Deux tableaux.
Deux leçons de médecine.
Si différents
soient-ils — André Brouillet n’est pas Rembrandt, loin s’en faut — le second
renvoie évidemment au premier.
La leçon d’anatomie du Docteur Tulp, Rembrandt van Rijn, 1632 (169,5 × 216,5 cm), Mauritshuis, La Haye, Pays-Bas. |
Une leçon
de Charcot à La Salpêtrière, André Brouillet (1857-1914),
tableau présenté au
salon de 1887 (3 x 4,25 m), Faculté de médecine, Paris VIe.
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Le dispositif
du tableau de Brouillet reprend partiellement le modèle de Rembrandt à plus
large échelle (presque deux fois plus haut, deux plus large) : le professeur à droite avec son sujet, les
auditeurs à gauche, personnages en noir, le visage souligné par le blanc du col.
Ces auditeurs, comme ceux du tableau de Rembrandt, sont tous parfaitement
identifiés.
Ce sont donc Jacob
Blok, Hartman Hartmanszoon, Adraen Slabran, Jacob de Witt, Mathijs Kalkoen,
Jacob Koolvelt et Frans van Loenen qui suivent la leçon d’anatomie du docteur
Nicolas Tulp, 16 janvier 1632, la corporation des chirurgiens d'Amsterdam
n'autorisant par an qu'une dissection publique.
Et
pour le tableau de Brouillet, ce sont P. Richet, G. de la Tourette, P. Marie,
E. Brissaud, P. Berbez, G. Ballet, C. S.
Féré, I. Le Bas, J. Clarétie, A.-J. Naquet, D.-M. Bourneville, H. Parinaud, E.
Lorrain, G. Guinon, A. Gombault, P. Arène, T. Ribot, V. Cornil, P. Burty, M.
Debove, M. Duval, J. B. Charcot et A. Joffroy. André Brouillet a travaillé un
durant à ce tableau, il a peint le portrait de groupe d’après une photographie
et l’ensemble représente un compromis entre les cours du matin et les leçons du
vendredi, l’un et l’autre ouverts à des publics différents. Mais pour plusieurs
la pose des personnalités représentées, il a pris modèle sur La leçon d’anatomie du docteur Tulp :
on retrouve le spectateur qui s’interrompt pour réfléchir au milieu des notes
qu’il prend, celui qui écoute en détournant les yeux du corps étalé devant lui,
celui qui se penche pour mieux voir — mais aucun qui nous regarde.
Le
docteur Tulp figurait seul à droite du tableau, au-dessus de son sujet. Le
docteur Jean-Martin Charcot (1825 – 1893) apparaît lui aussi
en noir et blanc (mais sans chapeau), lui aussi à droite, pas tout à fait seul
en revanche mais dominant son sujet qui s’affaisse dans les bras d’un assistant :
pas seul car son travail est désormais le travail de toute une équipe de
soignants, médecins, étudiants, amis.
Charcot est debout et non assis comme le
docteur Tulp, il n’a aucun instrument en main — mais divers instruments sont
posés sur une table derrière lui). Seule sa main droite est en action, elle
démontre, le doigt tendu vers le spectateur : elle appuie sans doute le
discours du professeur — qui se tait en cet instant et paraît réfléchir tout
comme le docteur Tulp se taisait et paraissait réfléchir.
Le
corps offert à la dissection dans le Rembrandt, nu, presque aussi blanc dans la
lumière qui le frappe que le drap qui le couvre partiellement, est celui d’Aris
Kindt (dit aussi Adriaan Adriaanszoon), âgé de 41 ans, pendu le même jour 16
janvier 1632 pour vol à main armée. À une époque où toute leçon d'anatomie,
exceptionnelle on se souvient, commençait par une éviscération, celle-ci, soit
choix du docteur Tulp, soit choix de Rembrandt, se concentre sur l’étude du
mouvement des doigts, sur l'anatomie de la main — ces doigts et mains qui
prolongent les yeux du peintre.
Sur
le tableau de Brouillet, le corps de Blanche Wittman n’est ni réellement nu, ni
entièrement couvert de linge blanc, mais la peau dévoilée reçoit et renvoie
largement la lumière venue des grandes baies vitrées de la salle — plus rien de
l’espace obscur, confiné, du tableau de Rembrandt. Elle n’est pas allongée,
même si juste au-dessous d’elle l’attend un civière couverte d’un drap blanc
dans l’angle en bas du tableau, là où Rembrandt avait placé un livre, peut-être
l’ouvrage d’anatomie de Vésale. Plongée dans un sommeil hypnotique, elle est
passée de la léthargie à la catalepsie avant d’atteindre l’état de
somnambulisme.
