lundi 5 septembre 2016

Dans la Zone


C'est ici, en partie ici, que j'ai voyagé. Une photo aérienne un peu ancienne et comme marqué d'une lèpre grise.
Une courbe à gauche, comme la ligne de hanche d'un corps malade sur une planche de revue médicale, donne des indices d'identification du territoire.
Pour le reste, l'absence de noms, de frontières, de tracés de routes, tout rappelle ces cartes militaires soviétiques, si soucieuses de secret qu'elles veillaient à masquer ce qui pourrait servir à leur donner une place dans l'empire.
Tout au plus, là où ce corps pourrait prendre son souffle, un cercle agrandi, deux routes blanches, un lacis de chemins dans une forêt — la zone.
La forêt, immense, d'un vert plus cru que jamais imaginé, avec une route de terre, des marais, des étangs, le chant des oiseaux, le vent. Un peu de pluie aussi.
Et une clairière.

Des cheminées, un dôme, la grisaille qui s'accentue, la pluie qui redouble.
Une porte. Открыть. Закрыть. Ouvrir. Fermer.
Il y a différentes façons de prendre la route. Parfois, on circule. On roule. On va d'un point à un autre en empruntant un itinéraire, rapide si possible, des routes dégagées, rectilignes — des routes qu'on ne regarde pas vraiment, des routes sans personnalité. Ou plutôt des routes auxquelles on ne laisse aucune chance, des routes auxquelles on ne s'intéresse pas. Peut-être s'intéresse-t-on au moins aux points, celui d'où on part, celui où l'on se rend. On circule dans un territoire auquel on n'accorde pas d'existence — il n'est qu'espace, plus ou moins vaste, entre deux points.
Ou alors on voyage. On part d'un point sans avoir toujours décidé où on arriverait. On change de route sous l'impression du moment, le charme des arbres qui la bordent, l'appel d'un nom, le souvenir d'un arrêt par là des années plus tôt, les nuages qu'on croit fuir dans cette direction, l'envie de se baigner, l'espoir de voir un élan.
Quand on voyage, le territoire se charge d'épaisseurs. Il absorbe l'Histoire, il s'est bâti de passés concurrents et souvent effrayants, les espaces vides furent sans doute peuplés — il y a longtemps. Les villages de bois ont été des villes de pierre — autrefois. Les fermes ont été des châteaux. Les châteaux ne sont parfois que des créatures d'aujourd'hui — là où les peuples se bâtissent des identités nouvelles et pleines d'oublis.
On roule et, tour à tour, on évoque tel fantôme ou tel autre — temps d'effrois, temps de somnolences — fantômes de littérature ou fantômes d'histoire — le Majorat d'E.T.A. Hoffmann et les romans de Keyserling, Kleist à Königsberg et Stendhal à Vilnius, l'Einsatzgruppe A, les chevaliers porte-glaive livoniens et la retraite de Russie, la Guerre de Trente ans et les barons baltes, le Gaon de Wilno et les déportations en Sibérie, la carte d'Olaus Magnus et les barres d'immeubles soviétiques au bord de la Baltique.
On roule et, de chacun des fantômes qu'on évoque, on cherche un moment les traces — celles qu'on ne peut manquer, celles qui sont si ténues qu'on n'est pas sûr de les avoir vues, celles que faute de visa on ne verra pas, celles dont on se protège aussi et qu'on évite. Quoi qu'on fasse, ici, on est dans la Zone. Dans les Terres de sang. Dans les frontières et les marges, les marches mouvantes d'empires défunts.


Des cheminées, un dôme, la grisaille qui s'accentue, la pluie qui redouble.Un escalier.

