Route militaire géorgienne, vous avez franchi la première étape, la grande montée en lacets serrés. Vous allez franchir le col — c'est le col de la Croix, Jvari, à 2379 m. La route est coupée aux camions ce soir-là à cause du risque d'avalanches, vous les dépassez par dizaines échoués aux bord de la route, vous passez entre les chasse-neige et les congères, vous dépassez les voitures russes, les voitures immatriculées à Vladikavkaz, à Grozni, à Rostov et à Krasnodar, et vous franchissez le premier tunnel anti-avalanche.
Au col, sous des réverbères éteints, un hôtel à l'abandon. Vous y êtes passés, une nuit, il y a des années. Des centaines de moutons, non, des milliers sans doute, endormis dans l'obscurité devant le bâtiment désert et que les phares de la camionnette où vous avez trouvé place vont réveiller.
Le chauffeur qui descend et cherche les bergers, les colis qu'on dépose. La route qu'on reprend.
Depuis, chaque fois que vous passez, vous cherchez des yeux les moutons. Peut-être sont-ils à l'intérieur.
La route contourne le monument à l'amitié russo-géorgienne inauguré en 1983.
Ensuite, c'est le vertige. Dans vos rêves, quand vous prenez la route, il vous semble toujours que vous allez tomber sans fin. Ce soir, la route est coupée aux camions, les voitures russes vous ont doublé dans la descente — le vertige leur est inconnu — et maintenant votre chauffeur accélère pour arriver avant la nuit. Vous rêvez d'un black-out sur Stepantsminda, arriver dans le village plongé dans l'obscurité — mais non, vous en voyez les lumières au loin et plus loin, la gorge qui se resserre entre les parois rocheuses qui cachent le ciel, le Caucase affaissé de tout son poids sur la Terre comme s'il voulait étouffer ce pays si sombre.
Vous vous arrêtez là.
Partout, neige et verglas, il vous faudra avoir le pied sûr.
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