A quel moment commencez-vous à les voir, ces pommes ?
Vous marchez dans ce cimetière, tout près de Moscou, ou plutôt vous marchez sous les arbres et soudain vous comprenez que vous êtes dans un cimetière. Des tombes de pierre sous les arbres, les ombres mouvantes, les taches de lumières sur la pierre noircie. Deux ou trois pommes sur une tombe d'enfant — comme ailleurs ces petits cailloux déposés sur les pierres tombales. Deux pommes vertes.
Deux larges, trois petites tombes, une famille sous les arbres. Un siècle au moins nous séparent, elle et nous qui marchons sur ce sentier obscur sous les arbres.
Derrière, une église blanche, des coupoles d'argent, le ciel si bleu. Et le parfum des pommes. Il suffit de quelques pas et vous voilà dans un immense verger, des centaines de pommiers alignés, des pommes vertes, jaunes, rouges qui roulent dans l'herbe et d'autres familles, des familles en vie avec des enfants en vie, qui cueillent des pommes.
Il y a l'odeur des pommes et les cris des enfants, les parents qui se parlent à voix basse, des gens qui chantent au loin et ce petit chien tout fou qui court en rond sous les arbres avant de revenir près du bébé.
Quels enfants donc pouvaient être enterrés sous les tilleuls ? Des enfants de la fin du XIXe siècle ? Des enfants du début du XXe ? Des enfants nés de la révolution et morts de faim en orphelinat en 1920, comme Irina, la fille cadette de Marina Tsvetaeva ? Des enfants qui avaient joué eux aussi, et ri et chanté, des enfants que leurs grands-mères cajolaient, des enfants qui avaient des chiens et des chats, des enfants dont les parents seraient arrêtés un jour peut-être et qui poursuivraient leur enfance en orphelinat ?
Au milieu des vieux livres, dans la lumière sale d'un sous-sol, des enfants encore.
Ils apparaissent sur chaque page de cet album cartonné, des enfants entourés de parents et d'amour, dans la campagne idyllique d'un été russe. Deux sœurs qui regardent l'objectif, assises entre mère et grand-mère, ou dans le hamac avec papa. L'album inachevé prend la poussière sur une étagère de bouquiniste à Moscou. Pas un nom, pas un indice. Juste le soin de coller les photos dans les cadres qui ornent le lourd papier.
Deux petites filles, deux sœurs grandies dans les années vingt — que sont-elles devenues dans cet âpre siècle ?
Быть в аду нам, сестры пылкие,
Пить нам адскую смолу, —
Нам, что каждою-то жилкою
Пели Господу хвалу!
Не клонившимся в ночи,
Уносимым лодкой валкою
Под полою епанчи.
Разнаряженным с утра,
Заводившим песни райские
У разбойного костра.
— Шей не шей, а всё по швам! —
Плясовницам и свирельницам,
Всему миру — госпожам!
То в созвездиях коса.
По острогам да по гульбищам
Прогулявшим небеса.
В райском яблочном саду…
— Быть нам, девицы любезные,
Сестры милые — в аду!
Ноябрь 1915
Sous ce premier album, sur l'étagère de la librairie, un second. Des images plus anciennes, un cahier plus pauvre, plus maladroit. La même famille, je crois. Comme si plus tard, une fois venu le temps des difficultés, quelqu'un avait collecté les photos restées dans une enveloppe au fond d'un tiroir et les avait collées au plus vite, même celles déjà jaunies, même celles surexposées et illisibles, collées avant que la mémoire n'en soit perdue sur l'album déniché par chance parmi de vieux papiers.
Que sont devenus les parents de ces enfants ? Que sont devenus ceux qui rêvaient ? Et ceux qui ne rêvaient jamais ? Ceux qui rêvaient d'un monde meilleur comme ceux qui n'y croyaient pas ? Qu'est devenue la jeune femme assise sur la véranda ? Qu'est devenue celle qui se protégeait les yeux du soleil ? Et l'homme en uniforme ? Le jeune homme en chemise paysanne ? Et la mère aimante ? Et la maison de bois ?
