enfants aussi semblent s'ennuyer — peut-être est-ce juste un effet de la longueur de pose. Mais le petit , entouré des dépouilles de mouflons tués par son père
L'un des petits-fils de Mozzafar Shah, fils de Ma'sud Mirza Zell al-Soltan, vers 1900.
Mais ces photographies royales ne montrent pas seulement la famille et les amis du Shah. C'est la vie du palais, et en marge des déplacements de Nasseredin Shah, c'est aussi la vie du pays.
Antoin Sevrugin, Danseuses et musiciennes, vers 1880
Antoine Sevrugin, Musiciens
Antoin Sevrugin, Femmes dans une maison privée
Acrobates
Ce sont encore différentes vues de palais, images de cérémonies officielles, "reportages" sur divers services de l'État (l'armée, les postes, les premières voies ferrées), sur les monuments et sites archéologiques (Persépolis).
Et la religion ? Rien, ne semble-t-il.
A Hamadan, fin XIXe.
Assemblée dans la maison de Vazir Nezam pour le seyyed : l'anniversaire de la fille du Prophète
Antoin Sevrugin, La tente royale aux champs de course



La plupart des photos et informations présentées ici proviennent du catalogue de l'exposition The Eye of the Shah, Qadjar  Court Photography and the Persian Past, présentée à la New York University du 22 octobre 2015 au 17 janvier 2016. Le catalogue a été publié sous la direction de Jennifer Y. Chi pour l'Institute for the Study of the Ancient World.