mercredi 21 octobre 2015

De quelques manuscrits judéo-persans

King Ahashverosh entouré de vierges, Shahin, Ardashir-nameh, Perse, seconde moitié du XVIIe siècle (Berlin, Staatbibliothek Preussischer Kulturbesitz).
La communauté juive est arrivée en Perse en deux phases. La première remonte vers l'an 700 avant notre ère, au temps de l'hégémonie assyrienne, quand le roi Sargon II déplaça des populations captives vers la Médie, au nord et à l'ouest de l'Iran actuel ; la seconde deux siècles plus tard, quand le roi Cyrus le Grand les libéra. Une large part de cette diaspora resta dans la région alors qu'ils étaient libres de partir et de retourner à Jérusalem, et ils s'installèrent un peu partout dans l'empire perse pour plus de deux millénaires. 

L'un des plus anciens documents connus qui nous renseigne sur cette communauté est une lettre de commerce judéo-perse que Aurel Stein découvrit en 1901 à Dandan-Uiliq, un carrefour du commerce sur la route de la soie dans le Turkestan chinois : la lettre est écrite en persan (ou plutôt dans un dialecte judéo-persan) mais avec des lettres hébraïques. Cette pratique fut en usage en Iran, en Afghanistan et en Asie centrale pour plus de mille ans et fut l'un des moyens en usage dans cette diaspora pour préserver son identité juive et son patrimoine intellectuel.








Parmi les plus importants manuscrits médiévaux judéo-persans, on remarque une version de 1319 du Torat Mosheh qui est la plus ancienne version judéo-persane du Pentateuque. Cette traduction en judéo-persan de la Torah fut également le premier texte en cette langue a être imprimé, dans une bible polyglotte publiée à Constantinople en 1546.

Le colophon de la Torah Mosheh, Iran, 1319 (British Library)
Torat Adonai,  Eliezer ben Gershom Soncino, Constantinople, 1546. Début de la Genèse avec deux gravures sur bois de la lettre hébraïque "bet".

Détail du Torat Adonai de Eliezer ben Gershom Soncino. La colonne de droite contient la traduction en judéo-persan écrite avec des caractères hébraïques.
Page de titre ornementée du Torat Adonai, Eliezer ben Gershom Soncino, Constantinople, 1546 (British Library)
Mais nous sommes loin des magnifiques manuscrits enluminés des communautés juives de l'Europe médiévale : ces premiers manuscrits médiévaux judéo-persans ne comportent que du texte et il faudra attendre l'ère safavide pour trouver des illustrations dans l’un de ces manuscrits — l'aniconisme est de fait une caractéristique majeure des manuscrits des communautés juives d'Orient. Un livre récemment publié, Skies of parchment, seas of ink, édité par Marc Michael Epstein aux Presses Universitaires de Princeton rassemble une fabuleuse collection de manuscrits et je voudrais rendre compte ici du chapitre qui concerne les arts et la littérature des communautés judéo-persanes entre le XVe et les XIXe siècles.

Bien entendu, on peut penser à ces magnifiques manuscrits arméniens à la cathédrale de Vank à Ispahan, ces dizaines de manuscrits enluminés avec de superbes lettrines et des peintures couvrant des pages entières — oubliez-les : nous ne connaissons que douze ou treize manuscrits illustrés judéo-persans dont aucun n'est antérieur au XVIIe siècle.

Douze ou treize manuscrits — cent soixante-dix-neuf miniatures.


