Boîte d'optique, Italie, vers 1830 (collection de la Cinémathèque française)
C'est une boîte magique.
Athanasius Kircher en a expliqué le fonctionnement au XVIIe. Un siècle plus tard, c'est un objet de salon ou de cabinet de curiosité. Une attraction de foire également.
C'est une chambre noire ou "boîte d'optique", contenant des images lumineuses et colorées et qui offre au public des effets lumineux inattendus, des perspectives surprenantes sur des paysages, des scènes de rues, des fêtes ou des monuments. On peut à volonté faire passer ces images du jour à la nuit et vice-versa.
A gauche, une chambre noire "Royal Delineator" à l'usage des peintres (Angleterre, 1778) : deux lentilles permettaient de modifier l'image captée par la boîte qui se réfléchissait d'abord sur un miroir, et de là sur une plaque de verre. Le rendu des couleurs, des lumières et des ombres étaient parfait. A droite, une chambre noire française, de 1780 pour "capter le mouvement des oiseaux, des hommes ou d'autres animaux, le tremblement des plantes agitées par le vent".
Ces boîtes dépliantes du XIXe siècle utilisent le même système de vues d'optique : à gauche, le tunnel sous la Manche (1848) et à droite l'ascension du Mont-Blanc telle qu'Albert Smith la décrivit lors d'une conférence en 1852 (les vues montrent donc à la fois le public, le conférencier et son voyage).
Boîte d'optique, Allemagne, 1730-1750. Cette boite conserve une cinquantaine de vues d'optique ajourées et perforées.
L. L. Boilly, L'optique, 1793.
Ce qu'on visionne, ce sont surtout des gravures enluminées, souvent translucides, parfois perforées. Des gravures qu'on superpose pour créer des effets de perspectives impressionnants : on disposait dans une caisse de bois une longue série de décors et de personnages en papier découpé, placés de manière à créer un effet de profondeur lorsque vu dans l'axe d'une lentille placée à l'une des extrémités de la boite. Si la boîte était verticale, un jeu de miroir permettait de réaliser les effets. Certaines caisses contenaient des rouleaux de gravures que des manivelles permettaient de faire avancer.
Boîte avec les vues à fixer en perspective au revers du couvercle (Londres, 1822)
Installées d'abord dans les cabinets de curiosité, les boîtes d'optique rejoignirent après 1770 le matériel des colporteurs et montreurs d'images itinérants.
Boîte d'optique à miroir incliné, vers 1780. Instrument pour colporteur comportant encore ses bretelles de transport.
La caisse était posée sur des tréteaux ou sur une table. L'estampe était placée face à la lentille fixée sur le devant de la boîte. Des volets sur les côtés de la boîte permettaient de jouer avec la lumière — des bougies placées soit dans la boite, soit à l'extérieur. On pouvait faire coulisser des chassis garnis de papier de couleur translucide pour accentuer un effet ou donner des couleurs supplémentaires : le rouge des lueurs d'un incendie par exemple. En fermant le volet supérieur et en ouvrant en même temps un volet à l'arrière de la boîte, on créait l'effet de tombée de la nuit sur des vues perforées pour donner l'illusion d'un éclairage nocturne.
Pandurenlager, Allemagne, 1750 : ce petit théâtre de papier de Martin Engelbrecht montre l'exercice des Pandours..
Les gravures, réalisées rue St-Jacques à Paris (et copiées souvent
ensuite à Augsburg), étaient livrées en général en noir et blanc : c'est
une matrice qui peut être améliorée. Il existe donc plusieurs versions
d'une même vue. On les peignait à l'aquarelle, on ajoutait les papiers
translucides, les perforations et on les montait sur cadre. L'estampe
est alors protégée d'un verre sur lequel on peut rajouter des ombres au
noir de fumée ou des couleurs pour démultiplier les effets lorsqu'elle
sera éclairée à la bougie.
Vue d'optique : Sans Souci, Château de plaisance du Roi à Potsdam, Allemagne, vers 1750.
Une fête en Inde, vue d'optique française, gravure colorée, papier perforé et dos renforcé avec du papier coloré (vers 1750).