En cet instant du tableau, son corps en catalepsie dessine un arc.
Mais
l’élément qui relie cette leçon à celle du docteur Tulp, c’est encore une fois
la main, dans sa rigidité de contracture hystérique. Ce n’est pas ici le centre
du tableau, mais c’est l’un des fils conducteurs du travail de Charcot. Pour
lui aussi, la main est outil, prolongement de l’œil, la main qui dessine, qui
prend en note par le croquis avant de compléter avec les mots. C’est aussi,
bien entendu, la main qui guérit.
Et puis, c’est
également la main malade qu’il étudie puisque l’anatomie est la première
discipline poursuivie par Charcot. Mains malades des vieilles démentes
abandonnées à l’Hospice de la Salpêtrière où il est interne en 1848. Mains
tordues des hystériques-épileptiques dont il aura la charge à la Salpêtrière,
encore, à partir de 1862. Mains tordues, corps tordus, jambes, visages, épaules
défigurés par les paralysies comme par la secousse des attaques hystériques et
qui vont constituer le cœur de son travail de praticien jusqu’à sa mort en 1893
et ouvrir le champ de la neurologie comme de la psychiatrie puis de la
psychanalyse .
J.-M. Charcot, planche de thèse de doctorat, 1853, encre et crayon. |
J.-M. Charcot, dessin d'observation, 1867. |
Un transfert de contracture chez une hystérique sous hypnose, planche III de La photographie médicale, Paris, Delahaye. |
Chacun des
patients apparaît avec son identité et son histoire, son mode de vie. Puis il
observe, et dessine, le corps souffrant et ses détails cliniques. De là, il regroupera
des types, des profils cliniques.
Albert Londe, Contracture hystérique volontaire chez un hystérique. Planche XII de la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière. |
Ainsi, de main
en main, par l’étude du fonctionnement d’un corps non plus mu seulement par
muscles, ligaments et tendons mais par la puissance de l’esprit, Charcot maître
de Freud a ébauché la description de l’inconscient — qu’il schématise ainsi en
1892.
L’Inconscient,
2ème moi en formation
L’idée
fixe qui paralyse F
Les
idées antérieures condamnées mais ne formant pas un moi concret.
Moi
Force
de reviviscence
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C’est en
travaillant sur les trajets entre le corps, le mouvement et l’esprit, sur les
interactions entre l’œil, la main, le muscle, le nerf et l’idée qu’il parvient
à cette notion d’inconscient. Il travaille sur certaines paralysies apparues
lors d’un choc émotionnel, d’une vive colère, d’un accès de violence et cherche
à la reproduire de manière expérimentale au moyen de l’hypnose profonde sur des
patientes hystériques — sur Blanche Wittman par exemple, les yeux ouverts mais
totalement absente de son propre corps. Induire une paralysie et la défaire,
revenir en arrière. En état de somnambulisme, par touchers successifs sur
l’épaule, le bras, l’avant-bras, le poignet, la cuisse, la jambe, le pied qui
verrouillent chaque segment du corps, Blanche perd l’usage de sa main, perd la
sensibilité de la main, perd une moitié de son corps. Puis, une fois cette
paralysie installée, on lui suggère la déparalysie : pour cela, la
patiente somnambule, les yeux ouverts, suit en miroir les mouvements de celui
qui opère l’hypnose et qui déroule sa propre main, son bras jusqu’au coude et
enfin à l’épaule. L’expérience vise à comprendre le processus menant au retour
du mouvement dans un espoir thérapeutique.
Références
:
Iconographie photographique de la Salpêtrière, service
de M. Charcot, Jean Martin Charcot, photos de D. M. Bourneville et P.
Regnard. En trois volumes et 119 photographies, à Paris, Delahaye, 1877.
Nouvelle iconographie photographique de la
Salpêtrière, P. Richet, G. de la Tourette, photos de Albert Londe. Paris,
Delahaye & Lecrosnier, 1889.
Catherine
Bouchara, Charcot, une vie avec l’image,
Paris, Philippe Rey, 2013.
Bibliothèque
interuniversitaire de Santé, université Paris-Descartes, et son site.