On a fini au bazar Chorsu, dans le vieux quartier de la ville, le seul qui ait réellement survécu au tremblement de terre du 26 avril 1966.
Je ne me souviens plus ce que nous cherchions. Toutes ces maisons étaient closes sur elles-mêmes. Maisons de pisé blanchies à la chaux. Quand une porte était ouverte, nous pouvions apercevoir une cour étroite, une terrasse couverte, quelques chaises. Des enfants. Des ânes.
Les rues formaient un labyrinthe et nous avons fini dans un cul-de-sac. Il a fallu revenir en arrière et demander notre chemin. Le garçon qui nous a répondu ne savait pas comment nous guider — trop de détours compliqués entre ces ruelles et ces cours, il nous a conseillé de prendre un taxi.
Arrêtés au coin d'une petite place à guetter la première voiture qui passerait, nous avons suivi les jeux des enfants.
De tous petits garçons qui lancent vers le ciel des cerfs-volants plus hauts qu'eux-mêmes.
Puis nous avons roulé dans ce nœud de ruelles pétrifiées dans le temps pour rejoindre le complexe de Khast Imam, centre religieux de Tachkent composé de la mosquée Tilla Cheikh, de la médersa Barak Khan et du mausolée Kaffal Shashi.
Là aussi, les enfants jouaient avec leurs cerfs-volants.
A regarder ces enfants, si loin de chez moi, dans cet espace à la fois familier — car anciennement soviétique — et étrangement, désagréablement, étranger, marqué d'une présence policière à laquelle je ne m'attendais pas, des signes évidents d'un régime corrompu, de la nécessité de passer par le marché noir pour obtenir de l'argent, il m'est revenu le souvenir de ce temps où les talibans étaient au pouvoir en Afghanistan et interdisaient les cerfs-volants.
Est-ce si différent ici de ce que racontait, il y a quinze ans, un reportage dans Libération ?
« Au nord-ouest de Kaboul, se souvient Atiq Rahimi, tous les vendredis soir les gens venaient assister à des combats de chiens, de coqs, de cailles et de cerfs-volants. Tout se passe dans le ciel. Ton cerf-volant oscille là-haut. Un autre s'approche. Si tu t'éloignes, c'est non. Mais si tu donnes un signe d'acquiescement une légère inclinaison du cerf-volant , le combat commence. L'art est d'être au-dessus et de venir couper le fil de l'autre. Alors, chacun donne du fil pour monter. Il y a des moments où les cerfs-volants volent si haut qu'ils deviennent minuscules, et si on tire sur le fil, c'est la fin, on perd ».
Avoir entre ses mains un bon cerf-volant est tout un art qui commence par la préparation artisanale du fil : il doit être finement tranchant pour bien couper le fil de l'autre. On fait donc bouillir du riz et dans l'amidon obtenu, on verse du verre pilé (des ampoules le plus souvent) ; c'est la recette de base, le reste est affaire de secret. On enduit le fil de ce mélange et on laisse sécher un ou deux jours. Ensuite, on enroule le fil (des centaines de mètres) autour du tchara. « Porter le tchara d'un maître en cerf-volant était un grand honneur, poursuit Atiq. Dans mon quartier, Rauchan (dont le nom veut dire lumière) était un dieu. Je n'ai jamais oublié ce jour où il m'a emmené dans le quartier où l'on vendait des torechichai (littéralement fils de verre) au Chour Bazar de Kaboul où il m'a acheté un fil extraordinaire. Ce fut le plus beau jour de ma vie d'enfant. »
Pas de cerf-volant sans vent et, en Afghanistan, pas de vent doux sans goudiparonbâz (joueur de cerf-volant, littéralement : joueur de poupée de vent). L'été, il fait trop chaud, l'hiver, trop froid, on y joue surtout en automne et au printemps après le nouvel an qu'est norouz. Et d'abord le jour de repos, c'est-à-dire le vendredi. Naguère, les plus grands combats étaient retransmis à la radio comme des matchs de foot. Alors tous les toits se peuplent d'enfants qui ont concocté leur mohigag (petit poisson), le premier cerf-volant, de taille réduite, mais comme les autres fait de bambou courbé à la bougie et de papier. Puis, au fil des âges, suivent le kiranou (qui pourrait se traduire par un sou, le nom est resté même quand le prix a