De certains de ces parents parfois ne subsistent que quelques photos, des pages de dessins envoyés depuis le Kazakhstan ou la Kolyma, des lettres écrites sur du papier de hasard et envoyées sans espoir de réponse, quelques objets familiers.
De certains de ces parents demeurent ces dossiers de l'OGPU, conservés dans les archives des organes, dans les archives des prisons, étalés devant nous aujourd'hui avec leurs couvertures aux couleurs gaies.
D'autres en revanche ont survécu aux années staliniennes, mais que savons-nous de leur chemin ? Juste le souvenir des yeux grands ouverts entre le col montant et la coiffe sombre, le souvenir des lèvres serrées, et le trouble qui nous prend en croisant la mémoire d'un regard.
Des enfants aussi, que reste-t-il ? Une ou deux photos comme celles de Lev Goumilev, le fils des poètes Anna Akhmatova et Nikolai Goumilev, l'enfant promis à la prison et aux camps.
À ces photos de l'enfant conservées dans l'appartement d'Akhmatova à Saint-Pétersbourg, répond un poème de Tsvetaeva — et plus tard, quand le temps des arrestations sera venu, tout le cycle Requiem d'Akhmatova, sur ces dix-sept mois de 1938 à faire la queue devant les prisons de la ville dans l'espoir d'avoir des nouvelles de son fils.
Quel héritage, croire, ne pas croire, croire au paradis mais vivre en enfer — et puis un jour, tout s'arrête, on quitte un monde pour un autre, on assiste à la disparition de l'empire familier. Reconstruire, croire ou ne pas croire. Aller de monastère en monastère, là où les jardins figurent le paradis dans le cercle des murs d'enceinte, l'église au centre, toutes ses tours, tous ses bulbes lancés vers le ciel — Jérusalem céleste.
Entrés dans sous les voûtes de l'église dans la file des pèlerins le cierge en main, nous avançons vers le saint — icônes et fresques nous guident vers le saint, icônes et fresques assombries par le temps, par la fumée des lampes et les mains, les lèvres des fidèles, tous ces saints intercesseurs calmement penchés depuis des siècles vers le Seigneur.
Les pèlerins attendent longuement pour embrasser la tombe de Serge de Radonèje à la Trinité-saint-Serge, défilant devant les merveilles de l'iconostase d'Andreï Roublev et Daniil Tcherny. Des femmes surtout qui allument lampes et cierges devant les icônes, quand d'autres chantent de ces voix si hautes et claires de la liturgie des monastères, glissant de quart de ton en quart de ton comme le font les oiseaux au fond des forêts.
Dans les églises, ce sont surtout les femmes qui prient à grands enclins et signes de croix, courbées sur le sarcophage des saints, ployées devant les icônes, étalées sur le dallage devant les reliques.
Et d'autres femmes qui sans cesse essuient et lavent le sol sur lequel on s'allonge, les objets pieux qu'on touche, les icônes qu'on baise.
Dehors, le parfum des pommes a envahi le jardin envahi d'oiseaux. Dedans, l'odeur de la cire et de l'encens se mêle aux chants des nonnes.
Les cierges sont le signe le plus visible de la présence des saints intercesseurs, un saint par jour, des saints si proches que leur image même peut s'effacer. On brûle des cierges ici devant l'iconostase vide, car là où les yeux incrédules ne voient rien, la foi sait reconnaître les traces de l'icône.
Une icône, une, tout de même. L'intercession justement de tous les saints pour qu'Elle nous entende.
Dans ces monastères partout poussent les pommiers, alignés sous les murailles, les branches soutenues par de longues perches. Les pommes mûres roulent dans l'herbe vers les mains qui les ramassent. Ce sont les pommes de la Trinité à Serguiev-Possad, les pommes de la Dormition à Pereslav-Zalesski, les pommes de Borissoglebski, les pommes du kremlin de Rostov — j'en oublie.
