L'intérieur de l'un des mausolées du Shah-i-Zinda |
La
route visible au bas de la photo de Paul Nadar est toujours là, divisée
en plusieurs voies parcourues à grande vitesse par toutes sortes de
véhicules. Les arbres sont-ils encore là ? Je ne saurais le dire. Sur la
colline aujourd'hui s'étale le grand cimetière de Samarcande, tout près
de la nécropole de Shah-i-Zinda, c'est-à-dire du "roi vivant".
Le Shah-i-Zinda en 1889, photographié par Paul Nadar lors se son expédition au Turkestan |
Il y avait un mauvais roi qui voulait tuer toute la population de la ville mais un autre est venu pour la sauver et démasquer l'imposteur. Las, l'imposteur était très fort, il y a tué le bon roi. Là vient un long détour et mon russe ne suit plus, il me semble que le bon roi a néanmoins protégé la ville, tout mort qu'il soit. Evidemment, les bons rois sont toujours là, mystérieux et lointains, dérobés à nos yeux, et pourtant si proches, attachés à veiller sur nous comme de distants anges gardiens.
Ailleurs,
des sources tout à fait autorisées et respectables me donnent une autre
histoire, qui n'est sans doute qu'une variante du récit populaire.
Le roi vivant. On raconte qu’un cousin du Prophète — ou était-ce un cousin d’Osman, l’un des premiers Califes — serait venu à Samarcande pour en convertir les habitants (nul besoin de faire appel à une quelconque réalité historique, la ville n’est devenue musulmane que près d’un siècle plus tard, au temps des califes Omeyyades). Ce cousin, quel qu’il fut, Koussam Ibn Abbas, rencontra l’opposition du roi de la ville — un mauvais roi, cela va sans dire — qui le fit décapiter. Mais Koussam n’en fut pas troublé pour autant, il se pencha pour ramasser sa tête qui avait roulé non loin de lui puis se dirigea vers le puits et y descendit.
Le roi vivant. On raconte qu’un cousin du Prophète — ou était-ce un cousin d’Osman, l’un des premiers Califes — serait venu à Samarcande pour en convertir les habitants (nul besoin de faire appel à une quelconque réalité historique, la ville n’est devenue musulmane que près d’un siècle plus tard, au temps des califes Omeyyades). Ce cousin, quel qu’il fut, Koussam Ibn Abbas, rencontra l’opposition du roi de la ville — un mauvais roi, cela va sans dire — qui le fit décapiter. Mais Koussam n’en fut pas troublé pour autant, il se pencha pour ramasser sa tête qui avait roulé non loin de lui puis se dirigea vers le puits et y descendit.
Il y est toujours, et bien vivant car le puits est très
certainement l’une des entrées du Jardin d’Eden.
Le roi vivant, prêt à hanter les vieilles dames et à les
attirer dans ses rets.
Vieilles dames au regard fou gravé dans le marbre.
Vieilles dames au regard fou gravé dans le marbre.
Toutes
ces tombes soviétiques regroupées autour d'un sanctuaire médiéval, des
notables socialistes à deux pas d'un compagnon du Prophète. Car qui sait ce que réserve l'au-delà ?
Et les oiseaux qui tournoient dans le crépuscule.
Horoscope du prince Iskandar, petit-fils de Tamerlan, par Imad al-Din Mahmud al-Kashi, Le livre de la naissance d'Iskandar, vers 1384 (Wellcome Library, Londres). |
Le roi vivant, juste là sous nos pieds.
Depuis le xie siècle, cette tombe qui n’en est pas une fut couverte d’un mausolée devenu le cœur de la nécropole de Shah-i-Zinda, car chacun ici voulut être enseveli à proximité du saint personnage. Les invasions mongoles ont eu beau raser les lieux, c’est là qu’à l’époque timouride l’aristocratie locale a recommencer à enterrer les siens. Les mausolées anciens ont été relevés de leurs ruines, d’autres se sont ajoutés tout au long de l’allée qui descend la colline jusqu’à la route.