On descend les marches donc. Une porte. Открыть. Закрыть. Ouvrir. Fermer.
La lèpre de la photo aérienne qui se poursuit sur les murs.
L'eau qui ruisselle.
On évoque des livres, ou Stalker que Tarkovski a filmé juste ici en Estonie, vraiment à deux pas d'ici, si près que soudain, on croit s'y trouver.
Au milieu de la Zone, un lieu mortel. Si froid que les murs n'y ont pas survécu, que les sous-sols s'effritent lentement mais sûrement. Un lieu qui ne figurait pas sur les cartes, invisible sur les photos aériennes — la Zone, c'est le secret changé en espace. C'est un leurre aussi, et pas pour celui qu'on croit. Il fallait tant de bouches d'aération et de ventilateurs pour que les dizaines d'hommes enfouis dans l'humidité et les moisissures, dans ces souterrains au milieu des marais, puissent respirer que la chaleur émise était captée par les satellites espions américains — ce qui permettait de dessiner des cartes, de dessiner des cibles, de tracer des trajectoires.
Dans le silo, on gardait au frais, un missile balistique intercontinental R-36. Bien sûr, en cas de guerre nucléaire, le site aurait pu tout aussi bien être liquidé par une fusée Titan venue d'en face. Ou l'inverse.
On lit les procédures à suivre en cas d'attaque nucléaire — ou chimique — ou bactériologique.
On admire l'attention portée aux deux vaches de la ferme collective.
On admire le sang froid du komsomol, prêt à avaler le cachet d'iode qu'il aura tiré de sa trousse à pharmacie.


On sort et on regarde l'orage avancer. On est dans la Zone, là où la forêt est la plus profonde, juste auprès du lac aux eaux les plus pures, ce lac dont chaque île est une perfection d'île, d'eau et d'arbres — tout ce que la guerre, non, les guerres, ont pu souiller dans cette région.
Quand on reprend la route, les nuages se forment et se déforment lentement devant nous avant de se changer en eau et qu'il fasse nuit en plein jour.

Mais étions-nous sortis de la Zone pour autant ? Je me réveille dans cette ferme qui nous accueille, perdue dans les bois. Tout dort encore, même les chèvres, et pourtant il fait jour : ici dans la Zone, le temps aussi est particulier, les jours s'étirent sans fin cet été et j'attends sous le porche à regarder la pluie.

Il nous fallait aller plus loin dans la zone, aller des fusées à l'uranium même.
Aller plus loin dans la Zone, vers une ville fermée.
Carte topographique militaire soviétique au 1/200.000 (1973). La ville n'existait pas sur les cartes civiles du fait de son statut de ville secrète ou ville fermée. On ne pouvait lui adresser de courrier, sauf sous des noms de code comme Moscou 400 ou Leningrad 1. Au nord-ouest de la ville, on repère l'étang aujourd'hui comblé où étaient rejetés les déchets d'enrichissement de l'uranium.
Dans les années 1920 et 1930, Sillamäe et ses environs ont vu l’essor de l'industrie minière des schistes bitumeux sous la conduite d'entreprises suédoises. Pendant la guerre, les nazis y établissent plusieurs camps de concentration. En 1944, la ville est trop proche du front de Narva pour être épargnée. Les soviétiques réorganisent la zone industrielle dès 1946 pour extraire de l'oxyde d'uranium de ces schistes. Les besoins en uranium de l'URSS sont tels que Sillamäe devient l'un des principaux sites d'enrichissement de l'uranium tant à destination civile que militaire, utilisant du minerai en provenance des pays de l'Est (Tchécoslovaquie, Pologne, Hongrie) puis de la péninsule de Kola : on y a produit 100.000 tonnes d'uranium, de quoi fabriquer 70.000 armes nucléaires. Pendant sa période d'activité, l'usine de Sillamäe a déversé ses déchets de traitement dans un bassin de résidus, visible sur la carte, un étang situé dans la partie nord-ouest de Sillamäe, tout près du rivage de la mer Baltique. 
Jusqu'en 1989, du fait de ces activités stratégiques, Sillamäe était une ville fermée. Peuplée intégralement de travailleurs ethniquement russes, la ville reste par bien des aspects une enclave russe en Estonie — et on prétend qu'une large part de ces habitants n'est jamais sortie de la ville. On y produit toujours des métaux rares — tantalum, niobium notamment.

