Itinérance du regard, les
yeux vont leur chemin qui n'est pas celui de nos pas.
Les yeux glissent sur le
mur, la peinture en trompe-l'œil, quelques pas de côté pour trouver l'angle
exact sous lequel regarder la ville peinte en reflet de la ville qui, derrière
mon dos, s'étend au-delà du Tibre. Les yeux glissent jusqu'aux quatre ou cinq
lignes de lettres, de mots, de dates qui barrent le ciel blanc de la peinture.
Aimer ce qui est écriture
autant qu'on aime ce qui est mur, architecture, peinture. Aimer ce qui est
écrit autant qu'on aime ce qui vit. Marcher droit devant soi à travers les
villes mais voir tout de même ce qui est écrit sur les murs. Pas seulement le
graffiti au marqueur noir, pas seulement le croquis bancal, mais les lettres
gravées dans la pierre là où elles ne devraient pas.
Itinérance du regard. Voir
ceci et voir aussi —
Itinérance du regard, les
yeux circulent dans l'espace, regard à l'affut de ce qui le surprendra.
On voyage, on traverse des
pays, on voit ce qu'ils ont de plus beau à nous offrir. On admire mais le
regard voit aussi l'impur, la poussière, les écailles, les scories. L'envers du
plus beau.
Itinérance du regard qui
s'arrête un instant sur les lettres gravées dans la pierre et y trouve —
parfois — le début d'un récit. On marche, on suit une rue, on descend des
marches et là quelques mots qui ouvrent un monde — pas seulement le graffiti
antique protégé du temps par une plaque de verre à Pompéi, s'il n'est pas
pieusement conservé dans un musée d'ailleurs, mais aussi ces fragments de vies
minuscules sur les stèles funéraires du IIe siècle et qui sont comme des
rencontres.
Et puis on s'interroge. Ici
et ailleurs, toutes les œuvres, tous les monuments, toutes les peintures ne
sont pas traités de la même manière.
Ici on rénove, on repeint,
on rafraichit, parfois même on refait en neuf, en beau, en propre, quand, là,
on laisse le temps transformer les lieux.
Ici on restaure, on cherche
à retrouver un état d'origine idéal quand, ailleurs, on laissera vieillir et
vieillir et vieillir encore.
J'aime les murs avant le
passage des restaurateurs, j'aime les fissures mal colmatées mais envahies de
plantes grasses qui déplient leurs fleurs dorées sur la brique, j'aime le
relief dessiné par l'éclatement des pierre quand le soleil descend et que les
ombres s'allongent.
… Or je hantais la ville de vos songes
et j'arrêtais sur les marchés déserts ce pur commerce de mon âme, parmi vous
invisible et fréquente ainsi qu'un feu
d'épines en plein vent.
Puissance, tu chantais sur nos routes
splendides!… "Au délice du sel sont toutes lances de l'esprit… J'aviverai
du sel les bouches mortes du désir!
"Qui n'a, louant la soif, bu l'eau
des sables dans un casque,
"je lui fais peu crédit au
commerce de l'âme…" (Et le soleil n'est point nommé mais sa puissance est
parmi nous.)
Hommes, gens de poussière et de toutes façons,
gens de négoce et de loisir, gens des confins et gens d'ailleurs, ô gens de peu
de poids dans la mémoire de ces lieux ; gens de vallées et des plateaux et des
plus hautes pentes de ce monde à l'échéance de nos rives ; flaireurs de signes,
de semences, et confesseurs de souffles en Ouest ; suiveurs de pistes, de
saisons, leveurs de campements dans le petit vent de l'aube ; chercheurs de
points d'eau sur l'écorce du monde ; ô chercheurs, ô trouveurs de raisons pour
s'en aller ailleurs,
vous ne trafiquez pas d'un sel plus
fort quand, au matin, dans un présage de royaumes et d'eaux mortes hautement
suspendues sur les fumées du monde, les tambours de l'exil éveillent aux
frontières
l'éternité qui baille sur les sables.
Saint-John Perse, Anabase,
1924.
Est-ce le texte qui court
derrière le relief ou est-ce le relief qui est venu recouvrir le texte sur ce
mur de l'église
de Guerguéti au pied du mont Kazbek, en Géorgie ?
On martèle les graffitis
anciens afin de les effacer, et les voilà remplacés par d'autres qui à leur
tour seront provisoirement éliminés et encore d'autres viendront qui.
Une lèpre de lichen rouge
recouvre la pierre, cache les dates et les noms — voyageurs et soldats russes
sur la route militaire géorgienne montés par un chemin bien raide depuis la
vallée du Terek. Lermontov, Pouchkine peut-être sont passés par ici.
Les yeux voient sans que la
pensée s'arrête, sans que les pas s'interrompent. Ils voient et enregistrent et
parfois je reviens. Je me souviens et je retourne sur mes pas.