Un ensemble de vues d'optique conservées à la BnF montre combien l'éventail des sujets de vues était large : vues de Paris, fêtes à la cour, mais aussi vues de pays lointains (le Maroc, la Cochinchine ), sujets historiques ou ésotériques (les religions de l'Inde), présentation du judaïsme, sujets mythologiques… Imprimées entre 1740 et 1790, elles mesurent toutes plus ou moins 25 x 40 cm. On notera que certaines d'entre elles comportent au dos un titre, inversé ici mais lisible, sans doute pour le manipulateur.
Deux vues bien plus tardives (la base est une photographie, l'ensemble date de 1862) montrant comment l'éclairage "jour et nuit" derrière une image perforée pouvait modifier l'ensemble.
En Europe, les théâtres d'ombres firent leur
apparition au milieu du
xviiie
siècle, d'abord
en Italie et en Allemagne, puis en France. L'Heureuse Pêche, comédie par les ombres à scènes changeantes, créée à Paris en 1767, était encore à l'affiche en août 1770 et Grimm y a assisté. Auparavant, dans les années 1760, il existait des projections d'ombres au moyen de lanternes magiques où, au lieu de peindre des images sur des plaques de verre, on y appliquait des figures en cartons dont certaines parties étaient mobiles. Ces parties mobiles étaient animées au moyen de fils de soie.
Femme cachant son visage sous le masque d'une tête d'âne. Ombre articulée attribuée à Séraphin, vers 1790.
Femme dont le visage se change en face de sorcière. Ombre articulée attribuée à Séraphin, vers 1790.
Âne qui remue la tête, ouvre la bouche et marche. Ombre articulée attribuée à Séraphin, vers 1790. (collection de la Cinémathèque française)
Le Lorrain François-Dominique Séraphin, né en 1747 et qui s'est sans doute inspiré de "fantoccini" vus en Italie, ouvrit son premier théâtre à l'hôtel
Lannion de Versailles : Séraphin avait donné plusieurs représentations à Paris, attirant rapidement un public friand de nouveautés et Marie-Antoinette l'avait engagé en 1776 pendant le carnaval pour trois représentations à la cour.
Il obtint ensuite pour son
théâtre, le 22 avril 1781, le titre de Spectacle des Enfants de France.
Venez garçons, venez fillettes
Voir Momus à la
silhouette ;
Ou chez Séraphin,
venez voir
La belle humeur en
habit noir
Tandis que ma
salle est bien sombre
Et que mon acteur n’est que l’ombre,
Puisse, messieurs
votre gaîté
Devenir la réalité
Séraphin obtint de ce fait en 1784 l'autorisation
royale d'installer son théâtre au 121 galerie de Valois, au Palais Royal à Paris sous l'enseigne "Ombres chinoises et jeux arabesques du
Sieur Séraphin, breveté de sa Majesté".
Au Palais-Royal, L. L. Boilly, 1809 (musée Carnavalet).
Le Palais-Royal, juste en face du Louvre, s'est développé à partir du palais que s'était fait construire en cet endroit, entre 1625 et 1639, le cardinal de Richelieu. Le palais, entouré de vastes jardins ouverts sur la ville, revient au roi à la mort du cardinal — d'où son nom — et Louis XIV le remet à son frère Philippe d'Orléans en 1692.
Les jardins du Palais-Royal sur le plan dit de Turgot (1739)
En 1781, Philippe
d’Orléans, duc de Chartres, confie à l’architecte Victor Louis un grand projet de spéculation
immobilière consistant à lotir le pourtour du jardin du Palais-Royal.
Les maisons, larges de trois ou quatre arcades, seront élevées sur sept
niveaux : un étage de caves, un rez-de-chaussée destiné aux boutiques et
surmonté d’un entresol, un étage noble, un attique, un étage mansardé et un
dernier, pris dans les combles, pour les domestiques. Ce lotissement réduisait en conséquence
le jardin de près de 60 mètres sur sa longueur et de 40 mètres sur sa largeur.
Vue du Palais Royal, de ses jardins, de ses galeries. Estampe, 1791.
Plan Verniquet, 1785-1791
La galerie d'Orléans a finalement été construite par l'architecte Fontaine en 1829. Cette maquette de la galerie commandée en 1845 par le roi Louis-Philippe pour être offerte à la reine Victoria ne reproduisait pas la verrière. L'ensemble, à l'exception de la colonnade, a été détruit en 1935 (musée Carnavalet).