Aux portes des réfectoires, les trapeznaïa, les femmes déposent leurs seaux de pommes. Dans les galeries closes et chaudes des églises, les papertes, les pommes diffusent leur parfum entêtant et bientôt un peu sure.
Il y a un samovar dans un coin, une barrique de kvas à côté, une ou deux marmites, et des chats qui attendent, sagement hermétiques. Sans doute ne veulent-ils pas de pommes, eux.
Sous les pommiers, dans les monastères, dans ces petites villes assoupies au bord de la Volga, il n'y a pas que des chats et des pèlerins. On rencontre des cyclistes, des familles qui pique-niquent, et des enfants encore.
Des enfants comme ce petit garçon à Mychkine qui, suivi de son chien, dévalait la pente à bicyclette vers la Volga.
Des enfants vivants ici — un enfant mort là, encore un. Enfant peut-être assassiné, cet autre petit garçon : le tsarévitch Dimitri, dernier fils d'Ivan le Terrible, dont la mort en 1591 à Ouglitch déclencha le long Temps des troubles. Un enfant si absent ici, sous les fresques de l'église saint Dimitri-sur-le-Sang-Versé, que son image même a disparu : de l'icône ne survit que l'oklad, cette couverture d'argent repoussé qui pour protéger l'icône n'en laisse plus voir que le visage et les mains. Sous l'icône, le cercueil-traineau qui a servi à ramener le corps à Moscou ; derrière elle, les fresques qui au XVIIIe ont retracé sa vie ; dans la pièce voisine, la cloche qui fut fouettée pour avoir transmis la nouvelle de la mort de l'enfant, sa langue de bronze arrachée, ses restes exilés quelque part en Sibérie — aujourd'hui bien assise dans l'église, telle le dernier témoin.
Ты и накормишь,
Ты и напоишь,
Ты и закружишь,
Ты и отслужишь!
9 ноября 1918
Des enfants, des chats, des pommiers, le ciel chargé de pluie, des maisons de bois, des rivières et des étangs au pied des églises. Les bergeronnettes près des flaques d'eau, les nichoirs à sansonnets dans les jardins, contre les palissades, les pigeons sur les toits, les étourneaux en nuages au-dessus des arbres. Les flaques après la pluie, la végétation foisonnante, la forêt jamais loin.
Пить нам адскую смолу, —
Нам, что каждою-то жилкою
Пели Господу хвалу!
Nous irons en enfer, sœurs chéries,
Nous boirons la résine de l'enfer.
Nous qui par chacune de nos veines
Avons chanté la gloire du Seigneur.
Нам, над люлькой да над прялкоюНе клонившимся в ночи,
Уносимым лодкой валкою
Под полою епанчи.
Nous qui ne nous sommes pas penchées
Sur le métier ou le berceau,
Emportées sur une barque instable,
Sous un grand et beau manteau.
В тонкие шелка китайскиеРазнаряженным с утра,
Заводившим песни райские
У разбойного костра.
Vêtues, ornées, dès le matin,
De soieries chinoises,
Nous chantions des chants de liesse
Autour d'un feu de bois.
Нерадивым рукодельницам— Шей не шей, а всё по швам! —
Плясовницам и свирельницам,
Всему миру — госпожам!
Couturières peu laborieuses,
Cousant tout sans rien tenir,
Nous étions, danseuses joueuses,
Les reines suprêmes sur toute la terre.
То едва прикрытым рубищем,То в созвездиях коса.
По острогам да по гульбищам
Прогулявшим небеса.
Souvent couvertes de haillons,
Tresses envolées dans les nuages,
Sur les foires et places publiques
Nous avons perdu nos cieux.
Прогулявшим в ночи звездныеВ райском яблочном саду…
— Быть нам, девицы любезные,
Сестры милые — в аду!