Ici reposent sous les coupoles de céramique bleue la sœur de
Tamerlan, Shirin Bika Aga, et aussi sa nièce Shadi
Mulk Aga ainsi que certaines de ses épouses et sans doute de ses
concubines, sans oublier la nourrice de ses enfants — ses ministres aussi, et
de savants personnages encore.
Bien plus tard, on perdu l’habitude de bâtir des mausolées,
ou bien on n’en avait plus les moyens. Pour autant, être enterré près de la
tombe de Koussam Ibn-Abbas est resté le but d’une vie et ces petits
tombeaux alignés sur la terrasse au sud du mausolée se sont multipliés — si proche des bénédictions
du saint homme.
On entre, on visite ces chambres nues. Un sarcophage, deux, trois tout au plus. Le silence.
Cubes bleus ornés ou non de coupoles, salles
pleines d’ombres où brille le glacis bleu des carreaux de céramique.On continue de descendre la colline.
Pour atteindre les mausolées, il faut gravir des marches de
plus en plus étroites et raides.
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Sous ses doubles coupoles, on a longtemps pensé que reposait
Kazi Zade Rumi (1364-1436), savant compagnon
astronome d’Ulugh Bag, l’un des auteurs des Tables sultaniennes, l’ouvrage d’astronomie le plus précis de l’époque
médiévale, la référence de Copernic ou de Tycho Brahe. La hauteur des coupoles
en faisait un mausolée royal témoignant de l’importance de la science dans la
Samarcande du début du xve siècle, du respect que ses sultans
rendaient à leur maîtres — et puis les sarcophages ouverts ont révélé des corps
de femmes car, après tout, ces sultans respectaient peut-être encore plus leurs
princesses que leurs savants.
Tout en bas de l’allée, le Darvazakhana bâti
par Ulugh Beg marque l’entrée sud de la nécropole.
Il faut dire qu'à Samarcande, les bons rois et les mauvais se sont succédés sans coup férir, les uns près à nourrir leur peuple, les autres bien décidés à les affamer ou pire — mais qui sont les bons et qui sont les mauvais, difficile à dire. Ici, le héros, c'est Tamerlan, Timour Leng, Timour le boiteux.
Si j'étais Iranien, nous dit notre chauffeur de taxi, si j'étais Turkmène, ajoute-t-il avec un soupçon de réticence, si j'étais Russe — ou même Irakien ou Afghan (et là on sent combien la liste qui s'allonge le fait se gonfler de bonheur), je détesterais Timour — oui oui, ça se comprend, il y a eu des millions de morts (il cligne des yeux, affreux tous ces morts, il l'admet). Mais voilà, il était Ouzbek et je suis Ouzbek, alors, vous comprenez que je l'aime.
Il
monte le son sur son autoradio qui crachote.
Jo Dassin, ça devrait nous faire plaisir, les Français.
Que
les Ouzbeks ne soient arrivés dans la région que près d'un siècle après la
mort du boiteux Timour en 1405, n'a pas grande importance : notre Tamerlan turco-mongol à la solide
culture persane est ici plus qu'un héros national, c'est le repère
omniprésent de l'identité ouzbèke.
A Samarcande, Tamerlan, est partout. Au bout d’une avenue
triomphale, entre le Registan et le mausolée du Gour Emir, la statue
monumentale du roi en majesté a remplacé celle de l’homme debout, le doigt
tendu vers un avenir radieux, Lénine ou Karl Marx ou peut-être, il y a plus
longtemps, l’homme de fer lui-même, Staline.
Si une statue de fonte pouvait tourner la tête, vous verriez
que par un étrange retournement, le visage aux traits asiatiques restitué en
1941 sur ordre de Staline par Mikhaïl Guerasimov, grand anthropologue
soviétique spécialiste de la reconstitution faciale, a été nettement —
dirions-nous aryanisé ? Occidentalisé à tout le moins, comme pour lui
donner un faux air de Nikolaï Tcherkassov dans le rôle d’Ivan le Terrible — ce
qui n’est pas si surprenant après tout.