En 1786, les galeries de pierre étaient achevées sur trois côtés. Victor Louis
avait prévu de fermer la cour d’honneur, au sud du jardin, par une colonnade
surmontée d’une terrasse — la Galerie d'Orléans — mais faute d'argent, le chantier fut interrompu et le duc concéda l’emplacement à
un entrepreneur qui y construisit des hangars de planches abritant trois
rangées de boutiques desservies par deux allées couvertes. Cette construction
provisoire qui devait survivre quarante ans servira de modèle aux
futurs passages couverts de Paris.
Plan général du Palais Royal et de ses environs, Orbay, 1692.
Le Palais-Royal à la fin du XVIIe siècle.
En 1784, le théâtre de Séraphin, installé dans une toute petite salle au premier étage de la galerie de Valois, un petit salon "proprement arrangé et suffisamment éclairé". Les séances avaient lieu tous les soirs de la semaine et le prix des places était d'une livre quatre sols pour les meilleures, ou de douze sols pour la seconde catégorie. Séraphin employait alors jusqu'à seize
manipulateurs, un claveciniste, Théodore Mozin, animait le spectacle pendant que les ombres se dessinaient sur un écran d'environ 4 pieds sur 2 (environ 1,30 m sur 65 cm), disposé à environ 2 m du sol. Cet écran est en gaze blanche tendue sur un chassis. D'autres chassis comportaient des décors peints et on y appliquait des décors de paysages ou d'architecture en papier découpés, éventuellement transparents. Les figurines, en carton ou en métal, étaient manipulées derrière ces écrans successifs (écran blanc et décors). Les parties mobiles étaient actionnées par des fils de fer (plutôt que des ficelles) dont les extrémités étaient formées en boucle pour les doigts des manipulateurs. Certaines figurines avaient des systèmes d'animation plus complexes avec de petites roues pour entrainer le mouvement des parties mobiles.
La lampe enfin était placée à une distance d'environ 2 m par rapport à l'écran.
"On y voit des feux arabesques d'un nouveau genre et des tableaux transparents où se passent des scènes nouvelles et amusantes. Les ombres chinoises produites par différentes combinaisons de lumières et d'ombres, y représentent au naturel toutes les attitudes de l'homme, et y exécutent des danses de cordes et de caractère avec une précision étonnante. Des animaux de toutes espèces y passent en revue et font ainsi tous les mouvements qui leur sont propres, sans qu'on aperçoive ni fil ni cordon pour les soutenir ou les diriger", écrit L. V. Thiéry dans son Guide des amateurs et des voyageurs à Paris, édité en 1787.
De scénario, de texte, notons qu'il n'est pas question ici : juste du mouvement. Pourtant le répertoire comportait différentes saynètes dont le manuscrit a été conservé : Le Pont cassé, Le magicien Rothomago, Orphée aux enfers, Arlequin corsaire…
Le texte est souvent irrévérencieux, tendance qui va s'accentuer après 1789 : la première pièce révolutionnaire date des journées des 5 et 6 octobre, c'est L'Apothicaire patriote.
Avec la révolution, il suit ainsi les changements politiques du temps et la salle de spectacle devint "Le théâtre
des Vrais Sans-Culottes" avec un répertoire de saynètes animées où on
guillotinait gaillardement les ennemis de la république : ce sont La Démonseigneurisation, La Fédération nationale, La Chute du trône. On y voit des tricoteuses, des jeunes gens en bonnet phrygien. Pour
le spectateur allemand Kotzebue qui visite Paris pendant l'hiver 1790,
le spectacle est très décevant : "les tableaux étaient grossiers et
mauvais, les petites figures gauches et roides, on voyait trop les
ficelles qui font mouvoir les bras et les jambes… L'orchestre est
composé d'un garçon qui frappe sur un tambour. La salle est très
misérable et remplie, à étouffer, d'une foule de spectateurs". Mais là,
nous sommes déjà dans les temps révolutionnaires.
A la mort de Séraphin
en 1800, la direction fut reprise par ses neveux avec des
spectacles dépolitisés destinés aux enfants
et ils continuèrent d’exploiter le théâtre jusqu’en 1870 après l’avoir transféré Boulevard
Montmartre en 1857.
Les théâtres d'ombres furent par la suite des jouets très courants, offerts aux enfants tout au long du XIXe siècle. Celui-ci est une édition française, vers 1840, vendue avec 19 ombres gravées à découper. L'ensemble est tout petit, un carré de 20 cm de côté pour moins de 10 en profondeur.