Ноябрь 1915
Dépensées en promenades
Dans un paradis de pommes,
Nous irons, filles joyeuses,
Sœurs aimées, en enfer !
Novembre 1915
Que sont devenus les parents de ces enfants ? Que sont devenus ceux qui rêvaient ? Et ceux qui ne rêvaient jamais ? Ceux qui rêvaient d'un monde meilleur comme ceux qui n'y croyaient pas ? Qu'est devenue la jeune femme assise sur la véranda ? Qu'est devenue celle qui se protégeait les yeux du soleil ? Et l'homme en uniforme ? Le jeune homme en chemise paysanne ? Et la mère aimante ? Et la maison de bois ?
De certains de ces parents parfois ne subsistent que quelques photos, des pages de dessins envoyés depuis le Kazakhstan ou la Kolyma, des lettres écrites sur du papier de hasard et envoyées sans espoir de réponse, quelques objets familiers.
D'autres en revanche ont survécu aux années staliniennes, mais que savons-nous de leur chemin ? Juste le souvenir des yeux grands ouverts entre le col montant et la coiffe sombre, le souvenir des lèvres serrées, et le trouble qui nous prend en croisant la mémoire d'un regard.
Des enfants aussi, que reste-t-il ? Une ou deux photos comme celles de Lev Goumilev, le fils des poètes Anna Akhmatova et Nikolai Goumilev, l'enfant promis à la prison et aux camps.
À ces photos de l'enfant conservées dans l'appartement d'Akhmatova à Saint-Pétersbourg, répond un poème de Tsvetaeva — et plus tard, quand le temps des arrestations sera venu, tout le cycle Requiem d'Akhmatova, sur ces dix-sept mois de 1938 à faire la queue devant les prisons de la ville dans l'espoir d'avoir des nouvelles de son fils.
Имя ребенка — Лев,
Матери — Анна.
В имени его — гнев,
В материнском — тишь.
Волосом он рыж
— Голова тюльпана! —
Что ж, осанна
Маленькому царю.
Le nom de l'enfant et Lev,
Celui de la mère Anna.
Son nom à lui porte la colère,
Le silence emplit celui de sa mère.
Cheveux roux,
Tête comme une tulipe,
Disons donc "Hosanna"
Au petit tsar.
Дай ему Бог — вздох
И улыбку матери,
Взгляд — искателя
Жемчугов.
Бог, внимательней
За ним присматривай:
Царский сын — гадательней
Остальных сынов.
Dieu lui donne le soupir
Et de sa mère le sourire,
Le regard d'un chercheur
De perles,
Dieu, surveille-le
Bien.
Le fils de tsar
Est plus mystérieux que d'autres fils.
Рыжий львеныш
С глазами зелеными,
Страшное наследье тебе нести!
Lionceau roux
Aux yeux verts,
Ton héritage sera lourd !
Северный Океан и Южный
И нить жемчужных
Черных четок — в твоей горсти!
Océan du Nord et du Sud
Le fil de perles d'un chapelet,
Serré dans ton poignet.
24 juin 1916
Quel héritage, croire, ne pas croire, croire au paradis mais vivre en enfer — et puis un jour, tout s'arrête, on quitte un monde pour un autre, on assiste à la disparition de l'empire familier. Reconstruire, croire ou ne pas croire. Aller de monastère en monastère, là où les jardins figurent le paradis dans le cercle des murs d'enceinte, l'église au centre, toutes ses tours, tous ses bulbes lancés vers le ciel — Jérusalem céleste.
Entrés dans sous les voûtes de l'église dans la file des pèlerins le cierge en main, nous avançons vers le saint — icônes et fresques nous guident vers le saint, icônes et fresques assombries par le temps, par la fumée des lampes et les mains, les lèvres des fidèles, tous ces saints intercesseurs calmement penchés depuis des siècles vers le Seigneur.