 Une voie ferrée secondaire mène au complexe industriel.
La plupart des bâtiments industriels à l'extérieur du site semblent abandonnés — la ville en revanche, sur l'autre rive de la Sõtke, est une ville modèle à l'architecture soignée qui s'ordonne autour d'une avenue centrale bordée de grands arbres.
Mais le site industriel lui-même est fermé et la clôture sur la voie ferrée évoque immédiatement l'entrée de la zone dans Stalker.

Avec nous, tantôt devant, tantôt derrière, deux vieilles dames font le tour du site. Elles marchent comme des promeneuses, des promeneuses du dimanche peut-être — mais quel jour sommes-nous ? Elles bavardent, nous les entendons rire. De ces vieilles dames qui n'ont jamais quitté la ville, j'imagine, tout au plus une sortie exceptionnelle à Narva pour les fêtes. Elles marchent dans l'herbe humide, alertes encore, joyeuses. Elles pourraient cueillir des champignons, si elles en trouvaient.
 Mais tout nous reste interdit et la pluie revient.
Nous sommes repartis par la forêt. Ici la forêt est sans fin : quand elle s'interrompt, même sur une certaine distance, il semble toujours qu'il ne s'agit que d'une vaste clairière, une pause avant de replonger dans les arbres. Une forêt sans fin — pins et encore pins, bouleaux immenses, pénombre, mousses, fougères, géants abattus, odeur de terre et de pourriture, et quelque part, cachés dans l'immensité, ours et élans prêts à jaillir sur la route et à se jeter sous nos roues.

La route tourne, c'est une de ces clairières. Il y a des murs abattus avec quelque chose dans leur ruine qui évoque une Italie nocturne, quelques arcades, un pan de briques et, longtemps masqué par des arbres, une sorte de château — autant dire une villa palladienne — égaré dans les terres de sang. Il semble que le sang soit immédiatement visible — qu'il ait appartenu à un baron balte ou à quelque aristocrate suédois, le château a évidemment hébergé des troupes, les Suédois de Charles XII en 1700 ou la Wermacht en 1944, un hôpital de campagne en 1914, des populations déplacées à un moment ou à un autre, une ferme collective enfin qui a achevé de le démanteler.
De la ferme, il ne reste rien, à peine de la ferraille dans la prairie qu'on ne fauche plus. De la villa palladienne,  la grandeur, l'équilibre, et une façade qui m'évoque la façade du Reichstag ornée de drapeaux de l'armée rouge sur les photos de Khaldei — sauf que les drapeaux soviétiques ont disparu et qu'il ne reste que le vent et la tristesse.

Par les fenêtres closes, on apercevait des banquettes dans la pénombre de ce qui fut le grand hall du château : sans doute la section culturelle locale offrait-elle ici films et conférences sur la construction du socialisme. On y chantait aussi, on y dansait, on faisait du théâtre. De tout cela, poussière et oubli.
Et puis, en contrebas, caché par des murs chargés de ronces, les communs du château. A la fois vides et peuplés d'arbres, abandonnés et attirants, interdits par un grillage et toutes ces pancartes annonçant toutes sortes de risques à qui oserait avancer — et d'une beauté intacte, la parfaite beauté des murs anciens, la parfaite beauté des lieux secrets.

C'est le moment où soudain, tout devient certain — je suis bien dans la Zone, la zone même de Stalker — et même le chien noir de Stalker se tient là face à moi, un chien noir qui m'a longuement reniflé les doigts avant, très lentement et sans bruit, de retrousser les lèvres en découvrant ses dents pour me faire reculer. Après tout, je n'étais peut-être pas digne d'entrer dans la Chambre.

Il me fallait sans doute encore contourner la Zone avant d'en être digne. J'ai passé la barrière et je suis entrée dans la forêt car, dans la Zone, la forêt est partout. La forêt est la Zone, la forêt protège la Zone et moi, j'aurais voulu finalement y être admise.



Nous marchons longtemps avant d'arriver à la source. Au-delà, il y a un étang, et la nuit tombe.


Les lieux de ce périple :
  • en Estonie, les usines vers Sillamaë, le domaine de Kolga (château et communs devenue ferme collective pendant la période soviétique), une ferme vers Vöru ; 
  • en Lituanie, le musée de la Guerre froide à

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