Peut-être pouvons-nous nous faire une idée de la magie de ces spectacles en regardant les films d'animation d'ombres chinoises que réalisa Lotte Reiniger à partir de 1919, comme dans cet extrait de Prince Ahmed qui date de 1926.
Une description d'un spectacle de Séraphin sous la Terreur a paru en 1900 dans un recueil de Contes de Noël et Légendes historiques de la Bibliothèque pittoresque, sous la plume de Gaston Lenôtre. Réédité dans les années 1960, avec une large série d'images d'Épinal d'époque napoléonienne, le conte avait marqué mon enfance — le voici, sentimental, surchargé, anecdotique, mais néanmoins plaisamment vivant et évocateur.
En ce temps-là, les galeries du Palais-Royal concentraient
toute la vie joyeuse de Paris. Sous les péristyles, le long des interminables
portiques de pierre, dans les taudis de planches boueuses encombrés de
brocanteurs et qu’on appelait le Camp des Tartares, c’est, dès l’après-midi,
quotidiennement, une déambulation permanente : les femmes parées, les
nouvellistes, les étrangers, les oisifs, les auteurs en vogue, et aussi ces milliers
de gens qui, à toute époque, vivent des miettes de Paris, tous, formant foule
compacte et flâneuse, circulent, à petits pas, pour voir et pour être vus. Du
fond des boutiques sortent des appels joyeux ; des sous-sols s’exhale l’odeur
des rôtisseries ; d’un couloir étroit parvient une bouffée de musique ; les
aboyeurs annoncent un spectacle installé dans quelque entresol, exigu comme une
mansarde ; les raccrocheurs amorcent pour les maisons de jeux ; à tous les
étages de l’énorme caravansérail, depuis les caves jusqu’aux toits, on s’amuse,
on rit, on se querelle, on cuisine, on joue, on conspire, on vit d’une vie
intense, bruyante, fiévreuse. Le Palais-Royal est une cuve toujours en
ébullition où se déverse irrésistiblement la ville immense, ardente au plaisir,
assoiffée de lucre, ou simplement badaude de la joie d’autrui.
La veille de Noël de 1793, Fouquier-Tinville entra dans
cette fournaise. Sa figure n’était connue que des assidus au tribunal
révolutionnaire. Jamais on ne le voyait dans un endroit de plaisir. A quel
spectacle se serait-il plu ? En quel lieu public son nom murmuré n’eût-il pas
fait le vide autour de lui ? Quel drame irait-il voir, d’ailleurs ? En
représente-t-on de plus terrifiant que celui qu’il joue chaque jour ? Et il
marche, le chapeau sur les yeux, à travers la foule, l’air inquiet, un tic
nerveux crispant sa joue gauche, et sentant peser sur lui la terreur et la
haine du monde entier.
Que vient-il faire là ? Peut-être, sortant des Tuileries,
où, le soir, il va prendre les ordres des comités, est-il entré, happé par
l’invincible attrait du mouvement et du bruit ? Oiseau de nuit descendu de sa
tour, il est attiré par ce qui brille et, sous les galeries étincelantes, cet
homme de mort se glisse, étonné de se mêler à des vivants et de coudoyer de la
joie. C’était, comme on l’a dit, la nuit de Noël ; et quoique la Révolution eût
supprimé, officiellement du moins, la messe de minuit et le réveillon, une
tradition, vieille de tant de siècles, exigeait qu’on fît ripaille ; les
broches tournaient, les boudins rissolaient, les mines étaient en fête, et les
galeries regorgeaient de gens résolus à se réjouir et à se gaver.
A l’une des arcades voisine du fameux 113, un aboyeur glapit
: « Entrez, entrez, petits et grands, au théâtre du citoyen Séraphin ! Vous y
verrez les ombres chinoises, animées, articulées et impalpables ! Le citoyen
Séraphin représentera, ce soir, le Pont cassé qui sera suivi du drame
patriotique de la Belle et la Bête. Entrez ! On commence, c’est l’instant de
prendre ses places... » L’aboyeur parcourait la galerie, clamant son annonce.
Sous la porte étroite du petit théâtre que désignait une grosse lanterne carrée
garnie de silhouettes engageantes, des enfants accompagnés, qui de leurs
parents, qui d’une gouvernante ou d’un domestique, – on disait alors un
officieux – se pressaient contre le guichet du minuscule théâtre, serrant leurs
têtes blondes, s’entassant, ravis, avec des yeux d’avance extasiés.