augmenté), le nimtartahi ou le nim patchaï (unité de mesure de la feuille de papier, nim signifiant demi) avec lequel on entre dans l'âge adulte, alors on passe au seporcha (c'est-à-dire toute la feuille), voire au panchtartaï (plus de deux fois la feuille). La forme aussi part du losange initial, toujours avec une queue (dombach) et une tête de moineau (kalagundichki) d'une autre couleur, voire des subtilités comme ouaskati (gilet) ou atchi (huit), deux formes aussi belles que redoutables mais qui demandent une grande dextérité. Le poids des couleurs et de la colle donne au cerf-volant la possibilité d'un renversement brusque : on fond sur l'adversaire. « Le fil est comme une scie électrique qui paralyse le fil ennemi. ça peut durer deux, cinq minutes, ou plus longtemps. Tous les enfants jouent à ça. »
Quand les talibans ont édicté l'interdiction du cerf-volant (le septième de leurs seize commandements, entre l'interdiction de la drogue et celle des idoles), si cela a pu paraître anecdotique en Occident, pour tous les Afghans ce fut un drame, c'est leur identité qu'on balafrait. Car le cerf-volant sert aussi de messager. Ainsi l'amour qui ne s'avoue guère en Afghanistan peut se dire par le cerf-volant. On colle un cœur qui, sur le papier, palpite, et on fait voler le cerf-volant au-dessus de la maison de l'être aimé. Comme une danse de séduction.La nuit tombe sur Tachkent mais les enfants sont encore dehors. La nuit, la pluie, l'orage.
Libération, 23 mars 2002
Et leurs cerfs-volants comme des oiseaux qui tardent à rejoindre leur nid.
Ce sont surtout des garçons, petits et grands.
Mais il y a aussi quelques petites filles.
Un cerf-volant — du fil, quelques baguettes, une large feuille de papier. Blanc, vierge de tout message.
Du papier blanc sur lequel rien n'est écrit, rien ne sera jamais écrit. Et qui vole sur la grande place du Khast Imam où, dans la mosquée Telyashayakh, près du mausolée d'un sage du Xe siècle, Kaffel Shashi, est conservé l'un des plus anciens exemplaires du Coran au monde.
Plus tard, en 1868, ce sont les armées tsaristes qui l'emportèrent à la Bibliothèque impériale de Russie à Saint-Pétersbourg. Lénine l'a rendu à la République Socialiste Soviétique Autonome du Turkestan, dissoute en 1924 et dont la capitale était Tachkent, sans doute dans l'espoir de gagner aux bolcheviks les peuples musulmans d'Asie centrale.
Nous ne le verrons pas — non que sa vision soit réservée aux seuls musulmans mais parce que l'heure c'est l'heure, et évidemment, les musées ferment la nuit. De toute manière, ce Coran n'a pas été copié sur du papier mais sur du bon vieux parchemin, à l'ancienne, dans une belle écriture coufique.
Mais ici, à Tachkent, nous ne sommes pas bien loin de l'endroit par lequel le papier est sorti de Chine pour être par la suite diffusé dans le reste du monde par les Arabes. Et un cerf-volant est intervenu dans l'histoire : on raconte que quelque part dans la péninsule arabique, un faux-prophète du nom de Musaylima et mort en 632 — l'année de la mort du Prophète et des années avant qu'on ne commence à copier le Coran —, avait fabriqué un cerf-volant « avec du papier chinois (waraq sînt) et du kâghad » afin de faire croire à une apparition et d'impressionner les âmes sensibles. Il l'avait lancé dans le ciel, de nuit, pour que les spectateurs ne voient pas la ficelle qui le reliait à la terre. Le kâghad semble apparaître ici comme une seconde espèce de papier d'importation.
Le papier, on le sait, est né en Chine, où on avait commencé à l'utiliser comme support de l'écriture six siècles au moins avant que la fabrication n'en commence en Asie centrale ou au Moyen orient mais c'est par la route de soie que le papier a commencé à circuler — et avec le papier, dont la fabrication ne revêtait pas le même caractère de secret que celle de la soie, des techniques. Si nous n'avons pas de renseignement précis sur les débuts de la fabrication du papier au cœur du monde islamique, on peut dire qu'elle était déjà engagée à Bagdad vers 795.
