Peinture de Francesco di Antonio del Cherico pour la traduction latine de la Cosmographia de Ptolémée (vers 1465-1470). |
Mais comment se repérer en mer ? Le voyage se faisait sous la voûte étoilée et c'est par l'observation des étoiles que se mesura d'abord l'avancée vers le sud :
Nous ne vîmes qu'une fois la Tramontane [l'étoile polaire] qui nous parut très basse à l'horizon ; aussi nous ne pûmes la voir que par temps clair et serein et encore nous apparut-elle à la hauteur d'une lance au-dessus de la mer. Nous vîmes également six étoiles basses sur la mer, grandes, lumineuses et brillantes qui nous servirent de repères.
Alvise Ca' da Mosto, vers 1455
Ca' da Mosto arriva en effet à cette limite inquiétante, passée la Ligne, l'équateur, où l'étoile polaire disparaît et avec elle, non seulement tous les repères familiers au navigateur depuis l'antiquité mais également le repère qui servait à établir la latitude sous laquelle on naviguait : jusqu'alors, c'était simple, la technique en avait été développée par les Arabes avec l'astrolabe que tout navigateur devait savoir employer, avec l'octant utilisé dès l'antiquité.
Mais à partir d'un certain point, comment mesurer la lente avancée des navires portugais le long des monotones rivages africains ? Il fallut donc établir de nouvelles méthodes pour établir la latitude par la hauteur du soleil, utiliser un nouvel instrument, le quadrant, et ce sera le fait des navigateurs portugais à la fin du XVe siècle. Ces nouvelles techniques vont leur permettre non seulement de se lancer sur les mers mais encore de tracer leurs voyages sur l'espace encore vierge des cartes.
Nous avons découvert d'autres îles, d'autres terres, d'autres mers, d'autres peuples ; et plus encore que tout cela, un autre ciel et d'autres étoiles.
Pedro Nunes, Tratado em defensão da carta de marear (Éloge des cartes marines), 1537
Les premières cartes marines de ces territoires nouvellement découverts, ces splendides portulans des
xve
et xvie siècles, comportent souvent en marge cette
échelle des latitudes qui permet de placer les lieux de part et d'autre
des tropiques ou de l'équateur.
Le portulan montre la pointe sud de l'Afrique et, comme un petit cran que couronne une colonne, le Cap de Bonne-Espérance. Les deux colonnes ou padrao puis le drapeau indiquent les étapes de la conquête de la mer par les navigateurs portugais : le dernier marque le lieu où l'équipage de Bartolomeu Dias a refusé de poursuivre vers l'océan Indien. A gauche, une règle marque la latitude observée tandis que la triangulation à partir de la rose des vents centrale guide la représentation des rivages et la localisation précise des ports ce qui aidera la navigation qui, plutôt que de s'éloigner en pleine mer, se tiendra encore le long des côtes. Quant à la longitude, il n'en est pas question encore. |
Toscanelli a développée dès 1474 : il propose de tenter une circumnavigation en partant vers l'Ouest, c'est-à-dire vers la Chine et les Indes. Si l'idée est juste, évidemment, les données qu'ils possèdent sont fausses : l'un et l'autre tablent sur une longueur du rayon terrestre bien trop courte — et donc sur un globe terrestre beaucoup plus petit ; de même, ils estiment l'Eurasie bien plus large et étendue à la surface de ce globe.
La Terre pouvait difficilement soutenir l'Europe à sa place au nord de l'équateur sans qu'un contrepoids, sous la forme d'un immense continent austral, ne vienne contrebalancer le poids des terres de l'hémisphère nord. On chercha longtemps ce continent jusqu'à ce que James Cook finisse par en apercevoir les glaces en 1774. A défaut de le trouver, on l'imaginait jusqu'alors comme une sorte de jardin d'Eden, bien au sud du Cap de Bonne-Espérance.
