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King Ahashverosh entouré de vierges, Shahin, Ardashir-nameh,
Perse, seconde moitié du XVIIe siècle (Berlin, Staatbibliothek
Preussischer Kulturbesitz). |
La communauté juive est arrivée en Perse en deux phases. La
première remonte vers l'an 700 avant notre ère, au temps de l'hégémonie
assyrienne, quand le roi Sargon II déplaça des populations captives vers la
Médie, au nord et à l'ouest de l'Iran actuel ; la seconde deux siècles plus
tard, quand le roi Cyrus le Grand les libéra. Une large part de cette diaspora
resta dans la région alors qu'ils étaient libres de partir et de retourner à
Jérusalem, et ils s'installèrent un peu partout dans l'empire perse pour plus
de deux millénaires.
L'un des plus anciens documents connus qui nous renseigne
sur cette communauté est une lettre de commerce judéo-perse que
Aurel Stein
découvrit en 1901 à
Dandan-Uiliq, un carrefour du commerce sur la route de la
soie dans le Turkestan chinois : la lettre est écrite en persan (ou plutôt dans
un dialecte judéo-persan) mais avec des lettres hébraïques. Cette pratique fut
en usage en Iran, en Afghanistan et en Asie centrale pour plus de mille ans et
fut l'un des moyens en usage dans cette diaspora pour préserver son identité
juive et son patrimoine intellectuel.
Parmi les plus importants manuscrits médiévaux
judéo-persans, on remarque une version de 1319 du Torat Mosheh qui est la plus
ancienne version judéo-persane du Pentateuque. Cette traduction en judéo-persan
de la Torah fut également le premier texte en cette langue a être imprimé, dans
une bible polyglotte publiée à Constantinople en 1546.
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Le colophon de la Torah Mosheh, Iran, 1319 (British Library)
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Torat Adonai, Eliezer
ben Gershom Soncino, Constantinople, 1546. Début de la Genèse avec deux
gravures sur bois de la lettre hébraïque "bet". |
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Détail du Torat Adonai de Eliezer ben Gershom Soncino. La
colonne de droite contient la traduction en judéo-persan écrite avec des
caractères hébraïques. |
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Page de titre ornementée du Torat Adonai, Eliezer ben
Gershom Soncino, Constantinople, 1546 (British Library) |
Mais nous sommes loin des magnifiques manuscrits enluminés
des communautés juives de l'Europe médiévale : ces premiers manuscrits
médiévaux judéo-persans ne comportent que du texte et il faudra attendre l'ère
safavide pour trouver des illustrations dans l’un de ces manuscrits —
l'aniconisme est de fait une caractéristique majeure des manuscrits des
communautés juives d'Orient. Un livre récemment publié, Skies of parchment, seas of ink, édité par Marc Michael Epstein aux
Presses Universitaires de Princeton rassemble une fabuleuse collection de
manuscrits et je voudrais rendre compte ici du chapitre qui concerne les arts
et la littérature des communautés judéo-persanes entre le XVe et les
XIXe siècles.
Bien entendu, on peut penser à ces magnifiques manuscrits
arméniens à la cathédrale de Vank à Ispahan, ces dizaines de manuscrits
enluminés avec de superbes lettrines et des peintures couvrant des pages
entières — oubliez-les : nous ne connaissons que douze ou treize manuscrits
illustrés judéo-persans dont aucun n'est antérieur au XVIIe siècle.
Douze ou treize manuscrits — cent soixante-dix-neuf
miniatures.
