Sans mémoire. Elle s'était réveillée face au mur, debout dans la rue. Face à un mur et avant il n'y avait rien. Elle avait un sac à la main, un portefeuille dans la poche gauche de sa veste de cuir. Elle s'est sentie tituber et puis elle s'est mise en marche, droit devant elle.
Au bout de la place, il y avait un porche, l'obscurité, l'image d'une rue derrière, et il lui semblait que cette rue pourrait avoir un rapport avec elle.
Elle se disait qu'elle pourrait ouvrir le portefeuille. Elle craignait qu'il ne soit vide mais elle gardait la main dessus, au fond de la poche gauche de sa veste de cuir.
Les rues étaient étrangement vides et le bruit de ses pas résonnait entre les murs.
Il n'y avait personne derrière les fenêtres, personne pour la regarder essayer de former des mots. Sa bouche était raide avec un arrière-goût de soupe au chou.
Elle essayait de former des mots. De bouger les lèvres. D'articuler. De projeter le souffle derrière ses dents serrées.
Mais aucun mot ne venait.
Elle essaya encore, ouvrant tout grand la bouche dans la rue déserte.
Personne ne la voyait.
Personne ne l'entendait.
Toutes ces fenêtres closes, les palans suspendus au-dessus de la rue, les lumières éteintes.
Elle se pencha pour regarder dans le sac qu'elle tenait à la main. De la viande sans doute, emballée dans du papier rose.
Elle ne pouvait pas lire les mots imprimés en rouge sur le papier.
Elle a traversé une rue déserte. Ses ongles lui entraient dans la main qu'elle serrait. Elle se sentait tituber encore.
On doit croire que j'ai bu, pensa-t-elle. Non, je devrais dire, si quelqu'un me croisait sur cette rue, il pourrait croire que j'ai bu. Elle reprit sa respiration et desserra les lèvres pour dire des mots.
Aucun mot ne sortit. Un son, oui. Elle ne savait pas ce qu'il signifiait. Elle ouvrit les lèvres et laisser filer les syllabes. Mais rien n'avait de sens, pensa-t-elle. Juste des syllabes qui n'ont aucun sens. Des sons et non des mots.
A ce moment-là, elle vit une femme appuyée au mur d'une maison. Mais la femme se détourna en l'entendant approcher. Elle avait un dos large et des cheveux clairs. Un dos buté. Un dos hostile. Lui expliquer ? Lui expliquer qu'on était sans mémoire. Qu'on s'était réveillée face au mur, debout dans la rue. Qu'avant de se réveiller face au mur, avant il n'y avait rien. Qu'elle s'était réveillée avec un sac à la main et de la viande sans doute dans un papier rose avec des signes écrits en rouge,
et un portefeuille dans la poche gauche de sa veste de cuir.
Mais dire les mots ?
Mais dire des mots ? Elle s'est éloignée très vite de la femme, elle a tourné dans une rue et encore tourné.
Et encore tourné une autre rue.
Traversé une place.
Attendu que quelqu'un rejoigne la voiture dont le moteur tournait doucement.
Passé devant le château.
Elle savait que c'était le château. Mais le mot pour château ? Elle prit sa respiration et ouvrit la bouche.
Il y avait des bruits, des sons, des syllabes, mais ce n'était sûrement pas le mot juste.
Pas château.
Pas le vrai mot.
Soudain il y eut deux hommes dans cette rue. Deux hommes sur le trottoir en face. Elle les entendit se presser et voulut courir pour les approcher. Mais peine perdue, ils étaient trop rapides pour elle. Les hommes s'éloignaient déjà du centre de la ville.
Sous ses doigts dans sa poche, elle a senti qu'il y avait un papier, un papier collé au portefeuille. Elle l'a sorti pour le regarder. Il lui sembla que c'était juste le bon moment pour regarder le papier. Le moment juste. Deux hommes qui s'éloignent par les rues désertes et elle qui ne peut les rejoindre.
Elle déplie la feuille et l'étudie. La tourne. La regarde encore, la rapproche de ses yeux. Elle ne comprend pas ce qu'il représente.
Pas pu lire un seul mot. Elle a vu qu'il y avait une flèche, reconnu qu'il y avait une flèche. Par là. Ou par là.
Mais dans quel but ?
Elle a froissé le papier. L'a jeté dans une poubelle là sur le trottoir. Elle a sorti le portefeuille.
Il n'y avait pas d'argent dans la pochette à pression. Pas un papier excepté une photo froissée. Je ne connais pas cette femme, pensa-t-elle. Je ne connais pas cet enfant non plus, pensa-t-elle.
Ensuite elle réfléchit. Et cette femme n'est pas moi. Et je ne suis pas cet enfant.
Ou alors ? Se pourrait-il que je sois dans un corps qui ne soit pas le mien ?
Elle réfléchit à cette idée en marchant.
Elle a levé la tête et regardé le ciel au-dessus de la rue, un ciel très bleu, très vif, très joyeux, avec de petits nuages comme des écailles blanches. Elle a pensé, bientôt le printemps. Elle est repartie et elle a marché lentement vers les deux hommes qui venaient à sa rencontre. Arrivée à leur hauteur, elle a pensé qu'elle pourrait leur parler.
Au même moment, elle les a entendu qui discutaient et il lui a semblé qu'ils étaient étrangers. Oui, étrangers, ils parlaient une langue étrangère. Que pourrait-elle leur dire ?
Elle s'est remise en route, tenant toujours son sac à la main, avec la viande dans le papier rose, et maintenant le portefeuille, et la photo dans l'autre main. Se pourrait-il que je sois dans un corps, dans un autre corps, pensa-t-elle, un autre corps ? J'étais elle et maintenant je suis telle ?
