Les khatchkars encastrés dans la falaise de Geghard, près d'Erevan, pour fermer ou cacher les grottes et églises rupestres |
Et si Dieu a voulu de toute éternité l’existence de la créature, pourquoi, elle aussi, n’est-elle pas éternelle ?
Ceux qui parlent ainsi ne vous comprennent pas encore, ô Sagesse de Dieu lumière des esprits ; ils ne comprennent pas comment vous créez, en vous, et par vous-même, et ils aspirent à la science de votre éternité ; mais leur cœur flotte sur les vagues du passé et de l’avenir, à la merci de la vanité.
Qui l’arrêtera, ce cœur, qui le fixera pour qu’il s’ouvre stable un instant, à l’intuition des splendeurs de l’immobile éternité, qu’il la compare à la mobilité des temps, et trouve toute comparaison impossible ; qu’il ne voie dans la durée qu’une succession de mouvements qui ne peuvent se développer à la fois ; observant, au contraire, que rien de l’éternité ne passe, et qu’elle demeure toute présente, tandis qu’il n’est point de temps qui soit tout entier présent ; car l’avenir suit le passé qu’il chasse devant lui ; et tout passé, tout avenir tient son être et son cours de l’éternité toujours présente ? Qui fixera le cœur de l’homme, afin qu’il demeure et considère comment ce qui demeure, comment l’éternité, jamais passée, jamais future, dispose et du passé et de l’avenir ? Est-ce ma main, est-ce ma parole, la main de mon esprit, qui aurait cette puissance ?
Comment parler de l'émerveillement qui vient à qui affronte — au sens de se tenir devant, front à front — ces pierres dressées arméniennes. Khatchkars.Augustin, Confessions, XI, 11.
Khatchkar, rien que le nom, le son raclé pour ouvrir, la dentale et la chuintante qui suivent, et puis le k dur et le a qui traine. Un nom qui n'évoque rien, ici, sauf si on est voyageur et qu'on pense à Kashgar, aux Ouigours, au Turkestan chinois — d'autres raisons de rêver mais rien qui ne nous éloigne plus encore du mot, Khatchkar.
Khatchkar, pierre à croix, stèle dressée, stèle votive ou commémorative. Pierre rectangulaire, parfois légèrement voûtée, parfois arquée, dressée ou posée ou encastrée.
Fragment de khatchkar, gavit (narthex) du monastère de Sanahin |
On regarde le khatchkar et on cherche les signes de son unicité au milieu d'un ensemble qui est presque toujours le même : chaque pierre est unique tout en obéissant à des règles précises d'organisation du décor, exactement comme le sont les motifs d'un tapis d'orient. Il y a la croix, toujours ou presque toujours, une large croix aux branches géminées ; il y a le disque solaire ; il y a des étoiles ; il y a aussi parfois des oiseaux, des animaux et souvent des feuillages et des fleurs ; parfois aussi des représentations humaines, personnages de la Bible essentiellement comme ici, sur l'un des khatchkars de l'église de Sevan.
Le bœuf et l'âne sont devant Marie assise, l'enfant sur ses genoux, devant et non l'inverse, et ils se réjouissent. L'enfant joufflu, avec un visage d'adulte sévère, est emmailloté bien serré. |
En dessous du bœuf et de l'âne, les trois rois mages |
Au centre, la crucifixion. Deux orants de part et d'autre d'un Christ réjoui et entouré d'un motif de corde qui donne l'impression qu'il porte de longues tresses. |
Certaines de ces pierres font moins d'un mètre de hauteur, d'autres dépassent deux mètres. Elles protègent les fidèles de toute l'épaisseur de leur corps de roche rouge, grise, beige, jaune, rose. Protéger, c'est l'une de leurs fonctions.
Et nul ne confondrait un khatchkar ancien, fait de la main d'un homme dont le nom d'artiste, parfois, est resté, et un khatchkar moderne, académique, lisse, sans inspiration — un khatchkar qui reproduit à l'infini les mêmes séries de symboles qu'autrefois sans rien inventer de neuf et qui leur donne, de plus, ce léché, ce brillant de marbre poli qu'on aime à infliger aux objets qui pourraient sinon sembler manquer de valeur.
Celui qui vous protègera, c'est celui qui vous parlera. Calme, austère, sans affectation, pleine de pudeur. De sagesse.
Une pierre.
Khatchkars sur le bas-côté de l'église d'Odzun, le long du portique sud. |
Portique de l'église d'Odzun |
Peu de khatchkars autour de cette église mais une étrange structure.
Élevé
sur le flanc nord de l'église, il s'agit d'une construction monumentale
dont chacune des deux ouvertures en arcade renferme une stèle de pierre
grise irrégulièrement taillée et gravée, le tout sur un socle à degrés.
Selon la légende, un roi indien l'aurait donné à Odzun après une
bataille durant laquelle il aurait reçu l'aide d'un général arménien
natif du lieu (et sans doute influencé par saint Thomas). Le tout vers
l'an 301. Et un bon million d'hindous seraient enterrés juste là et ce
serait sous leur influence qu'aurait été sculpté le motif d'anges tenant
des serpents qui orne l'église, les serpents n'étant en rien un symbole
chrétien (mais évidemment un symbole hindou).
Il pourrait s'agire donc davantage d'un monument funéraire que d'une pierre dressée pour la prière. Les deux stèles portent gravées une succession de petits personnages portant des croix et auréolés, saints et nonnes, au-dessus d'une représentation d'église très proche, étrangement, de celle qu'on trouve sur la tapisserie de Bayeux.