Bien sûr, la communauté arménienne à Ispahan était alors une
toute jeune communauté, tout juste arrivée d'Arménie après que
Shah Abbas eut
ravagé le pays, c'était une communauté riche de traditions. Au contraire, la
communauté juive était avant tout une ancienne communauté persane et son
contact prolongé avec cette culture avait produit une acculturation profonde,
en particulier pour la littérature et les arts appliqués. De plus, la période
de
production de ces manuscrits
judéo-persans coïncide avec une période très difficile de persécutions
antisémites, une période où les communautés juives de Perse n'étaient pas très
à l'aise financièrement : un grand nombre de manifestations contre les juifs se
déroulèrent durant le règne de
Shah Abbas II. Néanmoins, un certains nombre de
musulmans, et parmi eux des personnalités de haut rang, s'opposèrent aux ordres
visant à forcer les juifs à la conversion (d'ailleurs, à la même époque, les
Sufis et d'autres minorités religieuses comme les Arméniens ou les Zoroastriens
furent également les victimes de l'intolérance religieuse). De toute manière,
la plus grand part des communautés juive de Perse semblent avoir cédé et s'être
converties en 1656 et les juifs devinrent ainsi
anusim (“converts forcés”) pour environ sept ans, se pliant
extérieurement au culte de l'islam chiite tout en pratiquant secrètement le
judaïsme — un comportement qui, ironiquement, n'est pas sans rappeler la
taqiya (dissimulation) pratiquée par les
chiites pendant des siècles (tous ces événements sont retracés dans le
Ketab-e anusi de Babaʾi ben Lotf, un
juif témoin de ces conversions à Kashan).
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Des anges déracinent un arbre dans le jardin d’Ahashverosh, Shahin, Ardashir-nameh, Perse, seconde moitié
du XVIIe siècle (Berlin, Staatbibliothek Preussischer Kulturbesitz).
Voici une occurrence où les références tant talmudiques que midrashiques sont
utilisées pour agrémenter une histoire : l’illustration dérive de Esther
7:7. Dans le texte biblique, Esther vient juste d’exposer le complot d’Haman. Ahashverosh
en colère se lève et « part dans le jardin du palais ». Le Talmud
suggère que (puisqu’il n’est pas dit que sa colère retombe) on puisse supposer
qu’il « revienne tout autant furieux » — mais pourquoi ? Parce
que des anges travestis en hommes étaient en train de déraciner les arbres dans
le jardin royal et cela sur l’ordre même d’Haman. |
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Mordechai porté en triomphe par Haman, feuille de papier
isolée, provenant peut-être d’un manuscrit du Ardashir-nameh. Perse, XIXe siècle. |
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Joshua à la conquête de Jéricho. Imrani, Fath-nameh, Perse, fin du XVIIe
siècle (British Library)
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Joshua traverse le Jourdain avec l’Arche d’Alliance. Imrani,
Fath-nameh, Perse, fin du XVIIe
siècle (British Library). |
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L’exécution des dix fils d’Haman, leur corps pendus à un
long gibet tandis que le roi et ses hommes les percent de flèches. Shahin, Ardashir-nameh, Perse, seconde moitié du
XVIIe siècle (Berlin, Staatbibliothek Preussischer Kulturbesitz). |
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Le massacre des collaborateurs d’Haman : des hommes
chargés de liens sont décapités par des Juifs en armes. Shahin, Ardashir-nameh, Perse, seconde moitié du
XVIIe siècle (Berlin, Staatbibliothek Preussischer Kulturbesitz). |
Même si ces manuscrits sont remarquables, ils sont bien loin
de la perfection atteinte par la plupart des manuscrits persans à
peintures : ils ne peuvent se comparer aux miniatures réalisées dans les
ateliers royaux comme ceux ci-dessous et ils apparaissent plutôt comme de
modestes versions populaires et provinciales de thèmes classiques — des
montagnes et des nuages, des cavaliers, des anges aux ailes dressées. Sur ce
modèle, les Juifs de Perse commencèrent à commander des manuscrits qui
raconteraient leurs histoires, avec leurs héros, dans un style qui reflète le
style et la manière des manuscrits de cour safavides.
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Niżāmī, Maḫzan
al-asrār, 1538 (BnF). |
La communauté judéo-persane n’avait jamais été très
productive en matière de pensée ou de discussion de la loi, se pliant aux
traditions édictées par les rabbins du haut Moyen Âge. Aussi ces manuscrits à
peinture illustrent plutôt des translittérations en hébreu de romans persans
n’évoquant que de loin les traditions bibliques — c’est le cas du Yusuf et Zulayḵā (Joseph et la femme de
Putiphar). D’autres ne sont même que de simples feuillets de poésie. La plupart
sont des œuvres profanes, souvent de simples translittérations de récits
épiques appartenant aux communautés persanes et remodelées à leur guise par des
auteurs juifs qui conservaient néanmoins les épisodes les plus populaires. Le
meilleur exemple en est donné par les manuscrits illustrant l’œuvre du poète juif
de Shiraz Shahin (XIVe siècle), le Musa-nameh (histoire de Moïse), qui imitaient la tradition
iconographique associée au Shah-nameh
de Ferdowsi. Ces manuscrits reliaient ainsi Moïse au panthéon des héros persans
et le texte comme les illustrations le montrent triomphant d’épreuves telles
qu’un combat contre un lion, puis contre un loup et ensuite contre un dragon,
épreuves qui le destinaient à se montrer digne de la rencontre avec le Buisson
ardent.