Les pèlerins attendent longuement pour embrasser la tombe de Serge de Radonèje à la Trinité-saint-Serge, défilant devant les merveilles de l'iconostase d'Andreï Roublev et Daniil Tcherny. Des femmes surtout qui allument lampes et cierges devant les icônes, quand d'autres chantent de ces voix si hautes et claires de la liturgie des monastères, glissant de quart de ton en quart de ton comme le font les oiseaux au fond des forêts.
Dans les églises, ce sont surtout les femmes qui prient à grands enclins et signes de croix, courbées sur le sarcophage des saints, ployées devant les icônes, étalées sur le dallage devant les reliques.
Et d'autres femmes qui sans cesse essuient et lavent le sol sur lequel on s'allonge, les objets pieux qu'on touche, les icônes qu'on baise.
Dehors, le parfum des pommes a envahi le jardin envahi d'oiseaux. Dedans, l'odeur de la cire et de l'encens se mêle aux chants des nonnes.
Les cierges sont le signe le plus visible de la présence des saints intercesseurs, un saint par jour, des saints si proches que leur image même peut s'effacer. On brûle des cierges ici devant l'iconostase vide, car là où les yeux incrédules ne voient rien, la foi sait reconnaître les traces de l'icône.
В день Благовещенья
Руки раскрещены,
Цветок полит чахнущий,
Окна настежь распахнуты, —
Благовещенье, праздник мой!
Подтверждаю торжественно:
Не надо мне ручных голубей, лебедей, орлят!
— Летите, куда глаза глядят
В Благовещенье, праздник мой!
Улыбаюсь до вечера,
Распростившись с гостями пернатыми.
— Ничего для себя не надо мне
В Благовещенье, праздник мой!
23 марта 1916
Руки раскрещены,
Цветок полит чахнущий,
Окна настежь распахнуты, —
Благовещенье, праздник мой!
Le jour de l'Annonciation,
Les bras en croix,
La fleur mourante est arrosée,
Les fenêtres sont grandes ouvertes,
L'Annonciation c'est ma fête !
В день БлаговещеньяПодтверждаю торжественно:
Не надо мне ручных голубей, лебедей, орлят!
— Летите, куда глаза глядят
В Благовещенье, праздник мой!
Le jour de l'Annonciation
Je l'affirme solennellement, aucun besoin
De colombes apprivoisées, de cygnes, d'aiglons !
Envolez-vous où bon vous semble,
L'Annonciation c'est ma fête.
В день БлаговещеньяУлыбаюсь до вечера,
Распростившись с гостями пернатыми.
— Ничего для себя не надо мне
В Благовещенье, праздник мой!
23 марта 1916
Le jour de l'Annonciation
Je souris jusqu'au soir.
J'ai fait mes adieux à mes invités ailés,
Pour moi, je n'ai besoin de rien,
L'Annonciation c'est ma fête.
23 mars 1916
Une icône, une, tout de même. L'intercession justement de tous les saints pour qu'Elle nous entende.
Dans ces monastères partout poussent les pommiers, alignés sous les murailles, les branches soutenues par de longues perches. Les pommes mûres roulent dans l'herbe vers les mains qui les ramassent. Ce sont les pommes de la Trinité à Serguiev-Possad, les pommes de la Dormition à Pereslav-Zalesski, les pommes de Borissoglebski, les pommes du kremlin de Rostov — j'en oublie.
Aux portes des réfectoires, les trapeznaïa, les femmes déposent leurs seaux de pommes. Dans les galeries closes et chaudes des églises, les papertes, les pommes diffusent leur parfum entêtant et bientôt un peu sure.
Il y a un samovar dans un coin, une barrique de kvas à côté, une ou deux marmites, et des chats qui attendent, sagement hermétiques. Sans doute ne veulent-ils pas de pommes, eux.