Le théâtre des ombres chinoises, que Séraphin avait naguère
fondé à Versailles, était, depuis quelques années, installé au Palais-Royal, où
sa vogue était sans rivale. Tous les enfants de Paris rêvaient de ce spectacle
magique, et, chaque soir, la petite salle était si régulièrement envahie par
une assistance de fillettes en jupes courtes, de garçonnets aux jambes nues,
voire de marmots à peine sortis du maillot qu’on l’avait plaisamment nommée le
Théâtre des vrais Sans-Culottes.
Au moment précis où la barrière s’ouvrait et où le flot de
bambins s’engouffrait dans le théâtre, Fouquier-Tinville tournait l’angle de la
galerie. Devant ce moutonnement de fronts joyeux, devant ce trépignement de
tous ces petits êtres angoissés du plaisir mystérieux qui les attend, le
passant sinistre s’arrêta. Depuis une heure qu’il rôdait sous les galeries, une
lueur s’était allumée dans son âme sombre. Noël ! C’était Noël !... Quel homme
peut se targuer que ce mot n’évoque pas en son esprit quelque fantôme ? Il est
si rayonnant de la poésie du passé, si plein des croyances qui berçaient la
misère de nos pères, qu’il semble apporter à chacun de nous quelque senteur
lointaine, une bouffée de parfum sain et frais qui repose des relents de la
vie. Et, sans doute, Fouquier-Tinville songeait. Lui aussi avait été un bambin
comme ceux-ci ; il avait eu des années heureuses, d’espérances, de foi
enfantine et naïve. Il avait connu des Noëls joyeux. Il y a des heures où tout
homme, fût-il le plus flétri et le plus déchu, revoit, comme à travers la buée
d’un rêve, l’endroit où il a vécu enfant, la chambre bien close, le jardin en
fleurs ; où il entend, assourdis, des bruits jadis familiers, un timbre
d’horloge, les cloches d’autrefois, le son d’une voix aimée...
Fouquier, le chapeau rabattu sur le visage, s’approcha du
guichet, prit un billet et entra au théâtre Séraphin. Il se plaça au dernier
rang, sur une banquette, dans un coin. Il se trouvait bien là ; l’obscurité
était complète et, dans cette nuit opaque, sûr que sa présence ne pouvait être
soupçonnée, il entendait frétiller autour de lui tous les enfants entassés,
n’osant élever la voix, à cause du noir, mais frémissants d’impatience, de
bonheur, de curiosité et de peur. Un orgue joua l’air de Marlborough – et
toutes les petites mains, d’enthousiasme, applaudirent. Puis un grand carré
lumineux se dessina dans l’ombre et, tout aussitôt, un silence se fit, un
silence religieux, absolu, que troublait à peine le souffle de toutes les
petites bouches haletantes qu’on devinait béantes d’une admiration déjà acquise.
Les trois coups sont frappés et, derrière le cadre lumineux,
s’élève une voix, – la voix de Séraphin ! – annonçant le début du spectacle. «
Citoyens et citoyennes, nous allons avoir l’honneur de représenter devant vous
le drame du Pont cassé. Attention au premier tableau... Il vous représente le
moulin Joli, à gauche ; au milieu du théâtre se trouve le pont de pierre qui va
être le sujet de la pièce... A droite, barbote une bande de canards... Ces
volatiles, comme vous le savez, citoyens et citoyennes, sont amphibies,
c’est-à-dire qu’ils vivent aussi à leur aise dans l’eau que sur terre... »
Tel débutait, intégralement noté, le texte de cette farce,
vieille comme la France et dont la naïve intrigue a passionné et fait rire tant
de générations. Séraphin avait adapté habilement cet antique scénario au cadre
de ses ombres chinoises ; à peine avait-il parlé que l’on vit, sur le
transparent lumineux, se mouvoir, en silhouettes finement profilées, la bande
des canards ; ils s’avancèrent, formant cortège, agitant la queue, lissant
leurs plumes ; les uns plongeaient, d’autres battaient des ailes, et le
mécanisme de ces découpures était si ingénieusement agencé, qu’on voyait l’eau
jaillir et les roseaux se courber.
