La lune se lève derrière la vitre, jaune dans la brume de chaleur.
J'essaie de dormir, pas un souffle d'air.
De mon lit, la fenêtre s'éloigne et se rapproche. Il faudrait pouvoir dormir.
Le ciel est clair, la lune monte en face de moi, des oiseaux tremblent dans leur nid et chuchotent un instant, petites voix pépiées dans l'obscurité.
A ma fenêtre, depuis toujours, des barreaux. Peut-être autrefois y eut-il dans cette chambre quelqu'un qu'il fallait empêcher de fuir. En général, je ne les vois pas. Je ne les vois plus.
Cette nuit, il me semble que les barreaux palpitent dans la chaleur. Les arbres derrière bruissent à peine, il n'y a pas de vent. Presque pas de vent.
La chambre obscure, le reflet de la fenêtre sur le carrelage. Un oiseau de nuit qui passe au-dehors et lance son grand appel de chasse — une effraie sans nul doute, ce cri comme un animal qu'on écorcherait vif, un cri propre à paralyser ceux qui l'entendent. Les petites musaraignes qui l'entendent et se terrent entre les tiges jaunies.
Le crissement des feuilles sèches sous les pattes d'un chat, des branches qui s'agitent un instant encore et le silence qui revient. Dans la chambre, la chaleur ne descend que très lentement.
Je fixe le plafond, impossible de m'endormir. Je pense soudain, va savoir pourquoi, à la grande Nuit sur le Dniepr de Kuindzhi. Un tableau exposé dans une toute petite salle à la Tretiakov. Obscur et mystérieux, avec un vaste ciel et le fleuve lumineux. Une fois, juste avant d'atterrir à Kiev, j'ai vu l'immensité du Dniepr, semblable dans la brume avec les plaques de neige ou de glace qui le ponctuaient à l'image de la planète que contemple Kris Kelvin depuis la station spatiale dans le Solaris de Tarkovski. Quelque chose de laid et de mouvant en dessous de moi, de laid, de mouvant et d'inhospitalier, des bras, des méandres et des îles gris et sales. Je suis retournée à Kiev mais jamais je n'ai revu ainsi le Dniepr — je me demande même si je l'ai vu à nouveau, si j'ai regardé au bon moment, si les nuages se sont écartés à temps.
Et de Kuindzhi, presque contemporaine, ma pensée glisse vers la longue nouvelle de Tchekhov, La Steppe. L'été, la nuit m'évoque souvent la Russie, la terre chaude et vide, la distance, le temps si long pour traverser l'espace, la couchette dans le compartiment clos et le rythme si lent du voyage en train, la petite fille tchétchène qui dormait aux côtés de sa mère en dessous de moi et le large dos du père devant mes yeux, la vibration métallique de la fenêtre entrebâillée, le jour qui se levait au milieu de la nuit, le sommeil qui allait et venait. Une quiétude absolue dans cette petite boîte close derrière ses rideaux, loin du Dniepr, roulant lentement le long de marais et de forêts, le lac Onega de loin en loin.
C'est absurde, rien ne ressemble ici aux courtes nuits russes. A moins que ce ne soit que l'été, l'été surtout, j'aime la nuit et que c'est en Russie que j'ai appris à aimer la nuit. Le bruit des feuilles, le temps qui s'étire, le lit brûlant qu'on quitte pour aller marcher dans le jardin à la rencontre d'un chat qui tour à tour vient et se dérobe. Les ombres inattendues au-dehors. Les mots qu'on saisit et dont les syllabes se détendent en mode mineur, laissant un léger déséquilibre dans l'oreille.
Un léger déséquilibre dans l'oreille.
Aller boire. Revenir en se laissant guider par les carreaux blancs et noirs, se rallonger entre les draps brûlants, les repousser, les reprendre.
Entendre.
Entendre la stridulation d'un insecte tout près. Un bruit qu'on associe usuellement aux prés en fin d'après-midi, au soleil, à la lumière. Aux petits criquets bruns qui sautent devant soi quand on marche à travers les hautes herbes.
Allumer à côté du lit, chercher dans la lumière retrouvée et familière, trouver la visiteuse verte posée comme un bijou sur le miroir.
Une sauterelle de passage, vert céladon auprès du vieil or du cadre.
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