Je me souviens.
Cette stèle funéraire
romaine jamais revue, jamais retrouvée, dont je me rappelle avec une émotion
inchangée car ce fut comme une rencontre que ce fragment de vie minuscule
enchâssée dans la pierre, d'une petite fille qui vécut cinq ans ans sept mois
et vingt-deux jours il y a dix huit siècles, petite fille aux cheveux roux et
qui aimait grimper aux arbres — et dont l'absence laissait une femme qui
n'était pas sa mère dans le désespoir.
Itinérances.
Lire les mots alignés au long des murs. Des mots, des noms, des phrases. J'aime lire ce que d'autres ont écrit sur les murs.
J'aime qu'on laisse
subsister les graffitis anciens, j'aime lire les noms d'inconnus sur les
murailles d'églises géorgiennes perdues en pleine montagne, j'aime voir les
traces de l'histoire — je n'aime pas qu'on efface le temps, je n'aime pas qu'on
croie pouvoir gommer le passé.
Graffiti du XVIe siècle sur les fresques de la villa Farnesina à Rome |
Ce qu'on gomme, ce qu'on regarde comme des
parasites, des ajouts impurs à une œuvre que l'on voudrait toute fraîche sortie
du pinceau. Mais parfois graffitis et ajouts sont devenus une part de l'œuvre
et, si l'on poursuit ceux qui aujourd'hui voudrait poursuivre le geste des
barbares, on conserve soigneusement la signature de Raphaël ou de Piranèse sur
un plafond antique ou de Poussin sur une cheminée vaticane.
Nos goûts aujourd'hui, notre
manière de regarder l'art et l'architecture, ne sont pas ceux du XVIe siècle.
Nous admirons et nous protégeons tout chef-d'œuvre, nous craignons non
seulement sa disparition mais son altération, nous le voulons tel qu'en
lui-même, tel qu'il était dans un état d'origine dont, parfois, nous n'avons
pas d'idée précise : les œuvres d'art ont été sacralisées, c'est un héritage
auquel nous ne pouvons toucher sans effroi. Chaque restauration, chaque
intervention provoque un débat tant entre experts qu'au sein du public — du
public averti, évidemment.
Ici on voudra retrouver la
pureté de l'œuvre originelle, débarrassée de tout ajout, de tout signe que des
siècles sont passés.
Là au contraire on voudrait
garder la patine accumulée, les vernis jaunis qui dénaturent les couleurs afin
de ne pas perdre l'image que nous aimons — restaurer la Joconde, lui redonner
ses couleurs d'origine ? Vous n'y pensez pas.
Ces œuvres, nous les
regardons de loin, une cordelette, une barrière, une vitre, un œil électronique
nous empêchent de nous en approcher. Il y a quelques siècles au contraire, une
œuvre était faite pour être touchée, humée, observée de tout près pour en
comprendre la fabrique et celui qui admirait — mettons les fresques de Raphaël
au Vatican — allait y porter son nom. Admirer une œuvre ne passait pas
seulement par le regard mais aussi par un geste qui aujourd'hui nous semble
sacrilège : noter le jour où l'on est venu, signer son nom, ajouter un croquis.
Rien alors de transgressif, rien d'infâme et
répréhensible dans ce geste sinon l'acte de rendre visible son dialogue
avec l'œuvre, de transcender la mort physique de l'artiste pour lui offrir
l'immortalité de l'échange.
Je me souviens des murs de
Persépolis, cette chaleur, ces murs brûlants de lumière, les arbrisseaux
desséchés au loin, le silence de midi quand même les insectes ont disparu.
A l'inverse de la photo de
voyage, qui permet à chacun de conserver par-devers soi le souvenir des lieux
visités, comme ici, le graffiti d'un nom sur un monument assignait aux lieux
mêmes qu'on visitait la charge de conserver la mémoire du voyageur. Ainsi ce
fut la mode pour les voyageurs en Orient au XIXe siècle de graver son nom sur
chacun des monuments visités, qu'il s'agisse de la grande pyramide de Guizèh ou
de la colonne de Pompée à Alexandrie.
La première chose qui me frappe en approchant du
monument, ce sont des noms propres tracés en caractères gigantesques par des
voyageurs qui sont venus graver insolemment la mémoire de leur obscurité sur la
colonne des siècles.
Jean-Jacques Ampère, Voyage en Égypte et en Nubie, 1868.
Jean-Jacques Ampère, Voyage en Égypte et en Nubie, 1868.