Devant une boutique aux portes closes, il y a un grand panneau posé sur les pavés. Des mots en noir sur blanc, des mots en blanc sur noir. Des mots obscurs. Mais elle comprend tout de suite qu'en bas, il y a un, non, deux numéros de téléphone. Le reste lui évoque la photo qu'elle tient en main.
L'ovale de la photo qu'elle tient en main.
Elle pense, ce sont sans doute des photographies mais pourquoi y a-t-il deux numéros de téléphone ? Pourquoi ces gens sur les photographies annoncent-ils leur numéro de téléphone ?
Elle ne comprend pas pourquoi une photo, une seule, est rectangulaire. Il lui semble qu'une photo, pour être une photo — non, un portrait, pour être un portrait, doit être entouré d'un cadre ovale. L'idée lui vient brutalement, ce n'est pas un souvenir, c'est une idée qui vient de très loin, que ces photos ovales, on les fixe sur des pierres. Elle ne se souvient pas du mot pour ces pierres, elle pense à un champ de pierres dressées, alignées au long d'allées ombragées. Des photos sur les pierres.
Elle reste à fixer leurs visages. Il lui semble les avoir déjà vus. Mais elle ne se souvient plus où.
Des visages familiers — elle sent son cœur battre —, si familiers, si familiers.
Fuir.
Elle se détourne du panneau de bois et s'éloigne à grands pas.
Elle entre dans des cours. Mais nulle part elle ne rencontre quelqu'un qui l'attendrait. Pas une voix, pas un chant d'oiseau. Un moment, elle pensa qu'elle était devenue sourde.
Mais les cloches ont sonné au-dessus de sa tête. Elle a compté huit coups.
Elle ne sait pas si ce sont huit heures du matin, ou huit heures du soir. Elle s'arrête et lève la tête. Un instant, le clocher lui fait peur, il lui semble qu'il va tomber sur elle et l'ensevelir.
L'ensevelir.
Elle ressort la photo de sa poche. Elle ne sait plus où est le portefeuille. Dans le sac avec la viande emballée dans le papier rose ?
Et si j'étais dans un corps, dans un autre corps, un corps qui ne serait pas à moi ? Je serais cette femme, plutôt cette femme que cet enfant, je serai cette femme, j'aurais été assise sur cette chaise, j'aurais tenu un enfant, tenu la main droite de cet enfant dans ma main droite, et cet enfant aurait été mon enfant ?
Elle se demande, y a-t-il un enfant qui a été mon enfant ?
Et puis elle pense, ai-je porté cette robe ?
Elle attend un peu avant de regarder de nouveau l'image. Elle se demande pourquoi il y a un trou dans le papier.
Le trou lui fait peur plus que tout. Elle ne sait pas ce qu'il dit.
Fuir.
Elle se détourne de l'église et repart.
Elle marche d'abord à grand pas, mais pas longtemps. Elle est fatiguée.
Elle se dit que, peut-être, elle est vieille. Mais non, elle sourit, elle ne peut pas être si vieille, elle est juste fatiguée.
Elle a beaucoup marché aujourd'hui. Elle n'est sans doute pas très vieille.
Mais pourquoi un trou sous la photo ? Pourquoi les pieds de l'enfant sont-ils raturés d'un trait d'encre ?
Elle arrive devant une grande bâtisse entièrement close. Elle pourrait être chez elle ici. Elle aimerait être chez elle ici. Mais tout est clos, entièrement clos.
Il en manquait une. Sa porte à elle avait dû être murée.
Elle aurait voulu appeler mais aucun son ne sortit de sa gorge, juste un ronflement sourd.
Était-elle devenue un animal, se demanda-t-elle ? Les animaux ne parlent pas, ils font des bruits.
Il n'y avait plus de porte pour elle, tout était fermé, tout était muré.
En face, les fenêtres étaient ouvertes mais on n'entendait, elle n'entendait aucune voix.
Le bruit d'une radio peut-être. De la musique.
Ou bien le bruit venait-il d'ailleurs ?
Elle avait suivi le son de la musique et elle était arrivée sur un pont. Une vieille jouait de l'accordéon. Il lui sembla que la vieille jouait très mal. Puis qu'elle connaissait bien le morceau qu'elle jouait.
Puis qu'elle ne le connaissait pas.
Un couple passa qui jeta une pièce à la musicienne. Elle pensa, ce n'est pas une musicienne, c'est une mendiante. Ce mot-là, elle l'avait.
Ensuite, elle n'avait plus de sac dans la main, plus de viande dans le papier rose. Elle courait vers la mer, elle savait que la mer était au bout de la rue. La nuit venait peut-être.
Ou le mauvais temps.
Elle aurait pu attendre le tramway et rentrer. Il y avait un tramway puisqu'il y avait des rails.
C'était la nuit qui tombait ou le mauvais temps ? Elle n'y voyait plus.
Il y avait des mouettes qui criaient au-dessus de sa tête.
Et du vent.
Et elle ne se souvenait pas du numéro du tramway. Elle se souvenait des rails.
Et où était-ce ? Où était-ce ?
Elle savait qu'elle avait vécu dans une de ces baraques de brique, autrefois.
Ou non, pas vécu. Pas vraiment vécu.
Et l'enfant, il y était ?
Elle arriva devant un grand mur et s'arrêta. S'arrêta pour le regarder. Il semblait qu'elle aimait les murs. Que les murs parlait une langue qu'elle comprenait.
Que si elle le regardait assez longtemps elle retrouverait les mots.
Alors elle dirait que.
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