Cet article fait suite à un premier, ici,
sans la lecture duquel il ne serait pas totalement compréhensible.
Un homme dont on peut juste imaginer la silhouette d’adolescent quittant sa maison à Varsovie.
Puis sur la route, sur les mers.
Et ailleurs, loin.
Toujours étranger, chez des étrangers.
De plus en plus loin.
У отца совсем не было языка, это было косноязычие и безъязычие. Русская речь польского еврея? – Нет. Речь немецкого еврея? – Тоже нет. Может быть особый курляндский акцент? – Я таких не слышал. Совершенно отвлеченный, придуманный язык, витиеватая и закрученная речь самоучки, где обычные слова переплетаются с старинными философскими терминами […], причудливый синтаксис талмудиста, искусственная, не всегда договоренная фраза – это было все что угодно, но не язык.
Осип Мандельштам, Шум времени
| Ce que mon père parlait n’était pas une langue, mais un bredouillement, un mutisme. Le russe d’un Juif polonais ? Non. D’un Juif allemand ? Non plus. Peut-être l’accent particulier de Courlande ? Je n’en ai pas entendu de semblable. Une langue complètement abstraite, inventée, la parole alambiquée, tordue, d’un autodidacte, où de désuets termes philosophiques […] s’entremêlaient aux mots de tous les jours, une bizarre syntaxe de talmudiste, une phrase artificielle pas toujours menée à terme — c’était tout ce qu’on voudra sauf une langue.
Ossip Mandelstam, Le Bruit du temps
© photo Roman Vishniak |
Alors que je me fraie un chemin dans les documents sud-africains, je m’interroge. Quelle langue, quelles langues, cet homme parlait-il, Adolf Guttmann, le grand-père de ma grand-mère ?
Le polonais ? le russe ? l’anglais de Sheffield ? l’afrikaans ? l’allemand ? le yiddish ? Et avec qui ?
Carte
de la partie européenne de l’Empire russe avec les différentes
frontières de la Pologne selon les partages. Keith Johnston’s General Atlas, Edinburgh, 1861
(1)
Un Lituanien nommé Sammy Marx
On
suit du doigt la ligne frontière entre la Prusse et l’Empire russe, on
remonte vers le Nord-Est. De Kalisz, on glisse jusqu’à Novemiasto — Naumiesis — dans
la région de Kovno, juste à mi-chemin de Memel et de Tilsit. Très à
l’Est de Kalisz.
L'homme que nous allons suivre s'appelle Sammy Marx.
Samuel Marks est
né dans ce qui est aujourd'hui la Lituanie en 1844 à Žemaičių Naumiestis. Comme Kalisz dont Adolf
Guttmann était originaire, Naumiestis, dont plus de la moitié de la
population était juive au milieu du XIXe siècle, se trouvait à la fois dans la Zone de résidence et juste sur la frontière entre l’empire russe et la Prusse.
Le
père de Samuel, Mordechai Feit Marks, était un tailleur itinérant
chargé de sept ou huit enfants, très pauvre, et Samuel n’a pas eu
d’autre instruction que celle reçue au Heder. A douze ans, il n’échappe
au risque de la conscription établie dans la Zone pour les enfants juifs
par le tsar Nicolas 1er
en 1827 que parce que cette conscription vient d’être abolie quelques
mois plus tôt par Alexandre II. Vers l’âge de seize ans, il suit la
route usuelle pour quitter Neustadt : le commerce des chevaux.
Il
va ainsi accompagner un convoi de bêtes à travers l’Europe jusqu’en
Angleterre et il se retrouve en 1861 à Sheffield où il devient
colporteur. Il est engagé par la suite par la maison Guttmann Brothers
de Sheffield (par les oncles d’Adolf donc) qui l’envoie en 1868 en
Afrique du Sud avec son cousin Isaac Lewis.
Voilà, un premier lien est posé entre nos deux hommes, un futur milliardaire et le grand-père de ma grand-mère.