Sous les pommiers, dans les monastères, dans ces petites villes assoupies au bord de la Volga, il n'y a pas que des chats et des pèlerins. On rencontre des cyclistes, des familles qui pique-niquent, et des enfants encore.
Des enfants comme ce petit garçon à Mychkine qui, suivi de son chien, dévalait la pente à bicyclette vers la Volga.
Des enfants vivants ici — un enfant mort là, encore un. Enfant peut-être assassiné, cet autre petit garçon : le tsarévitch Dimitri, dernier fils d'Ivan le Terrible, dont la mort en 1591 à Ouglitch déclencha le long Temps des troubles. Un enfant si absent ici, sous les fresques de l'église saint Dimitri-sur-le-Sang-Versé, que son image même a disparu : de l'icône ne survit que l'oklad, cette couverture d'argent repoussé qui pour protéger l'icône n'en laisse plus voir que le visage et les mains. Sous l'icône, le cercueil-traineau qui a servi à ramener le corps à Moscou ; derrière elle, les fresques qui au XVIIIe ont retracé sa vie ; dans la pièce voisine, la cloche qui fut fouettée pour avoir transmis la nouvelle de la mort de l'enfant, sa langue de bronze arrachée, ses restes exilés quelque part en Sibérie — aujourd'hui bien assise dans l'église, telle le dernier témoin.
Радость — что сахар,
Нету — и охаешь,
А завелся́ как —
Через часочек:
Сладко, да тошно!
Нету — и охаешь,
А завелся́ как —
Через часочек:
Сладко, да тошно!
La joie, c'est comme le sucre,
Si on en manque — on se plaint !
Et si on a,
Au bout d'une heure
On est gavé !
Горе ты горе, — соленое море!Ты и накормишь,
Ты и напоишь,
Ты и закружишь,
Ты и отслужишь!
9 ноября 1918
Le malheur, ô malheur — mer salée !
Tu donnes à manger,
Tu donnes à boire,
Tu berces,
Tu sers — à mort !
9 novembre 1918
Des enfants, des chats, des pommiers, le ciel chargé de pluie, des maisons de bois, des rivières et des étangs au pied des églises. Les bergeronnettes près des flaques d'eau, les nichoirs à sansonnets dans les jardins, contre les palissades, les pigeons sur les toits, les étourneaux en nuages au-dessus des arbres. Les flaques après la pluie, la végétation foisonnante, la forêt jamais loin.
Un corbeau aussi, qui nargue le chat, et des pommes suspendues derrière la vitre.
Только закрою горячие веки —
Райские розы, райские реки…
Aussitôt que je clos mes paupières chaudes :
Roses du paradis, fleuves de l'Éden…
Где-то далече,
Как в забытьи,
Нежные речи
Райской змеи.
Quelque part, loi,
Comme oubliés,
Discours tendres
Du serpent de l'Éden.
И узнаю,
Грустная Ева,
Царское древо
В круглом раю.
20 января 1917
Je reconnais,
Ève triste,
L'arbre royal
Du rond paradis.
20 janvier 1917
Des pommiers encore qui cachent la maison. Les verges d'or au-dessus de la clôture verte.
Два дерева хотят друг к другу.
Два дерева. Напротив дом мой.
Деревья старые. Дом старый.
Я молода, а то б, пожалуй,
Чужих деревьев не жалела.
Deux arbres cherchent à se rapprocher.
Deux arbres. Ma maison est en face.
Deux arbres. Ma maison est en face.
Une vieille maison et de vieux arbres.
Je suis jeune, sinon sans doute,
Serais-je sans regrets pour les arbres étrangers.
То, что поменьше, тянет руки,
Как женщина, из жил последних
Вытянулось, — смотреть жестоко,
Как тянется — к тому, другому,
Что старше, стойче и — кто знает? —
Еще несчастнее, быть может.
Le moins grand tend les bras,
Comme une femme, de toutes ses forces.
Si tendu qu'on a du mal à le regarder
Se tendre tant vers l'autre !