Ici, c'est le détroit de Magellan qui est à l'honneur. Inconnue encore quant à elle, la Terre de Feu figure sans réalisme aucun comme l'aile bariolée d'un oiseau du sud (carte espagnole du XVIe siècle).
Encore une fois, comment se repérer en mer ? Comment retrouver les terres visitées ?
La première difficulté de ces voyages de découverte ne fut pas tant de se repérer — la boussole était connue en Méditerranée depuis trois siècles, l'astrolabe marine avait été mise au point par le philosophe, poète, astronome majorquin Ramon Llull en 1295 — que d'oser se lancer sur l'océan, cette mer qui ne menait à rien. Les navigateurs européens ne s'étaient écartés de la Méditerranée jusque là que pour longer les côtes atlantiques et, soit remonter vers les îles britanniques ou la Baltique, soit longer les côtes marocaines. Au-delà des Canaries, nul ne savait ce qui se produirait.
Cependant, quoi que beaucoup partissent — et c'étaient des hommes de belle renommée par leurs exploits dans le métier des armes — aucun n'osa au-delà de ce cap.
Et pour dire la vérité, cela n'était pas manque de courage mais parce qu'il s'agissait d'une chose tout à fait nouvelle et mélangée d'anciennes légendes qui avaient cours chez les marins d'Espagne depuis des générations. Et quoique ces légendes fussent trompeuses, l'idée de les vérifier semblait pleine de menaces.
Gomes Eanes de Zurara, Cronica da Guiné, vers 1453
Si mesurer la latitude était simple, nous l'avons dit, la mesure de la longitude, c'est-à-dire de la distance vers l'est ou l'ouest d'un méridien de référence, était bien plus complexe à réaliser. A priori pourtant, il s'agissait seulement de calculer la relation simple entre l'heure solaire locale et une heure de référence — l'angle horaire. Or ce calcul qui était un enjeu majeur pour l'exploration du monde, la conquête des océans et, par la suite, la formation des empires coloniaux au xviiie siècle, se révéla redoutablement complexe.
Or pour cela, il aurait fallu pouvoir "conserver le temps" de manière régulière : on essaya les sabliers, les clepsydres, les horloges enfin comme le conseillait dès 1533 le cartographe et mathématicien Gemma Frisius. Mais avec l'agitation de la mer, le mouvement de la navigation, les effets des changements de climat, aucune horloge construite jusqu'au milieu du xviiie siècle n'évitait, dans le meilleur des cas, des retards lents mais réguliers. Aucun de ces instruments ne permettait de mesurer le temps avec précision. Or à l'équateur, une erreur d'un dixième de seconde représente un "écart" de 46 m. Et une erreur de quelques minutes de longitude suffit à faire perdre de vue un îlot dans le Pacifique. La solution dans ce premier cas était d'obtenir une horloge ou un chronomètre fiables.
Il existait une seconde méthode, à base de tables éphémérides où étaient consignés le mouvement des astres — de la lune par exemple, ou des lunes de Jupiter dont les éclipses se produisent plusieurs fois par jour — ou des conjonctions astronomiques particulières, des éclipses, telles qu'elles seraient visibles au point de départ et dont le déplacement dans le ciel indiquerait la position du navire : observer une éclipse dont les différentes phases seraient repérées en heures du méridien de Paris, dans les recueils astronomiques, par exemple, mais pour résoudre une question quotidienne, il s'agit d'un phénomène trop peu fréquent. Il en est de même pour l'observation d'une occultation d’étoile.
Quelle que soit la méthode choisie, le problème était de pouvoir embarquer des instruments astronomiques puissants (donc plutôt conçus pour être utilisés dans un observatoire), stables (ce qui n'est pas évident à bord d'un vaisseau), puis de pouvoir les utiliser et de savoir calculer à partir des éphémérides. Mais les instruments qui étaient utilisés jusqu'au début du xviiie siècle, l’astrolabe nautique, le quadrant, le quartier de Davis, manquaient de précision dans les mesures. Or si cela n'intervenait guère dans le calcul de la latitude, cette imprécision rendait impossible la détermination de la longitude. En effet, avec la méthode des distances lunaires, une erreur de 1' sur la mesure de la distance angulaire entraînait une erreur pouvant atteindre 45' sur la longitude.