On les imagine plus facilement partir de Londres. Ici, St Katherine docks. |
Seul le capitaine pouvait envisager d'avoir une cabine à bord. Des toilettes étaient aménagées en tête du navire que les vagues inondaient régulièrement. |
Un poste de cuisine était installé sur le pont pour que les passagers qui avaient emporté des provisions puissent préparer des repas ou tout au moins se procurer des boissons chaudes. |
Enfin, le navire approche du Cap et les voyageurs découvrent le pays, la montagne de la Table dominant la ville puis, une fois débarqués, le décor de maisons hollandaises.
(2)
De la pacotille de Sheffield aux mines de diamants du Transvaal
Comme
de nombreux immigrants juifs à cette époque, Sammy Marks et Isaac Lewis
deviennent marchands itinérants : un temps, ils ont arpenté les rues du
Cap à la recherche de clients pour leurs bijoux de pacotille et leurs
couteaux de Sheffield.
Plus tard, ils vont avancer à l’intérieur des
terres, allant de ferme en ferme vers le Transvaal à la suite des
pionniers, dans un chariot tiré par une mule : Marks et Lewis sont alors
ce qu’on appelle là-bas des smouses — ou des hawkers, ces colporteurs qui vendent à la criée — tout comme le sera Adolf Guttmann dix ans plus tard.
Puis
avec la découverte des mines de diamants en 1869, tout change. Des fermes, ils poursuivront leur chemin vers la route des mines au Transvaal. Sammy Marks et
Isaac Lewis quittent Le Cap pour Kimberley avec un chariot chargé de matériel
et vont fournir aux mineurs l’outillage dont ils ont besoin ainsi que
des provisions ou du tabac — et les mineurs vont les payer le plus
souvent en petits diamants.
Carte des champs de mines en Afrique du Sud, 1895, BnF |
La mine de diamants de Bultfontein |
La mine de diamants de Wesseltown |
Dans les mines d'or du Transvaal, vers 1880 |
Nellmapius, Marks et Lewis auront
alors le monopole de la fabrication d’alcool au Transvaal pour quinze
ans. Quelques années plus tard, en 1886, ils suivent la ruée vers l’or
vers l’Est du Transvaal et fondent la African and European Investment
Company, une entreprise financière chargée de la gestion des intérêts
des différentes mines d’or — Marks et Lewis comptent désormais parmi les
hommes les plus riches d’Afrique du Sud.
Sammy
Marks (cinquième à partir de la droite) sur le chantier du chemin de
fer qui devait relier l’État libre d’Orange et le Transvaal en mai 1892.
Au premier plan, barbu et courbé, le président de la République du Transvaal, Paul Kruger.
Sammy Marks devenu milliardaire va fonder la ville de Vereeniging sur le site de mines de charbon près de Johannesburg. Il y développe des fabriques, des moulins, des usines.
Il y bâtit une large synagogue puis une autre à
Pretoria, il finance les organisations caritatives et prend la tête de
sa communauté — les communautés juives du Transvaal, composées de juifs
d’Europe de l’Est, rompent alors avec les synagogues dites « anglaises » du
Cap, plus anciennes comme celle ci-dessous, pour constituer leur propre congrégation.
La vieille synagogue rue PaulKruger à Pretoria |
La synagogue de Naumiestis aujourd’hui |
(3)
Chercheurs de fortune sur la trace du grand homme
Notons tout de même que la constitution de la république, qui
affirmait le caractère calviniste du territoire, restreignait les droits
des blancs naturalisés ou Uitlanders pour ceux ne seraient pas
protestants, les juifs donc — les noirs étant quant à eux exclus de tous droits.
Le
yiddish sera d’ailleurs reconnu comme langue de l’Union à partir de
1906 !