Et la roue du moulin tournait, et la barque de Lucas se
balançait près de la rive, et dans la salle c’était un bonheur, un
enthousiasme, des battements de mains... Les enfants, tassés sur les
banquettes, trépignaient d’admiration et de contentement aux péripéties du
drame et, quand on vit les pierres du pont crouler à l’eau sous les coups de
pioche de Lucas, quand le père Nicou héla le passeur récalcitrant, toutes les
petites voix de l’assistance reprirent allègrement en chœur le fameux couplet :
Les canards l’ont bien passé,
Tire lire, lire...
La joie des petits gagnait « les grandes personnes » ; il y
avait là des hommes graves, des mamans, des « officieuses » qui semblaient
s’amuser pour leur propre compte. Le vieux sergent de l’ancienne garde française,
chargé du bon ordre de la salle, et qui, pourtant, assistait deux fois par
soirée au spectacle, paraissait singulièrement ravi. Fouquier-Tinville
lui-même, tapi sur la dernière banquette, s’était déridé, stupéfait d’apprendre
que, dans cette ville qu’il terrorisait, où il ne fréquentait jamais qu’avec la
haine, la peur ou la mort, il y avait encore place pour tant de rires et tant
de joie.
Il y eut un entr’acte. On ralluma les chandelles et
Séraphin, en personne, sortant du théâtre, parut dans la salle : il avait pour
habitude de faire, à la façon des baladins de l’ancienne foire, une quête «
parmi l’honorable société, » et ce n’était point-là le moindre attrait de la
représentation. Des regards d’extase suivaient cet homme au nom céleste, encore
qu’il fût bossu et contrefait, tandis que, de sa jambe torse, il escaladait les
banquettes, secouant sa sébile. Les yeux émerveillés ne perdaient pas un de ses
mouvements et c’est avec un mélange de crainte superstitieuse et d’admiration
passionnée que les bambins lui présentaient le gros sou de bronze bien serré
dans leurs petites mains.
Fouquier s’aperçut alors que, devant lui, se trouvaient deux
fillettes de dix à douze ans, en compagnie d’une gouvernante. Seules, ces deux
enfants paraissaient ne prendre aucune part à l’entrain communicatif de
l’assistance. Serrées contre leur compagne, elles gardaient un air apeuré et
mélancolique qui contrastait péniblement avec l’unanime gaieté du public. La
gouvernante s’efforçait à les distraire, leur répétant les bons mots de
Séraphin, les commentant, mais en vain. Les deux fillettes restaient moroses et
de leurs grands yeux cernés suivaient, sans un sourire, les incidents du
spectacle. Quand le rideau, de nouveau, se leva sur « les feux pyrrhiques »,
les battements de mains et les acclamations recommencèrent, et Fouquier
remarqua que ses deux petites voisines demeuraient seules silencieuses et
préoccupées.
Puis, ce fut l’intermède fameux, le triomphe de Séraphin, la
Fille qui laisse manger ses tripes par le chat... Tout le monde riait,
Fouquier-Tinville lui-même riait ; les deux fillettes seules ne riaient pas.
Cette tristesse pesait à l’accusateur et l’intriguait. Non point qu’il ne fût
depuis longtemps blasé sur les larmes ; mais le contraste entre la joie de tous
et le chagrin de ces enfants l’obsédait. Il se pencha vers la gouvernante et,
brusquement, demanda :
– Est-ce que ces petites sont malades ?
– Non, citoyen, répondit-elle.
– Pourquoi ne rient-elles pas comme les autres ?
La gouvernante, baissant la voix, répliqua :
– Elles ont de la peine.
– Un deuil ?
– Quelque chose comme cela, citoyen, ajouta la femme.
Les deux fillettes s’étaient timidement tournées vers
Fouquier et semblaient suivre le dialogue qui s’échangeait entre lui et leur
compagne. A la lueur fugitive d’un « feu pyrrhique », il crut voir que leurs
yeux étaient gros de larmes. Il allait pousser plus loin son interrogatoire,
mais il devina tant d’angoisses dans le regard des deux enfants qu’il craignit
d’être reconnu, il eut peur... Il se renfonça sur sa banquette et ne dit plus
mot.
Le rideau se levait, d’ailleurs, sur le dernier numéro du
programme, la Belle et la Bête, que l’annonce qualifiait de pièce patriotique.
En effet, on y voyait – toujours en silhouettes animées – un club, une
patrouille, un agent du Comité de sûreté générale, un geôlier et le bourreau.