Ici, tout voudrait faire oublier les
millions de morts, les villes vidées de leurs habitants, les montagnes de têtes
coupées, les dizaines de milliers d’esclaves exécutés sur la route, la ruine de
pays entiers, la catastrophe démographique, économique, politique que
représentent les conquêtes de Tamerlan — un vrai Ouzbek, notre ancêtre à tous,
notre guide, celui qui a conduit jusqu’ici, à Samarcande les artisans, les
savants, les artistes, les poètes capturés ailleurs, loin.
D’ailleurs, dans
toute cette histoire, Tamerlan avait-il d’autre souci que le développement de
son empire ? Quand il écrit à Charles VI, le roi de France brisé par la
folie en pleine guerre de Cent ans, souhaite-t-il autre chose que le retour des
marchands francs sur la route de la soie ?
La lettre de Timour à Charles VI, roi de France, est datée du
30 juillet 1402. C’est un document de
petite taille (47 cm sur 20), écrit en persan et conservé aux Archives
nationales.
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Si une statue de fonte pouvait tourner la tête, Timour
pourrait sur sa droite contempler son propre tombeau, le Gour Emir.
Tamerlan ne voulait qu’une simple pierre sur sa tombe, comme
un accès de modestie devant sa propre finitude. Ses fils se chargèrent de le
faire changer d’avis, dessinant les plans d’un somptueux mausolée. Tamerlan
alors fit bâtir, à toute vitesse, un bâtiment qui ne devait pas lui
survivre : il fallut donc après sa mort tout reprendre et ses fils,
éphémères successeurs, furent rapidement enterrés à ses côtés.
Il revint encore
à son petit-fils, Ulugh Bag le protecteur des arts et des sciences (si ce n’est
des hommes car lui aussi mena la guerre sans pitié), de finir le tombeau qui,
son tour venu, l’accueillerait.
L'intérieur du sanctuaire stupéfie. La base des murs est couverte de dalles d’onyx, les murs
couverts de marbres et de peintures, les voûtes et la coupole sont ornées d’un
décor de papier mâché peint et doré.
Sur la tombe de Timour, Ulugh Beg fit placer un gigantesque
monolithe de jade vert presque noir (du néphrite) qu’il avait rapporté de
Mongolie : la pierre avait servi de trône aux derniers descendants de
Genghis Khan, plus tôt elle avait orné un palais impérial en Chine. Il ne
s’agit pas d’un sarcophage comme sa forme pourrait le laisser croire, mais d’un
cénotaphe : les Timourides sont tous enterrés dans la crypte au-dessous de
l’espace enclos de marbre ajouré.
Les fils de Timour reposent à gauche et à droite du
conquérant : Miran Khan et Shah Rukh.
Le fils de Shah Rukh, Ulugh Beg,
dort aux pieds de son grand-père.
A la tête de Tamerlan, son ami et maître à
penser, son guide spirituel, Mir-Sayyid-Baraka (1343-1403) repose sous un cénotaphe orné d'une toute petite coupole.
Le monolithe de jade est brisé en deux, comme
on peut le
voir ici. En 1740, le Persan Nader Shah (1698-1747), lancé à son tour
dans une
frénésie de conquêtes dont Tamerlan était le modèle, parvint à
Samarcande. La
pierre du trône mongol, la pierre des palais chinois, la pierre qui
couvrait le
corps du Boiteux, il la lui faut pour sa nouvelle capitale, Machhad. Il
veut plus que les reliques de Tamerlan, il veut se saisir du mythe. Mais
dans
ses efforts pour arracher le cénotaphe hors de Gour Emir, il brisa net
le jade,
ce qui était tout de même d’assez mauvais augure : le jade resta donc là
et continue de protéger Timour.
Sous la coupole d’or, devant le monolithe noir, j’oublie le
corps de Tamerlan caché dans la crypte sous mes pieds, j’oublie l’embaumement,
j’oublie le linceul et le cercueil d’ébène. Que voir, sinon un mythe
vivant ?
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