Le plus âgé, plus droit, qui sait ?
Peut-être le plus malheureux des deux.
Два дерева: в пылу заката
И под дождем — еще под снегом —
Всегда, всегда: одно к другому,
Таков закон: одно к другому,
Закон один: одно к другому.
Август 1919
Deux arbres : dans le feu du soleil couvhant
Et sous la pluie, et sous la neige aussi,
Toujours et encore, l'un vers l'autre !
Telle est la loi, l'un vers l'autre
Une même loi : l'un près de l'autre.
Août 1919
Des pommiers, l'odeur douceâtre des pommes. Et le reflet des églises dans les étangs.
Идет по луговинам лития.
Таинственная книга бытия
Российского — где судьбы мира скрыты —
Дочитана и наглухо закрыта.
Таинственная книга бытия
Российского — где судьбы мира скрыты —
Дочитана и наглухо закрыта.
Et l'office se déroule dans les prés,
Le livre mystérieux — existence de la Russie
Où les destinées du monde sont cachées,
Est bien fini et refermé.
И рыщет ветер, рыщет по степи́:— Россия! — Мученица! — С миром — спи!
30 марта 1918
Le vent féroce balaie la steppe :
Russie — martyre, repose — en paix !
30 mars 1918
Des arbres enfin, à l'infini.
Les poèmes de Marina Tsvetaeva sont traduits par Véronique Lossky (éditions des Syrtes, 2015).
Cimetière et verger de Kolomenskoïe à Moscou.
Deux albums photo sans nom ni date (années 1910-1930 ?)
Dossiers d'enquêtes de l'OGPU, Musée de la prison de Souzdal.
Musée d'histoire politique, Saint-Pétersbourg.
Monastère de Serguiev Possad.
Kremlin de Rostov le Grand.
Monastère des saints Boris et Gleb à Borissoglebski.
Église saint Dimitri-sur-le-Sang-Versé à Ouglitch.
Église de l'Intercession de la Vierge sur la Nerl à Bogolioubovo.
Et diverses forêts, maisons et églises à Pereslav-Zalevsski, Rostov le Grand, Ouglitch, Mychkine, Souzdal.
¡Precioso!
RépondreSupprimerMerci !
RépondreSupprimerJe retrouve ce blog, ses textes et ses photos avec plaisir. Les questions sur la mémoire et le souvenir, les destins individuels et collectifs, prolongent ma lecture du moment de Svetlana Alexievitch - La fin de l'homme rouge.
RépondreSupprimerJe me dis que c'est une bonne occasion de reprendre contact.
Merci pour ce billet et le partage des réflexions que suscitent les lieux et les êtres.
C'est toujours pour moi l'intérêt du voyage : arpenter un lieu dans une double temporalité. Il y a celle de tes pas et de ton regard, un présent de sensations immédiates, et celle de ta pensée toute en allers-retours. Ce que tu vois, ce sont les signes apparents, les indices laissés volontairement à ta vue comme ceux que tu devines quand ils émergent, et puis il y a les manques, les absences, la mémoire en creux. Dans cette Russie des monastères, à la fois rurale et historique, on sent le désir — vain — de reconstruire un passé mythique, d'effacer les traces de temps douloureux pour reconstruire une communauté qui n'est plus (et qui n'a peut-être jamais été. Et pour moi, plus que le savoir historique (évidemment essentiel), c'est la littérature qui me permet d'appréhender le temps. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt (et de tristesse ou d'amertume) La fin de l'homme rouge et j'en garde un souvenir fort — quoique moindre que celui d'autres textes d'Alexievitch. Je pense qu'il m'a accompagné pendant ce voyage, car bien sûr, l'homme rouge n'est jamais si loin. Mais ce sont surtout les poètes qui m'aident à réfléchir — les essais de Brodsky en l’occurrence (avec lesquels j'avais déjà voyagé en Iran d'ailleurs).
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