Pour Emmanuel
Sans doute que le soleil n'est pas bon pour les polaroids, l'image n'a pas toujours été aussi jaune, aussi pâle. Mon frère qui aimait photographier les objets, les riens, la route, les arbres, les draps, tout ce qui était flou, les taches de lumières, les nuages, les toits, les feuilles, les vaches peut-être — ça je ne sais plus — et les cailloux, la buée sur le pare-brise, les reflets dans l'eau, les mirages de chaleur sur l'asphalte, les fenêtres éclairées quand on les voit de la rue accrochées à des maisons où on n'entrera jamais, les oiseaux migrateurs et aussi les maisons refermées où personne n'entre plus, les marches descellées qui mènent à un porche désert, les cordes, son ombre. Et toutes sortes de lieux opaques encore. De lieux fermés sur eux-mêmes, secrets, gardés jalousement.
Un polaroid. Le blanc de la fenêtre derrière lui qui éblouit. Le bois mal équarri de la poutre a des siècles, c'est l'une des poutres qui soutiennent notre maison. Un tube de colle, des livres. Le bambou noueux du cadre, un miroir d'avant — d'autrefois — de quand notre père était petit — de quand nous étions petits — de quand on était en vacances. L'appareil tourné vers le miroir. La main qui soutient. Le cou qui monte hors du col sombre, la manche. L'œil fermé. Un sourcil.
Le bois de la poutre qui porte le miroir, ce bois si vieux, ce qu'il y a de plus vieux sur la photo, et le visage si jeune. Le bois qui survit, ce soir encore, quand le visage n'est plus.
Ce qui reste d'un visage quand la lumière l'efface. Que la photo jaunit. Quand un frère choisit de s'effacer. Qui sait ce qu'il voit au moment où il presse le bouton, son œil droit est fermé, son œil gauche, l'œil ouvert, est derrière l'œilleton. Il se regarde dans le miroir à travers l'œilleton, une autre image que celle que nous voyons maintenant. Il appuie, il fixe.
L'image apparaît lentement sur la surface glacée et il la regarde. Il se regarde apparaître sur la photo, il se voit apparaître dans le miroir. Il reste une tache blanche, le soleil par la fenêtre derrière, la lumière blanche qui mord sur le reflet dans le miroir — quelque chose qu'il n'avait pas vu sans doute, une minute plus tôt.
Il était écrivain et prenait des photos. Ensuite, ou avant, il écrivait dans un petit carnet. Il avait toujours un petit carnet dans l'une de ses poches, il écrivait. Quelques mots. Une phrase, une autre. Puis il remettait le carnet dans la poche. J'imagine qu'il a regardé l'image, son portrait, le portrait d'un écrivain en train de s'effacer — et il l'a posé là sur le miroir, là où le soleil qui arrive par la fenêtre derrière, là où la lumière, là où le temps, là où tout va concourir lentement mais sûrement à l'effacer.
Photo : Emmanuel Darley, 2009.
Merci Catherine pour cet espace ouvert, vacant, où nous pouvons continuer. Merci de m'offrir de découvrir votre univers.
RépondreSupprimerMerci à vous de venir ici.
RépondreSupprimerOui, continuer, faire lire, faire jouer, écouter dire les mots, aller de photo en photo.
Mais bien sûr, quelqu'un manque.