Sammy Marx, l'associé des Guttmann de Sheffield, un self-made man dont la réussite encourage à l'émigration. |
Encouragés
eux aussi par cette réussite sans doute, les Guttmann de Sheffield
envoient alors en Afrique du Sud vers 1880 au moins deux de leurs fils,
les deux cousins Joseph, et avec eux, le cousin Adolf (né Joseph), le grand-père de ma grand-mère, venu
de Varsovie en Angleterre à une date indéterminée — l’un des deux Joseph
au moins sera par la suite associé aux affaires de Sammy Marks.
En
attendant, comme Marks avant eux, ils deviennent colporteurs pour se lancer ou, un peu mieux, marchands itinérants avec un
chariot bâché, on ne sait, mais ils vendent toujours des couteaux et
des bijoux de fantaisie.
Je les imagine comme nombre de ces colporteurs
juifs se lancer dans le commerce des plumes d’autruches à une époque où
ces plumes avaient au poids la même valeur que le diamant ! Pour le
dire autrement, à une époque où un couple d’autruches valait le même
prix qu’une synagogue en Lituanie — 1000 £.
Une ferme à Oudtshoorn, la capitale de l’autruche, qui était connue alors jusqu'en Lituanie sous le nom de « Jérusalem de l’Afrique ». La route qui y menait était surnommée Der Yiddishe Gass. |
Voyageant
entre Le Cap, l’État libre d’Orange et le Transvaal, les cousins
Guttmann, Joseph, Joseph et Adolf, le grand-père de ma grand-mère, se sont dirigés vers la ville nouvelle de Johannesburg, fondée
en 1886 lors de la ruée vers l’or, à quelques dizaines de kilomètres de
Pretoria.
Mais rien, vraiment rien, n’indique jusque là qu’ils aient pu faire fortune d’aucune façon.
Johannesburg en 1878, un monde de chariot bâché : une ville de pionniers |
La place du marché à Johannesburg, vers 1905 |
Une ville fondée sur l'exploitation de l'or et du diamant |
Sammy
Marks, âgé de 40 ans et milliardaire, décide enfin de se marier et choisit
pour femme la fille de celui qui l’a aidé à débuter dans la vie en lui
confiant un éventaire de colporteur. Il épouse ainsi en 1884 Bertha
Guttmann, la fille de Tobias l’horloger coutelier de Sheffield, âgée
seulement de 22 ans et cousine germaine d’Adolf.
Sammy Marks le
milliardaire devient cousin par alliance d’Adolf… Nous touchons au second lien entre les deux hommes, enfin.
Le
vieux père du milliardaire, Mordechai, à défaut peut-être de venir
rejoindre son fils au Transvaal, a fait le déplacement vers Sheffield
pour le mariage. Il est assis aux côtés de trois des enfants Guttmann :
les filles restent debout, même sa future bru Bertha (au centre avec son
lorgnon) tandis que le fils s’est assis — sans doute est-ce Joseph, le
futur associé de Sammy Marks, celui des cousins d’Adolf qui va se lancer
dans de ténébreuses affaires autour d’une usine de confiture (He is a little bit favored by Mr. Samuel Marks but a more hypocritical scoundrel I have never met,
dira plus tard un de ses concurrents). Bertha manque un peu de charme mais c'est une jeune fille très instruite.
Dans l’angle à gauche, une photo de Mordechai jeune avec un enfant dont on imagine qu’il s’agit de Sammy, le futur grand homme.
Dans l’angle à gauche, une photo de Mordechai jeune avec un enfant dont on imagine qu’il s’agit de Sammy, le futur grand homme.
Et Adolf, cousin
par alliance du grand homme, pourrait enfin marcher vers la fortune à
son tour, il pourrait lui aussi être associé à de troubles affaires de
confitures ou de diamants, de plumes d’autruches ou de charbon, de
chemins de fer ou d’alcool de grains — mais dans la vie, rien n’est
jamais si simple.
Ce qui est simple en revanche, c’est de se marier.
Sans faire d’erreur.
Ne plus être seul.
La série se poursuit ici.
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