Ce côté-ci de la montagne est le côté ensoleillé. En face d'Odzun, sur cette même vallée du Debed, ont été fondés un peu plus tard deux monastères majeurs du moyen âge arménien.
Un peu à contre-jour, l'un des grands khatchkars de Sanahin avec ce qui semble des personnages ou des oiseaux de part et d'autre de la croix |
Ici, le khatchkar a été inséré dans le mur de la chapelle Surb Grigor |
Khatchkar dans le gavit de l'église centrale de Sanahin |
Un khatchkar orne le gavit, de part et d'autre de la double entrée de l'église Surb Atsvatsatsin |
Y aller une première fois. Grisaille, temps de neige, humidité qui suinte des murs.
Laisser passer des années.
Attendre le beau temps.
Revenir à Sanahin, l'église toujours déserte, pas même une femme qui passe, cette fois.
L'entrée du gavit. A gauche de la double arcade qui y donne accès, on aperçoit l'ouverture de l'académie. |
La tour clocher fortifiée de Sanahin, la porte obturée par un khatchkar |
Repartons.
Pas beaucoup plus loin.
Le monastère d'Haghpat a été bâti entre le Xe et le XIIIe siècle à quelques kilomètres de celui de Sanahin : en fait, si les deux monastères se font face (et dépendent aujourd'hui de la même commune), ils dominent un large cirque et sont en fait construits chacun sur un promontoire différent totalement séparé de son voisin par d'étroites et profondes vallées et accessibles seulement par des routes en épingle à chevaux — et ils ont bien entendu toujours été les rivaux l'un de l'autre (Sanahin signifie plus ou moins "j'étais là avant").
L'église Surb Nshan (du Saint Signe) a été achevée en 989, alors qu'en France Hugues Capet montait sur le trône. Peu d'églises en Europe occidentale sont aussi anciennes ou, du moins, ont conservé intacte toute leur structure du Xe siècle sans être remaniées par la suite. L'architecte, Tiridate ou Trdat (c. 950 - c. 1020), qui conçut également le monastère de Sanahin, fut le bâtisseur d'Ani, capitale de l'Arménie vers l'an mil et détruite successivement par les Seljoukides, les Mongols, les Turcomans puis enfin les Timourides.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Arthur Rimbaud, "Adieu", Une saison en enfer, 1873
Devenu par la suite un centre intellectuel majeur, le monastère accueillit à la fin du XVIIIe siècle le grand poète Sayat Nova, qui écrivit et chanta autant en arménien qu'en géorgien ou en turc.
A Haghpat, les khatchkars commémorent notamment les activités philanthropiques des personnalités dont ils portent les noms. |
De Noravank, j'ai parlé ailleurs. Les khatchkars y sont magnifiques.
Haghatsin, Ketchoris ou Khor Virap étaient moins impressionnants.
Tatev, j'irai une autre fois.
Mais Geghard —
Le monastère Sainte-Lance de Geghard, accroché au flanc de falaises vertigineuses, est tout proche d'Erevan et date du XIIIe siècle, même si on peut avancer qu'un complexe monastique existait déjà bien antérieurement sur les lieux. Une large partie du complexe est souterraine et, sans doute a-t-il existé une ou plusieurs églises rupestres dès le VIIe siècle, si ce n'est plus tôt — dès l'époque de Grégoire l'Illuminateur, évidemment. L'alphabet arménien y aurait été élaboré et on y aurait établi une école de manuscrits et une académie de musique. Las, les invasions arabes du VIIIe siècle ont tout détruit — mais bien entendu les grottes et les sources ont subsisté et ce cadre spectaculaire a été réaménagé au cours des siècles. L'église principale même a été construite entre 1215 et 1225 : la Kathoghike et son gavit (ou narthex). Certaines des grottes chapelles et églises souterraines ont été creusées par les éléments et ont été aménagées en respectant leur forme naturelle, d'autres ont été creusées et agrandies, complétées de murs de soutènement, et forment de vastes complexes architecturaux encore en partie cachés aux visiteurs.
La neige d'avril qui fond au soleil colore la pierre et souligne le tracé des entrelacs |
Deux khatchkars encastrés dans un mur couvert d'inscriptions gravées |
Certains khatchkars sont ici directement gravés dans la roche des falaises. |
D'autres sont encastrés pour fermer l'ouverture ancienne d'une grotte agrandie en chapelle et dotée d'une porte digne d'elle. |
Et puis, à l'écart des sommets, à l'écart des falaises et de la sauvagerie des rochers, il y a les lacs — Van et Sevan. Van est aujourd'hui en Turquie, Sevan en Arménie.
Au lac Sevan, il ne reste que deux des églises qui constituaient jusque dans les années 1930 le monastère de Sevanavank. L'île même sur laquelle le monastère était bâti a disparu quand les autorités soviétiques ont décidé de mener de grands travaux de drainage pour gagner des terres arables. Le niveau des eaux du lac a baissé de plusieurs dizaines de mètres et le monastère s'est retrouvé au sommet d'une colline sur la côte, directement accessible par la route.
Les khatchkars de pierre verte sont très rares en Arménie, il s'agit d'une pierre de la région même du lac Sevan |
S'ils nous regardent, c'est juste en passant, sans prêter plus d'attention que nécessaire à notre passage. Ce qu'ils regardent, c'est le ciel glorieux, le soleil qui s'élève, le passage des oiseaux migrateurs, les neiges d'hiver et le vert de l'été.
Sans mémoire puisque hors du temps, ils ne peuvent ni se souvenir ni oublier.
Ils sont.
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