— C’est toi, sur cette photo ?
— Hm, je ne sais pas. Pas sûre. Tu l’as trouvée où ?
— Dans la grande boîte, avec les autres.
— C’est peut-être moi… ou peut-être sa sœur à lui…
— La sœur de Georges ?
— Pas sûre non plus, peut-être moi. La photo est floue, tout de même.
— Si c’est toi, tu as bougé. J’aime le drap blanc derrière, le mur de planches : j’imagine tes parents marchant dans cette foire dans le Nord, à Valenciennes. Ils passent par hasard devant la baraque du photographe et là, toi, tu commences juste à marcher et ils sont fiers de toi, ils voudraient bien une photo.
— Tu crois ?
Elle n'aime pas les photos, elle ne s'aime pas, elle ne s'est jamais beaucoup aimé, Nelly.
Elle n'a jamais aimé grand monde non plus.
— Sauf qu’ils ne savent pas bien comment s’y prendre, tes parents. Une si petite fille, où la mettre ? Les adultes, eux, s’assoient sur le tabouret devant le drap, le photographe les cadre serré et il garde juste un buste sur un fond blanc.
— Avec les plis du drap… une vraie photo de pauvre !
— Oui, bien sûr. Ton père est resté près du photographe, on ne le voit pas, ils discutent entre hommes — ah, comment va-t-on faire… et il ne faut pas que l'enfant se mette à pleurer… et elle ne doit pas bouger… Ta mère, c'est elle qui voulait la photo, je crois, et maintenant, elle a peur que tu tombes et elle te tient ferme.
— Je commence à marcher, tu as dit.
— Elle voulait sans doute à un moment lâcher ton bras, reculer, mais tu n’étais pas encore très solide sur tes pieds. Alors, on ne pouvait peut-être pas faire mieux… Il y a peut-être eu un second cliché, plus net, que le photographe aurait recoupé et qui s’est perdu. Tu vois, comme ça, on verrait à peine la main qui te tient :
Elle n'aime pas cette idée, qu'on la tienne par la main, qu'on l'ait tenue un jour par la main. Qu'elle ait été trop petite pour se tenir droite d'elle-même.
Elle n'aime pas se souvenir qu'elle a été enfant.
— Hm, vraiment non, je ne m’en souviens pas. Et de toute façon, ce n’est peut-être pas moi. Si c’est moi, je me demande pourquoi ma mère n’est pas sur la photo, vraiment côte à côte avec moi. Une photo où je serais sur les genoux de ma mère, tu comprends ? Alors que là, une photo de prisonnière…
— Ils voulaient sans doute un portrait de toi, juste toi.
— Juste moi. Au cas où ils me perdraient.
— Ils avaient perdu un autre enfant, non ?
— Hm, hm. Ou bien ce n’est pas ma mère… mais qui, alors ? Une voisine ? La bonne ? Voilà, la bonne m’a emmenée à la foire, elle m’a acheté le petit seau, nous arrivons devant la baraque du photographe et… Il y a une photo de moi avec ma mère, quelque part ?
Une autre histoire de main coupée, oui, une autre photo.
— Oui et non. Tu te rappelles ce document ?
— Ah, l’Ausweis — oui, bien sûr. Nous sommes allées, maman et moi, à la Kommandantur pour le faire, le lendemain de mes douze ans, en août 1918. L’Ausweis de mon anniversaire…
— Et là, ce n’est pas une photo d’identité.
— Voyons, c’était la guerre ! D'abord, la ville était occupée. Ensuite, à partir de mai 1918, Valenciennes a été bombardée : l’examen d’entrée au lycée, je l’ai passé dans une cave, les avions survolaient la ville jour et nuit, des bombes tombaient un peu partout. Après on a vu arriver les réfugiés de Douai et Cambrai en septembre. Et quand les Allemands nous ont évacués à notre tour en octobre, il fallait toujours avoir cette carte sur soi.
— Évacués ?
— Le front se rapprochait, on nous a jetées sur les routes, maman et moi. On a marché vers Mons, Liège. Enfin, il n’était pas question de se faire photographier à cette époque.
— Et pourtant, il fallait bien une photo pour la carte.
— On bricolait, j’imagine.
— Regarde bien, caché sous le coup de tampon, ton bras gauche sort de l’image.
— Eh bien ?
— Dans la boîte, il y avait aussi cette photo de ta mère.
— Des photos de ma mère dans cette boîte ? Avec mes photos à moi ? Je pensais les avoir toutes jetées.
— Une ou deux seulement, ne t'en fais pas, tu as réussi à presque tout jeter, presque tout. Celle-ci était dans une pochette de papier gaufré bleu — les tiennes sont dans la pochette blanche d’un studio boulevard du Montparnasse, bien séparées. Regarde.
— Je vois. Une main sur l’épaule. Une laide petite patte noire, ma main.
— Ta main sur son épaule. Et le même tampon bleu de la Kommandantur. Vous avez peut-être fait vos papiers le même jour ?
— Oh non, elle avait son Ausweis depuis longtemps. Elle avait dû couper la photo bien avant. Comme ça, ma mère se promenait dans Valenciennes avec ma main sur son Ausweis… Imagine que je sois morte, à ce moment-là… sous les bombes qui tombaient sur la ville. Ma mère restait avec une petite griffe noire accrochée à son chemisier blanc. Je restais sa prisonnière pour l'éternité.
— C'est elle qui restait ta prisonnière pour l'éternité. Tu lui en veux toujours ? Après si longtemps, alors que vous avez fini par mourir l'une et l'autre ? Regarde, on peut reconstituer l’image sans mal.
— Oui, je vois, une photo de studio. Nous avions posé toutes les deux devant une toile peinte, j’avais mis ma main sur son épaule comme le photographe me l'avait demandé (jamais je ne l'aurais fait de moi-même, n'est-ce pas), nous avions fixé l’objectif, nous n’avions souri ni l’une ni l’autre — c’était la guerre — et ensuite, elle, elle a coupé notre photo en deux pour de foutus papiers. Pense un peu, nous avions posé pour mon père, pour envoyer une photo à mon père.
— Ton père ?
— Mon père prisonnier, quelque part à l’Est. Et elle, elle coupe la photo au lieu de l'envoyer.
— C’est peut-être un double ? Une première photo qu’on envoie à ton père, et une autre qu’on découpe pour les Allemands ?
Elle se retourne dans sa tombe, je le sens.
— Hm, vraiment non, je ne me souviens de rien. Je suis si loin.
Une première version de ce post avait été publié là en janvier 2013.
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