Une femme.
La photo était dans un carton au milieu de vieux livres, dans un sous-sol de librairie à Moscou. Attendant la délivrance.
Une photo-carte de visite comme on en a tant usé à la fin du XIXe siècle et jusqu'à la Première guerre mondiale, de ces photos qu'on offrait à ses proches, à ses amis, à son bien-aimé. Une photo qu'on m'offre aujourd'hui.
Un visage étrange au-dessus de la robe blanche. Russe ? Géorgienne ? Les sourcils droits et les yeux étirés de biais, le visage triangulaire — mais est-ce cela qui me frappe ?
L'amertume des lèvres sans sourire ?
Le regard détourné — ou plutôt tourné en dedans de soi ?
La pâleur accentuée par le blanc de la chemise empesée et qui semble trop large ?
Qui est Nina ?
A qui a-t-elle offert son portrait ?
Comment a-t-il voyagé jusqu'à moi ?
L'emblème du studio figure sous le portrait mais je n'ai pu l'identifier, peut-être dans la région de Nijni-Novgorod (les seules photos du même studio que j'ai pu retrouver sont conservées à Arzamas, dans cette région).
Ce serait une jeune fille vivant non loin de la Volga, donc. Imaginons, une vie loin de la capitale — la grande ville comme un lointain rêve envahi de fumée.
Cette photo, l'aurait-elle offerte à l'homme qu'elle aimait et qui l'aimait, qui toute sa vie aurait conservé son image et l'aurait transmise à leurs enfants qui l'auraient donnée à leurs enfants qui…
Ou l'aurait-elle donné à un homme qu'elle aimait et qui ne l'aimait pas mais qui, par vanité, aurait conservé le portrait, que ses enfants perplexes devant le visage inconnu auraient…
L'aurait-elle offerte, qui sait, à l'homme qu'elle aimait et qui l'aimait alors que, atteinte de tuberculose, errant de sanatorium en sanatorium, de la Crimée aux Grisons, elle allait à Davos comme Klawdia Chauchat clore définitivement ses "yeux de loup des steppes" ?
Je retourne la photo dans l'espoir d'un indice supplémentaire.
Un poème.
Une dédicace : на добрую памиять Марусе от Нины — A Maroussia, meilleur souvenir de Nina. Point d'homme qui l'aimait et qu'elle aimait — une autre histoire à imaginer.
Qui pouvait bien être Maroussia ?
Au-dessus de cette signature, à l'encre jaunie, un poème. Écriture rapide, la plume qui accroche sur le papier lisse de la carte. Comme une urgence dans l'écriture irrégulière et la maladresse de cette petite page. Un poème de Fiodor Tyutchev (1803-1873) daté de 1830 : Silentium ! et qui évoque la contrainte de l'esprit, la répression des sentiments, l'autonomie d'une conscience recluse.
Молчи, скрывайся
и таи
И чувства и мечты свои —
Пускай в душевной глубине
Встают и заходят оне
Безмолвно, как звезды в ночи, —
Любуйся ими — и молчи.
И чувства и мечты свои —
Пускай в душевной глубине
Встают и заходят оне
Безмолвно, как звезды в ночи, —
Любуйся ими — и молчи.
Tais-toi et garde en toi
Tes sentiments et tes rêves.
Dans les profondeurs de ton âme,
Qu'ils s'élèvent et déclinent
En silence, comme les étoiles dans la nuit.
Sache les contempler et te taire.
Nina n'en cite que les six premiers vers mais on peut supposer que Maroussia complètera sans mal la suite. Deux jeunes filles qui comprennent le pouvoir de la langue.
Maroussia ?
Ce ne serait pas sa sœur — on n'envoie pas ses meilleurs souvenirs à sa sœur.
Maroussia ?
Une cousine qui se marie ?
L'amie de cœur qu'après tant d'années ensemble dans un pensionnat de province on doit quitter pour toujours ?
Ce pourrait être celle-ci — cette jeune fille qui nous regarde sur ce portrait de groupe des années 1890. Trois jeunes filles autour du samovar dans une pièce lumineuse. Après-midi d'été, le soleil derrière le voilage, le silence autour de la table, Maroussia qui guette le regard du photographe — ce serait son fiancé peut-être ? Mais sourit-elle vraiment ?
Ses amies sont perdues dans leurs pensées, celle qui tourne le sucre dans sa tasse et celle qui regarde dans le vide, Nina. Les jeunes filles connaissent le pouvoir des mots, elles gardent le silence.
On reconnaîtrait la maigreur brune de Nina, ses cheveux tirés, sa tristesse. Demain, elles seront séparées et elle est tout à la douleur de cet éloignement qui s'annonce — Maroussia est si vive, si joyeuse, si prête en s'envoler vers sa nouvelle vie.
Le soleil se tient derrière les voilages, rien ne vient altérer sa puissance.
Nina quitte la table à thé et, enfermée dans la petite pièce voisine aux rideaux tirés, elle copie à la hâte le poème qu'elle a choisi pendant la nuit. Juste assez de place au dos de la photo pour noter six vers — mais dans sa pensée résonnent les suivants. Les deux amies savent le pouvoir triste de la beauté.
Как сердцу высказать себя?
Другому как понять тебя?
Поймет ли он, чем ты живешь?
Мысль изреченная есть ложь.
Взрывая, возмутишь ключи, —
Питайся ими — и молчи.
Le cœur – saurait-il s'exprimer ?
Un autre – saurait-il te comprendre?
Peut-il entrer dans ta raison de vivre ?
Toute pensée qui s'exprime est mensonge.
En les faisant éclater, tu troubleras tes sources.
Sache seulement t'en nourrir et te taire.
Maroussia serait montée dans la voiture avec le photographe son fiancé et, à peine passée l'allée de tilleuls, elle aurait tout oublié.
Puis les années passeront. Cinq ans, dix ans, quinze ans.
De Nina, j'imagine qu'elle aurait pu être ruinée par la mort prématurée de son père, qu'elle aurait dû prendre un emploi ou, avec les vieilles femmes de la famille, une mère, une tante, continuer d'administrer une fabrique, un petit domaine.
Cinq ans, dix ans, quinze ans dans un bureau loin de Moscou et tout qui s'effrite et s'effondre — mais la beauté des mots, peut-être, est encore là — Nina le sait qui se tait. Elle a troqué sa blouse blanche pour une robe noire, elle tousse toujours. Elle se souvient.
Лишь жить в себе самом умей —
Есть целый мир в душе твоей
Таинственно-волшебных дум;
Их оглушит наружный шум,
Дневные разгонят лучи, —
Внимай их пенью — и молчи!
Apprendre à ne vivre qu'en soi-même!
Dans ton âme est tout un monde
De pensées magiques et mystérieuses.
Le bruit du dehors les assourdira
Les rayons du jour les dissiperont.
Sache écouler leur chant et te taire.
Dans ton âme est tout un monde
De pensées magiques et mystérieuses.
Le bruit du dehors les assourdira
Les rayons du jour les dissiperont.
Sache écouler leur chant et te taire.
Et Maroussia ?
Un jour, elle retrouve la photo. Pour elle aussi, cinq, dix, quinze ans ont passé. Elle se récite en silence les douze vers manquants — car pour elle aussi, que reste-t-il des pensées magiques et mystérieuses, à part le silence ?
Le poème de Fiodor Tyutchev fut traduit par Emmanuel Rais et Jacques Robert pour l'Anthologie de la poésie russe, du XVIIIe à nos jours chez Bordas en 1947.