Il semble évident que ces manuscrits furent composés et
illustrés pour les membres les plus éminents de communautés juives assez
larges, comme celles d’Ispahan ou de Kashan. En revanche, il n’est même pas
possible de prouver que ces illustrations furent réalisées par des Juifs, les
manuscrits n’étant pas signés. Il ne semble pas pour autant qu’il y ait eu une
quelconque prohibition sur cette activité mais néanmoins, certains des peintres
pourraient être plutôt musulmans comme le suggère la représentation de Moïse, le
visage systématiquement couvert d’un voile et entouré d’une large flamme, sur
la version du Musa-nameh copiée à
Tabriz en 1686 (sur le voile de Moïse, une inscription en écriture persane
indique « Son Excellence Moïse » — janab-e hazrat-e Musa).
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Moïse, un voile blanc sur le visage, cerné d’un halo de
flammes, observe Pinhas alors que celui-ci empale le couple enlacé de Cosbi et
Zimri (Nombres 25: 6-8), une scène
particulièrement inhabituelle. Le Musa-nameh
met l’accent sur le récit de batailles entre le peuple d’Israël et ses ennemis
et Moïse y apparaît de manière à souligner le parallèle implicite avec le
prophète Muhammad. |
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La traversée de la mer Rouge, Musa-nameh |
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Le châtiment de Kora, Musa-nameh |
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Séphora circoncit Eliezer, Musa-nameh |
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Moïse et l’ange de la mort, Musa-nameh
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Mais il est possible qu’un artiste juif, voulant être en
mesure de montrer son travail à des musulmans, se soit plié à des modèles
iconographiques qui respectent les sensibilités musulmanes. En fait, quelques
discordances entre certaines miniatures et le texte qu’elles étaient censées
illustrer semblent indiquer que les peintres, qu’ils soient juifs ou musulmans,
étaient incapables pour leur part de lire les textes judéo-persans et devaient
s’en remettre à leur commanditaire. Enfin, si les peintres étaient musulmans,
ce serait un exemple de coopération entre les communautés : imaginons, les
Juifs écrivent le textes et les musulmans peignent, chacun suivant les
instructions de leur mécène.
Certains de ces manuscrits sont assez polémiques car ils
tendent à comparer les héros juifs aux personnages sacrés de l’islam — et à
exalter les premiers. L’islam, en intégrant des parts de la tradition juive
dans le Coran, avait intégré ces personnages à sa propre tradition. De ce fait,
la représentation de Moïse avec les attribut de Muhammad n’était pas sans
danger — si toutefois les musulmans avaient été en mesure de lire le texte
judéo-persan. La glorification récurrente des héros juifs leur renvoyait sans
doute l’image de puissance qui leur était nécessaire en ces temps de
persécutions. Nous pouvons y voir la représentation nostalgique de temps
meilleurs, un appel à la mansuétude du Shah afin qu’il fasse revivre les
époques de tolérance passées, un soutien aux communautés juives contraintes à
la conversion et le souhait naturel qu’à nouveau les Juifs en arme, « fils
de Jacob », prennent leur revanche sur les « maudits descendants d’Haman ».
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L’ange Gabriel (sur la page de droite) apparaît à Joseph,
Yusuf, pour lui donner la permission d’épouser Zulaikha. Mashad, 1853. |
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Nur ad-Din ‘Abd ar-Rahman al-Jami, Haft Awrang [sept Trônes], un manuscrit Judéo-Persan copié en 1853 par
Eliyahu ben Nissan ben Eliyah, de Mashad : Yusuf fuit Zulaikha. |
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Yusuf en prison |
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Yusuf et Zulaikha se marrient |
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Yusuk et Zulaikha |
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Josuah se bat contre le géant Sihon, Musa-nameh, Perse, fin du XIXe siècle.
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