lundi 29 juillet 2019

Loin vers le sud, là où les morts


C'est une chambre dans la pénombre.
Des armoires, de la vaisselle, des ustensiles de cuisine.



Une flaque sous la plante verte posée à l'ombre des persiennes. Une femme est passée là il y a quelques minutes, un arrosoir en zinc à la main, les gouttes roulent sur les carreaux bruns.



La table est mise, un seul couvert, assiette cassée et recollée plusieurs fois. Juste à côté, un petit fer à repasser.



Si quelqu'un a vécu ici, ce pourrait être un photographe. Il serait sans doute très vieux car tout est ancien dans la maison. Ou bien il est déjà mort et ce serait un musée à sa mémoire. A la mémoire de ses objets car de son nom, ici, il n'y a trace.
Mettons qu'il ait eu un nom, de son vivant, appelons-le Biaggio.



Un photographe de village, de ceux qui comme Saverio Marra photographient les femmes et les enfants restés au pays pour envoyer des nouvelles aux hommes partis en Amérique. Il tire dans la rue un large rideau de toile, là où à l'ombre la lumière est plus douce, on sort les chaises, il les fait asseoir. Il leur parle, il ne leur dit pas de sourire.



Là-bas en Argentine, l'homme rêve de la maison. Il rêve et il pleure en s'éveillant. Le rêve est un signal, une lettre va arriver, dedans il y aura une photographie de sa femme, de son fils bien aimé, de ses deux filles. La lettre arrive et dedans la photo — l'épouse, le fils assis devant, les filles debout derrière. Un jour, le père rêvera de nouveau et le fils à son tour prendra la mer pour rejoindre Buenos Aires.

Le photographe, lui, aurait eu une femme, des enfants. Une fille à qui on aurait appris à coudre et à broder, à travailler la dentelle, à coudre des dessus d'autel et des aubes de communiantes. Qui aurait préparé son trousseau pour plus tard, quand elle serait grande à son tour.



La fille de Biaggio, on pourrait l'appeler Agata. Une enfant sage et délicate derrière la vitrine du musée. 
Ses jouets sont là, offerts aux yeux dans les armoires ouvertes.



En Sicile, il venait aux enfants d'étranges jouets. De petites églises pour les poupées où ils psalmodieraient la messe dans la chambre aux volets clos, les longues après-midi d'été. Des poupées aussi sans doute, de petits meubles et de la vaisselle miniature pour la dînette. Un petit saint suaire à fixer dans l'armoire où les poupées iraient en pèlerinage, et un chemin de croix qu'on étirerait sur la carrelage, entre les taches de soleil.




Autrefois, dans la ville, à la Toussaint, on emmenait les enfants voir les morts aux catacombes de la ville. 
Les enfants défilaient entre les corps alignés, les plus petits dans les bras de leurs pères, les plus grands collés à leur mère. Là étaient la grand-mère, le petit frère, la cousine aux visages rongés, suspendus à un clou fermement planté dans le mur chaulé, souriant de toutes leurs dents. 
Arrivés devant eux, toute la famille réunie, on posait les chaises qu'on avait apportées, celles qui avaient servi pour le photographe, on s'asseyait, on parlait. On racontait aux morts les événements des derniers mois, le mariage de Natuzza, la naissance du petit de Rosario, et Jabbicù qui est parti en Amérique, Angelo qui a ouvert un garage, et Peppina encore enceinte, le huitième déjà. Oui, oui. 
Une belle famille, la famille de Peppina, mais tant de bouches à nourrir.

 

En rentrant, on grignotait des gâteaux secs comme des ossements, des ossements tous croquants de farine et de sucre.



Après, ce 1er novembre, on attendait la nuit que les morts viennent apporter des cadeaux. La grand-mère, le petit frère, la cousine aux visages rongés, descendus du mur dans les vêtements propres qu'on leur aurait enfilés le matin et défilant en silence dans la chambre d'enfants.




Pour les enfants, mieux valait s’endormir avant l’arrivée des morts. Ne pas trop les imaginer. 
Étaient-ils tels qu’ils étaient de leur vivant ? Ou devenus des squelettes ? 
Mais la grand-mère morte l’année dernière ? Si les enfants étaient encore éveillés au moment où elle entrerait dans la chambre, que faudrait-il faire ? L'embrasser ? 
Faire semblant de dormir, garder les yeux fermés. Ne les ouvrir qu’une fraction de seconde, juste le temps de voir si grand-mère portait toujours son châle noir, celui sous lequel elle descendait la rue entre la maison et l'église.