Les traditions valent ce qu'elles valent. En fait, le papier était connu bien avant
cette date comme produit d'importation. L'empereur sassanide
Chosroès I en avait employé dès 555 pour répondre à une lettre en chinois — écrite quant à elle sur du satin! — que lui avait
envoyée Zingibou Mokan, le khaqân des Turcs (dont la fille sera par je ne sais quel détour l'une des — lointaines — ancêtres de Guillaume le Conquérant). Mais le papier était alors
un produit très rare et donc réservé aux écrits royaux.
Les Arabes, quant à eux, ont connu et utilisé du papier avant la bataille de Talas : les bureaux de la chancellerie arabe de Samarcande en avaient
utilisé presque trente ans avant 751. On sait cependant que les bureaux de l'administration abbasside à Bagdad se heurtaient encore à
de grandes difficultés pour se procurer des matériaux à écrire en
quantité suffisante jusqu'au début du IXe
siècle. Sous le
califat d'al-Amîn
(809-813), fils de Hârûn al-Rashîd, on a dû gratter pour les
réutiliser des registres de peau ou de parchemin qui avaient déjà
servi. Les bureaux du califat et évidemment les libraires n'ont donc
probablement pas disposé de papier de qualité en quantité suffisante
avant le milieu du IXe siècle, et on a dû continuer à utiliser couramment du papier de Samarcande au moins jusque là.
Mais que ce soit du fait d'un accroissement de la demande ou à cause de l'arrivée accidentelle de prisonniers chinois à Samarcande, on est passé dans cette ville de l'utilisation de papier importé à sa fabrication. Ibn al-Nadîm, un érudit et bibliographe chiite mort en 990, est l'auteur d'un index complet de tous les livres arabes de l'époque, le Kitab al-Fihrist. Libraire et calligraphe de profession, il était aussi copiste, charge qu'il avait héritée de son père. Philosophe, il admirait tout particulièrement Aristote et s'intéressait également aux sciences grecques et indiennes. Il semble en tout cas, au Xe siècle, avoir gardé le souvenir de l'époque où le papier continuait à assurer à la Chine un revenu important.
L'essentiel de ce qu'on sait sur le papier fabriqué à Samarcande nous vient du Fihrist qui explique que le « papier du Khorâsân » était « fabriqué par des artisans chinois sur le modèle du papier chinois (ʻalâ mithâl al-waraq al-ṣînî) ». Ibn al-Nadîm décrit six sortes de « papiers du Khorâsân » dont les noms sont clairement arabes. Le premier est le firʻawnî (le pharaonique), appellation tient sans doute au fait que le papier de Samarcande prétendait rivaliser avec le papyrus par la qualité, ou peut-être parce qu'il était commercialisé, comme lui, en rouleaux. Ibn al-Nadîm oppose le papier de Chine « fait de ḥashîsh » (c'est-à-dire d'herbe, peut-être de chanvre) au papier du Khorâsân « fait de lin » (kattân).
Ce fut sur des papiers chinois et du Khorâsân qu'Ibn Muqla (mort en 940) copia un magnifique exemplaire du Coran et, lorsque Ibn al-Bawwâb (mort en 1022) voulut le restaurer, il trouva dans la bibliothèque du souverain bouyide Bahâʼ al-dawla Firuz à Chiraz tout un stock de papiers anciens fabriqués à Samarcande et en Chine pour ce faire.
Pour fabriquer la feuille de papier, il faut un moule ou forme. Celle-ci était constitué de deux parties : un cadre bois rectangulaire et un écran ou tamis dont la trame est faite de fils parallèles au grand côté du rectangle : les fils vergeurs qui vont laisser des traces ou non sur les feuilles fabriquées. On trouvera ainsi trois types de papier : sans fils, sans fils de chaine, et avec vergeures et fils de chaîne.
C’est le papier arabe occidental aux vergeures moins espacées que le papier arabe oriental qui sera à l’origine du papier italien… dont le succès va provoquer à la fin du Moyen âge la disparition de la fabrication du papier dans le monde arabe.
Ce post repose largement sur le long et passionnant article de Geneviève Humbert, « Le manuscrit arabe et ses papiers », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 99-100, novembre 2002.
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