Bien sûr, la communauté arménienne à Ispahan était alors une toute jeune communauté, tout juste arrivée d'Arménie après que Shah Abbas eut ravagé le pays, c'était une communauté riche de traditions. Au contraire, la communauté juive était avant tout une ancienne communauté persane et son contact prolongé avec cette culture avait produit une acculturation profonde, en particulier pour la littérature et les arts appliqués. De plus, la période de  production de ces manuscrits judéo-persans coïncide avec une période très difficile de persécutions antisémites, une période où les communautés juives de Perse n'étaient pas très à l'aise financièrement : un grand nombre de manifestations contre les juifs se déroulèrent durant le règne de Shah Abbas II. Néanmoins, un certains nombre de musulmans, et parmi eux des personnalités de haut rang, s'opposèrent aux ordres visant à forcer les juifs à la conversion (d'ailleurs, à la même époque, les Sufis et d'autres minorités religieuses comme les Arméniens ou les Zoroastriens furent également les victimes de l'intolérance religieuse). De toute manière, la plus grand part des communautés juive de Perse semblent avoir cédé et s'être converties en 1656 et les juifs devinrent ainsi anusim (“converts forcés”) pour environ sept ans, se pliant extérieurement au culte de l'islam chiite tout en pratiquant secrètement le judaïsme — un comportement qui, ironiquement, n'est pas sans rappeler la taqiya (dissimulation) pratiquée par les chiites pendant des siècles (tous ces événements sont retracés dans le Ketab-e anusi de Babaʾi ben Lotf, un juif témoin de ces conversions à Kashan).

Des anges déracinent un arbre dans le jardin d’Ahashverosh, Shahin, Ardashir-nameh, Perse, seconde moitié du XVIIe siècle (Berlin, Staatbibliothek Preussischer Kulturbesitz). Voici une occurrence où les références tant talmudiques que midrashiques sont utilisées pour agrémenter une histoire : l’illustration dérive de Esther 7:7. Dans le texte biblique, Esther vient juste d’exposer le complot d’Haman. Ahashverosh en colère se lève et « part dans le jardin du palais ». Le Talmud suggère que (puisqu’il n’est pas dit que sa colère retombe) on puisse supposer qu’il « revienne tout autant furieux » — mais pourquoi ? Parce que des anges travestis en hommes étaient en train de déraciner les arbres dans le jardin royal et cela sur l’ordre même d’Haman.




Mordechai porté en triomphe par Haman, feuille de papier isolée, provenant peut-être d’un manuscrit du Ardashir-nameh. Perse, XIXe siècle.
Joshua à la conquête de Jéricho. Imrani, Fath-nameh, Perse, fin du XVIIe siècle (British Library)
Joshua traverse le Jourdain avec l’Arche d’Alliance. Imrani, Fath-nameh, Perse, fin du XVIIe siècle (British Library).
 

L’exécution des dix fils d’Haman, leur corps pendus à un long gibet tandis que le roi et ses hommes les percent de flèches. Shahin, Ardashir-nameh, Perse, seconde moitié du XVIIe siècle (Berlin, Staatbibliothek Preussischer Kulturbesitz).




Le massacre des collaborateurs d’Haman : des hommes chargés de liens sont décapités par des Juifs en armes. Shahin, Ardashir-nameh, Perse, seconde moitié du XVIIe siècle (Berlin, Staatbibliothek Preussischer Kulturbesitz).
Même si ces manuscrits sont remarquables, ils sont bien loin de la perfection atteinte par la plupart des manuscrits persans à peintures : ils ne peuvent se comparer aux miniatures réalisées dans les ateliers royaux comme ceux ci-dessous et ils apparaissent plutôt comme de modestes versions populaires et provinciales de thèmes classiques — des montagnes et des nuages, des cavaliers, des anges aux ailes dressées. Sur ce modèle, les Juifs de Perse commencèrent à commander des manuscrits qui raconteraient leurs histoires, avec leurs héros, dans un style qui reflète le style et la manière des manuscrits de cour safavides.



Niżāmī, Maḫzan al-asrār, 1538 (BnF).

La communauté judéo-persane n’avait jamais été très productive en matière de pensée ou de discussion de la loi, se pliant aux traditions édictées par les rabbins du haut Moyen Âge. Aussi ces manuscrits à peinture illustrent plutôt des translittérations en hébreu de romans persans n’évoquant que de loin les traditions bibliques — c’est le cas du Yusuf et Zulayḵā (Joseph et la femme de Putiphar). D’autres ne sont même que de simples feuillets de poésie. La plupart sont des œuvres profanes, souvent de simples translittérations de récits épiques appartenant aux communautés persanes et remodelées à leur guise par des auteurs juifs qui conservaient néanmoins les épisodes les plus populaires. Le meilleur exemple en est donné par les manuscrits illustrant l’œuvre du poète juif de Shiraz Shahin (XIVe siècle), le Musa-nameh (histoire de Moïse), qui imitaient la tradition iconographique associée au Shah-nameh de Ferdowsi. Ces manuscrits reliaient ainsi Moïse au panthéon des héros persans et le texte comme les illustrations le montrent triomphant d’épreuves telles qu’un combat contre un lion, puis contre un loup et ensuite contre un dragon, épreuves qui le destinaient à se montrer digne de la rencontre avec le Buisson ardent.