Chaque année, à la Toussaint, les morts revenaient et au matin, quand éveillés de leur frayeur les enfants ouvraient les yeux, les cadeaux étaient là, posés sur la couverture.

Ouvrir et fermer les yeux et regarder les cadeaux posés là sur la couverture. Les flairer pour se convaincre qu'ils n'ont que le parfum du neuf et du propre. Sourire, jouer.


Les morts, alors, les enfants y étaient habitués. Quand il y en avait un dans le voisinage, les grandes personnes les emmenaient avec elles. Le photographe venait — était-ce toujours Biaggio ou Saverio, le Calabrais ? On redressait le cercueil dans la salle, on se regroupait autour, certains regardaient le mort, certains le photographe.
Une branche fleurie dans les mains.
Ce mort-là, si les enfants étaient allés lui rendre visite ce jour-là, avant les funérailles, est-ce qu'il viendrait leur apporter des cadeaux ? 
Ou seulement à ses enfants à lui ? 
Qui sait ?


Mais les autres défunts, ceux qui dorment dans de vrais cimetières, sous de lourdes dalles, dans les caveaux de marbre, pouvaient-ils venir visiter la chambre dans la nuit ? Les enfants le croyaient, eux qui entre les tombes qui étaient leur terrain de jeu voyaient les objets déplacés, les pierres penchées, les portes entrebâillées.
 

Car les cimetières étaient des villes au sein des villes, des villes qu'on visitait de temps à autre avec les grandes personnes. Les enfants y couraient, ils y jouaient à cache-cache. Certains, disait-on, s'y perdaient pour toujours.



Quand les enfants s'ennuyaient, au cimetière, ils regardaient les photos des morts. Ils y avaient les vieux, les vieilles et puis tous les jeunes, d'autres enfants aussi. Des jeunes en uniforme, si nombreux. Ceux-là avaient péri à la guerre, disaient les parents, là-bas en Albanie ou en Grèce.




C'est ce qu'on leur racontait, aux enfants. On leur donnait l'arrosoir à porter, et le panier avec le goûter et on leur racontait la guerre. Après, on allait à l'église. Des femmes avec qui parler ici et là, les fleurs qu'on arrange, les seaux d'eau qu'on vide, le bruit des claquettes sur le dallage et des religieuses qui venaient.
On bavardait, l'après-midi passait.
On priait un peu, vers le soir, avant de rentrer.



A l'époque, dans les églises, on allumait vraiment les cierges. De vrais cierges de cire qui fondaient lentement devant les images saintes. Il fallait trouver les allumettes au fond du sac, les craquer sur le grattoir fatigué, voir la flamme prendre vie puis fixer le cierge sur l'une des pointes d'acier destinées à le porter, de ces pointes qui évoquaient toujours pour les enfants l'un des instruments du supplice des martyrs — Lucia ? Agnese ? Ou si les allumettes ne se retrouvaient pas, pencher son cierge vers une autre flamme, vers un petit cierge sur le point de s'éteindre, et reprendre cette flamme, relayer la flamme de prière en prière, de cierge en cierge.
Fermer les yeux et joindre les mains, montrer aux enfants comment faire — et ils prieront ainsi devant l'église de poupée posée sur la table de la chambre, en veillant bien sur les cierges tout de même pour ne pas incendier la maison.
C'était autrefois.
On portait des fleurs aussi, de grands lys odorants qui donnaient mal à la tête.





De rue en rue, les images survivent sur les murs. On prie dans les églises, on prie dans les maisons, on se signe devant les saintes et les martyrs. Parfois, la nuit, on allume encore une lumière.


En voyage en Sicile, entre le Museo Civico di Santo Spirito à Agrigente, l'église Santa Chiara et le cimetière à Enna, et les rues de Palerme, avril 2019. 
Les trois photos anciennes sont de Saverio Marra (1894 - 1978) qui de toute sa vie ne photographia que les habitants de son village, San Giovanni in Fiore, en Calabre.
Le récit de la visite des morts pendant la nuit de la Toussaint est largement inspiré des souvenirs de Roberto Alajmo publiés en 2002 dans La pensée de midi.

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