Il me semble avoir lu que pour Julien Gracq, la côte des Syrtes se tenait bien loin de la Méditerranée, bien loin de la Libye et des sables du désert, mais construisait et reconstituait tout à la fois le paysage qui lui était familier de l'estuaire de la Loire, des sables et des marais de Brière ou de Guérande, le paysage de Béatrix. C'est sans doute partiellement une boutade et, à relire Le rivage des Syrtes, ne me vient que le souvenir des villes de la Sérénissime, de Zante ou de Cattaro, de Chioggia ou de Zadar.
Et pourtant, la route monotone et prise dans les brumes qui mène le narrateur aux Syrtes, le port désert et la lèpre des vasières, la lagune et les marais envahis de jonchères, tout ceci évoque également le pays nantais et son prolongement par la presqu'île de Guérande.
En fermant les yeux, en fermant le livre battu comme un rocher de tant de fièvre j’entends le bruit merveilleux, le bruit unique qu’il approche de mon oreille comme un coquillage. On dirait que le vieux sortilège celte est descendu sur ces pages sans cesse en rumeur. Saint-Nazaire, où Elle débarque, minuscule bourgade dans le livre, est devenu ville, a disparu. "Tout a changé en Bretagne, hormis les vagues, qui changent toujours." Mais les rochers guettent toujours vers le large les merveilles et les signes, et la mer, image de la rencontre, jusque dans les humbles trésors du sable, reste l’énigmatique médiatrice, rejetant un jour au rivage l’auge de pierre des chevaliers – fées, la nef où Tristan armé rêve au Morholt et court vers Iseult, et un autre la malle où Calyste déchiffre un nom et le sang s’est retiré de ses joues : Béatrix de Rochefide ».
Julien Gracq, « Béatrix de Bretagne », Préférences, Paris, José Corti, 1961.
Ne pas craindre de voir ce qui a disparu, de ne pas voir ce qui est advenu, rester aveugle aux laideurs des zones commerciales, à l'abandon des zones industrielles, à l'effroi devant les plages bétonnées.
Voyager en mémoire de.
Voyager dans la littérature, n'avoir en tête que de vieilles cartes (en avoir d'autres en main sans doute).
Arriver par Saint-Nazaire et suivre la côte : dès qu'on s'est éloigné de la ville, dès qu'on a laissé à main gauche les grues gigantesques du port ou des chantiers navals, tout disparaît dans les arbres. La route traverse de grands bois de chênes dépouillés par l'hiver, le terrain est inégal, bosselé, verdoyant encore avant de plonger brutalement vers la mer à la hauteur de Guérande.
Le ciel s'était peu à peu couvert ; il avait sécrété partout à la fois sans qu'on s'en aperçût une pellicule mate et encore translucide, que le premier coup de vent allait froncer et ombrer comme une jatte de lait — à l'horizon du sud-ouest, devant la voiture, un imperceptible reflet argenté qui devait monter de la mer éclairait d'en bas ce voile laiteux. L'ennui de la grand'route sous le soleil s'était dissipé ; Simon n'était plus qu'un guetteur aux yeux tendus, essayant de déchiffrer dans ce paysage qui muait les signes qui allaient dénoncer l'approche de la côte.Tout à la fois, on voit la forêt dont on s'écarte, les bâtiments de granit gris de l'hôpital de Guérande, la côte qui glisse devant soi comme on dit d'un glissement de terrain, les tâches lumineuses de l'eau dans les étangs des marais salants, les oiseaux blancs, les aigrettes, les grues, et puis les pins là-bas et l'océan qu'on voit un instant le temps d'arriver dans la plaine et de le perdre pour ne le retrouver que — presque — par surprise, quelques kilomètres plus loin, à Batz.
Julien Gracq, La Presqu'île, 1970.
La voie la plus rapide, la plus usitée est celle de Saint-Nazaire. Or, entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d’au moins six lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause : il n’y a pas trois voyageurs à voiture par année. Saint-Nazaire est séparé de Paimbœuf par l’embouchure de la Loire, qui a quatre lieues de largeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigation des bateaux à vapeur ; mais pour surcroît d’empêchements, il n’existait pas de débarcadère en 1829 à la pointe de Saint-Nazaire, et cet endroit était orné des roches gluantes, des récifs granitiques, des pierres colossales qui servent de fortifications naturelles à sa pittoresque église et qui forçaient les voyageurs à se jeter dans des barques avec leurs paquets quand la mer était agitée, ou quand il faisait beau d’aller à travers les écueils jusqu’à la jetée que le génie construisait alors. Ces obstacles, peu faits pour encourager les amateurs, existent peut-être encore. D’abord, l’administration est lente dans ses œuvres ; puis, les habitants de ce territoire, que vous verrez découpé comme une dent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, le bourg de Batz et le Croisic, s’accommodent assez de ces difficultés qui défendent l’approche de leur pays aux étrangers. Jetée au bout du continent, Guérande ne mène donc à rien, et personne ne vient à elle. Heureuse d’être ignorée, elle ne se soucie que d’elle-même. Le mouvement des produits immenses des marais salants, qui ne paient pas moins d’un million au fisc, est au Croisic, ville péninsulaire dont les communications avec Guérande sont établies sur des sables mouvants où s’efface pendant la nuit le chemin tracé le jour, et par des barques indispensables pour traverser le bras de mer qui sert de port au Croisic, et qui fait irruption dans les sables. Cette charmante petite ville est donc l’Herculanum de la Féodalité, moins le linceul de lave. Elle est debout sans vivre, elle n’a point d’autres raisons d’être que de n’avoir pas été démolie.Chercher ce que pouvaient voir les marins, il y a près de deux siècles de cela, ce que pouvait voir le capitaine à l'approche de Saint-Nazaire, avec Béatrix à son bord et son manuel en main comme je marche Béatrix dans ma poche et ma carte dans la main.
Balzac, Béatrix, 1839
Une carte presque improbable, une carte comme un jeu, comme un dessin d'enfant. Il s'agit de quelques pages du Petit flambeau de la mer, ou Le véritable guide des pilotes côtiers , où il est clairement enseigné la manière de naviguer le long de toutes les côtes de France, d'Angleterre, d'Irlande, d'Espagne publié au Havre en 1763 par René Bougard, lieutenant de vaisseau, et plusieurs fois réédité.
Le capitaine a doublé Auray puis passé Belle-Ile, suivant la côte des yeux.
Il approche du Croisic. Il vient en vue de l'estuaire. La terre est basse et par delà la côte, on voit le clocher de Guérande sur une hauteur.
Il lui faut attendre un pilote qui saura le moyen d'entrer dans l'un ou l'autre de ces ports sans se jeter sur les bancs de roches qui en ferment l'accès.
Il disparaît à l'horizon.
Oublier le capitaine, oublier Béatrix, se tenir devant le vent.
Mais quelle merveille d'océan, alors. Gris vert, jaune dans le creux des vagues, blanc d'écume, sonore, grondant, brisant.
Et puis en finir, aller s'assoir quelque part. Regarder la mer par la vitre embuée.
Être là, avec tous les autres, avec le babillage des enfants et les murmures des vieilles dames, assis dans la douceur d'une fin d'après-midi de décembre.
Ici, le soleil se couche bien plus tard qu'à Paris.
La suite :
http://filslisibles.blogspot.fr/2015/12/etude-de-paysage-2-presquile-forteresse.html
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