Il semble évident que ces manuscrits furent composés et illustrés pour les membres les plus éminents de communautés juives assez larges, comme celles d’Ispahan ou de Kashan. En revanche, il n’est même pas possible de prouver que ces illustrations furent réalisées par des Juifs, les manuscrits n’étant pas signés. Il ne semble pas pour autant qu’il y ait eu une quelconque prohibition sur cette activité mais néanmoins, certains des peintres pourraient être plutôt musulmans comme le suggère la représentation de Moïse, le visage systématiquement couvert d’un voile et entouré d’une large flamme, sur la version du Musa-nameh copiée à Tabriz en 1686 (sur le voile de Moïse, une inscription en écriture persane indique « Son Excellence Moïse » —  janab-e hazrat-e Musa).

Moïse, un voile blanc sur le visage, cerné d’un halo de flammes, observe Pinhas alors que celui-ci empale le couple enlacé de Cosbi et Zimri  (Nombres 25: 6-8), une scène particulièrement inhabituelle. Le Musa-nameh met l’accent sur le récit de batailles entre le peuple d’Israël et ses ennemis et Moïse y apparaît de manière à souligner le parallèle implicite avec le prophète Muhammad.

La traversée de la mer Rouge, Musa-nameh
Le châtiment de Kora, Musa-nameh
Séphora circoncit Eliezer, Musa-nameh
Moïse et l’ange de la mort, Musa-nameh
Mais il est possible qu’un artiste juif, voulant être en mesure de montrer son travail à des musulmans, se soit plié à des modèles iconographiques qui respectent les sensibilités musulmanes. En fait, quelques discordances entre certaines miniatures et le texte qu’elles étaient censées illustrer semblent indiquer que les peintres, qu’ils soient juifs ou musulmans, étaient incapables pour leur part de lire les textes judéo-persans et devaient s’en remettre à leur commanditaire. Enfin, si les peintres étaient musulmans, ce serait un exemple de coopération entre les communautés : imaginons, les Juifs écrivent le textes et les musulmans peignent, chacun suivant les instructions de leur mécène.

Certains de ces manuscrits sont assez polémiques car ils tendent à comparer les héros juifs aux personnages sacrés de l’islam — et à exalter les premiers. L’islam, en intégrant des parts de la tradition juive dans le Coran, avait intégré ces personnages à sa propre tradition. De ce fait, la représentation de Moïse avec les attribut de Muhammad n’était pas sans danger — si toutefois les musulmans avaient été en mesure de lire le texte judéo-persan. La glorification récurrente des héros juifs leur renvoyait sans doute l’image de puissance qui leur était nécessaire en ces temps de persécutions. Nous pouvons y voir la représentation nostalgique de temps meilleurs, un appel à la mansuétude du Shah afin qu’il fasse revivre les époques de tolérance passées, un soutien aux communautés juives contraintes à la conversion et le souhait naturel qu’à nouveau les Juifs en arme, « fils de Jacob », prennent leur revanche sur les « maudits descendants d’Haman ».


L’ange Gabriel (sur la page de droite) apparaît à Joseph, Yusuf, pour lui donner la permission d’épouser Zulaikha. Mashad, 1853.
Nur ad-Din ‘Abd ar-Rahman al-Jami, Haft Awrang [sept Trônes], un manuscrit Judéo-Persan copié en 1853 par Eliyahu ben Nissan ben Eliyah, de Mashad : Yusuf fuit Zulaikha.
Yusuf en prison
Yusuf et Zulaikha se marrient
Yusuk et Zulaikha
Josuah se bat contre le géant Sihon, Musa-nameh, Perse, fin du XIXe siècle.


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