Alors, à défaut de pouvoir clairement tracer les cartes, les navigateurs multiplient les dessins, les vues d'approche des côtes et de l'entrée des ports, le tracé des montagnes qui dominent tel site, tout ce qui permettra d'avoir le plus de repères possibles hors des mesures cartographiques et pourra aider à identifier la position exacte d'un navire lorsque, au sortir d'une tempête, il se trouvera face à un rivage inconnu. Enfin, en plus des rivages et des fleuves, on dessine des habitants et de leurs pratiques : on ne sait jamais où on pourrait tomber.
C'est ce que feront les Portugais le long des côtes d'Afrique, comme ici à l'île de Mozambique ou, ci-dessous, au détroit d'Ormuz.
La flotte de Vasco de Gama atteignit l'île de Mozambique le 1er mars 1497. Sur ce routier, un manuscrit qui décrit précisément rivages, refuges, points de ravitaillement et ports, on voit le vaste cercle de la baie de Mossuril avec les estuaires de deux fleuves côtiers, la pointe crochue de Semilha en haut à droite, inchangée aujourd'hui, les bancs de sable et les hauts fonds. En avant, l'île est protégée par deux îlots, Goa et Sena. S'ils arrivaient trop tard dans la saison pour bénéficier des vents du sud-ouest qui les mèneraient jusqu'en Inde, les marins portugais restaient jusqu'à huit mois de suite à Mozambique en hivernage, à attendre la mousson d'été. En attendant, les fièvres faisaient des ravages sur les équipages. D. Joào de Castro, Roteiro de Viagem de Lisboa a Goa, 1538. |
A Oman, la flotte portugaise devant Mascate en 1555 : prendre le contrôle du détroit d'Ormuz était essentiel pour contrer le commerce arabe et assoir sa domination sur l'océan Indien. |
Jacques Le Moyne de Morgues qui accompagna l'expédition de Ribault et Laudonnière en 1562. Les gravures par lesquelles nous les connaissons ont été réalisées par Théodore de Bry en collaboration avec Le Moyne qui a dû recréer ses dessins de mémoire. Aucun repère géodésique ne figure sur ces représentations des côtes de Virginie, de carte.
Les premiers atlas favorisent ce type de représentations qui montrent la forme d'un rivage, l'approche d'un port en ajoutant les repères que sont la forme d'une ville et ses monuments — forteresses, châteaux, phares — ou celle du relief avoisinant.
Le célèbre atlas de Georg Braun et Frans Hogenberg (publié entre 1572 et 1618), Civitates Orbis Terrarum, offre des vues de nombreux ports et villes du monde, y compris hors d'Europe. Ici, Calicut, Ormuz, Canananore et La Mine.
Ainsi, mesurer les longitudes resta donc d'une difficulté majeure jusqu'au milieu du xviiie siècle et, par les limites que cette difficulté imposait au développement colonial, constitua un enjeu scientifique essentiel pour les États européens à vocation impériale. Le problème était de trouver un moyen de tracer des cartes exactes qui permettraient de retrouver plus tard les lieux découverts— et non d'arpenter sans fin les océans comme le fit James Cook sur ses deux premiers voyages à la recherche d'îles à la localisation toute hypothétique (sans parler du continent antarctique que la Royal Society lui demandait de trouver).
À suivre
Cet article doit beaucoup au livre du Contre-amiral François Bellay, Livre des terres inconnues. Journaux de bord des navigateurs. XVème-XIXème siècle, publié aux éditions du Chêne en 2000 et splendidement illustré.