Entre tant de signatures, en
persan, en russe, en arménien, en anglais ou en allemand, j'aperçois celle de
l'écrivain et diplomate Gobineau sur le flanc des taureaux qui gardent
Persépolis. Dans le récit de son voyage de 1855-58, Trois ans en Asie,
il n'écrit nulle part qu'il a sacrifié à la tradition du nom gravé dans les
ruines. En revanche, il décrit ainsi les traces du passage d'un autre Français
: il se tenait dans la bibliothèque de la cathédrale Vank à Ispahan, la grande
église arménienne de la ville, quand il vit — en un instant, au moment où,
sortant de la pièce, ses yeux glissent sur le mur — que "sur le chambranle
d'une porte était écrit au crayon : Dargout, l'ami du genre humain, vive la
République ! C'est tout ce qui reste désormais d'un original de l'espèce la
plus rare". De ce Dargout, sinon, ne subsistait là qu'un maigre lot
d'anecdotes qui dessinaient un errant sans passé, promenant sa folie en Asie.
La
signature d'Arthur de Gobineau, avec le N à l'envers, sur la base de
l'un des taureaux qui ornent l'entrée de Persépolis, au sommet du double
escalier monumental. |
Ces voyageurs emploient chacun une écriture différente qui, à son tour, est un moyen de marquer un territoire d'influence — perse, arabe, anglaise, russe… |
Ici c'est également en arménien qu'un voyageur a laissé son nom. |
Parfois, le voyageur ne se
donne plus la peine d’inscrire lui-même son nom et délègue cette tâche à un
tiers. Ce travail entre en effet souvent dans les attributions du guide-interprète
qui accompagne le voyageur en Orient.
Ainsi en 1887, le directeur
du musée impérial d’archéologie d’Istanbul, Osman Hamdy Bey», en visite à
Baalbek, dut interdire à « deux marbriers, établis sur les lieux mêmes, de
satisfaire cette manie » : pour quelques piécettes, tout voyageur pouvait faire inscrire son nom en grosses lettres sur
les monuments. Une fois inscrit, le nom se chargeait de conserver la mémoire
d’un être — il en devenait en quelque sorte le tombeau.
On marche à travers des villes,
certaines sont familières mais d'autres le sont moins. On marche dans les
montagnes, dans les pays inconnus, on observe au ras des yeux ce qui se
dessine. On déchiffre, on lit. Tant de messages à jamais cryptés dans une
écriture qui nous reste inconnue.
Sur certains monuments, on
ne peut plus guère faire de distinctions
entre les inscriptions légitimes et les inscriptions sauvages. Sur les murs des
tombeaux de la Vallée des Rois, écrit Flaubert, il s'opère une sorte
d’équivalence entre les graffitis et l’écriture égyptienne antique : « le mur
est blanc —les noms des voyageurs écrits au couteau y disparaissent les uns
sous les autres ; c’est tout aussi hiéroglyphique que les hiéroglyphes qui
entourent les trois autres côtés de la chambre ». Il en va ainsi dans cette
chapelle funéraire arménienne, dans le monastère de Noravank.
Itinérances. D'un lieu
l'autre. D'une mémoire l'autre.
Lire les mots alignés au
long des murs. Des mots, des noms, des phrases, des poèmes. En hommage.
|
Et puis si loin, il y a
longtemps, mais je me souviens comme d'hier, ce lieu caché dans les montagnes.
Fondé à l'époque byzantine par les Comnènes, à la fin du XIVe siècle, le
monastère de Sumela au sud-est de Trébizonde a survécu tout au long de l'époque
ottomane.
Pendant la Première guerre
mondiale, l'armée russe a occupé la région pendant deux ans, entre 1916 et 1918
— autant dire qu'en 1918 les Russes avaient d'autres soucis que la protection
de fresques byzantines. Le traité de paix qui a redessiné la région, le traité
de Lausanne, a organisé le transfert (et l'échange) de populations : les
chrétiens de l'Est de la Turquie, essentiellement grecs (les Arméniens
survivants du génocide de 1915, les Géorgiens, Lazes et Meskhets en ont déjà
été chassés à la suite du traité de Kars en 1920 avec la Russie bolchévique)
sont expulsés dans des conditions d'extrême violence, soi-disant pour être
échangés contre des musulmans de Grèce, de Bulgarie ou de Roumanie — on parle
du génocide des Grecs pontiques (1916-1923).
Sumela est alors abandonné
et le monastère va brûler en 1930, ajoutant la ruine à la ruine.
Plusieurs ouvrages m'ont
accompagnée pour écrire cet article :
Armando Petrucci, Promenade
au pays de l'écriture, 2019 (édition italienne 2002).
Stéphanie Dord-Crouslé. Inscrire
la mémoire de soi dans les lieux visités : pratique et réception desgraffitis
par les voyageurs du XIXe siècle, 2011.
Charlotte Guichard, Graffitis
: Inscrire son nom à Rome (XVIe-XVIIIe), 2014.
Bernard Heyberger,
« Pratiques religieuses et lieux de culte partagés entre islam et
christianisme (autour de la Méditerranée) », in Archives de sciences
sociales des religions 149, 2010.
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