On y voyait aussi l’intérieur de la maison d’un aristocrate, un ci-devant
gentilhomme, qui conspirait traîtreusement contre la République. L’agent du
Comité allait le dénoncer au club, la patrouille se mettait en marche, et
faisait irruption dans la maison du conspirateur. On l’arrêtait, malgré les
supplications de sa femme et de ses enfants ; au tableau suivant on
l’apercevait dans sa prison où le bourreau entrait, une corde à la main, et le
liait pour la dernière toilette.
C’était la fin du petit drame et du boniment de Séraphin qui
concluait en ces termes textuels : « Le misérable va subir le châtiment de ses
crimes. Ainsi périssent, citoyens et citoyennes, tous les ennemis de la
liberté. Si la chose vous satisfait, faites-en part à vos connaissances et
envoyez du monde au théâtre de Séraphin... » Fouquier-Tinville avait écouté
distraitement l’à-propos patriotique, son attention étant absorbée, dès les
premières scènes, par l’attitude des fillettes dont la mélancolie l’avait
intrigué.
A l’apparition du policier, bonnet en tête et gourdin à la
main, la plus jeune des deux enfants s’était serrée contre sa gouvernante et
tapie contre elle ; le visage enfoui dans sa capeline de fourrure, elle n’avait
plus levé les yeux vers le théâtre. L’autre, au contraire, très absorbée par le
drame, n’en perdait aucune des péripéties : autant que Fouquier pouvait, dans
la pénombre, distinguer ses traits, il les voyait convulsés par l’émotion ; des
yeux de la pauvre petite roulaient de grosses larmes qu’elle ne songeait pas à
essuyer. Lorsque les soldats se jetèrent sur l’aristocrate pour l’arrêter, elle
mit ses deux mains sur sa bouche pour étouffer un cri qu’elle ne put retenir ;
enfin, quand on vit le prisonnier lié de cordes par l’exécuteur, Fouquier
l’entendit murmurer plaintivement : « Papa... Oh ! mon papa... »
Et elle éclata en sanglots. La gouvernante la prit dans ses
bras. « Tais-toi, je t’en prie, tais-toi, ma chérie ; tu peux nous perdre
tous... » Mais comme la représentation était terminée, les spectateurs
sortaient en cohue et personne ne remarqua le désespoir des deux fillettes ;
personne, sauf Fouquier-Tinville, qui sortit derrière elles. La gouvernante les
entraînait rapidement sous les galeries, mais Fouquier, hâtant le pas, les
rejoignit au passage du Perron : « Pardon, citoyenne, fit-il... une question,
je vous prie. » La femme reconnut son voisin du théâtre Séraphin. Une métaphore
un peu usée, mais courante à l’époque, gratifiait Fouquier-Tinville d’une face
de tigre. Il faut croire que sa physionomie n’était pas, en ce moment-là, si
terrible, ou qu’il savait la façonner aux circonstances, car l’officieuse y lut
tant d’intérêt véritable et d’attendrissement qu’elle n’hésita pas à s’arrêter.
– J’ai été témoin, continua Fouquier, de l’émotion de ces
petites. J’en voudrais savoir la cause. Peut-être... ajouta- t-il en baissant
la voix et en coulant de droite et de gauche des regards inquiets, peut-être ne
serait-il pas inutile que je la connusse...
– Oh ! citoyen, c’est bien simple...
Toute la faute en est à moi. J’ai voulu distraire ces
pauvres enfants qui ont éprouvé hier une grande émotion et le hasard m’a bien
mal servie. J’ignorais que le spectacle de Séraphin se terminât par ce drame
malencontreux qui n’a fait qu’aviver en elles un tragique souvenir.
– Quel souvenir ?
– Leur père a été arrêté hier, comme suspect, et conduit à
la Conciergerie...
– A la Conciergerie ?...
– Oui, citoyen... Hélas ! continua-t-elle d’un ton plus bas,
on craint qu’il ne passe, dans la semaine, devant le tribunal...
– Son nom ?
– Alors, vous comprenez, qu’en voyant représentée la scène
qui, trop réelle, a désolé hier la maison, ces pauvres enfants aient songé à
leur père...
– Son nom, vite ?...
La femme hésitait ; elle craignait d’avoir déjà trop parlé ;
mais, comme mue par une inspiration subite de tendresse filiale, par un de ces
mouvements d’espoir fou qui s’accroche à l’invraisemblable, la plus jeune des
fillettes leva vers l’homme en qui elle devinait un protecteur ses yeux pleins
de grosses larmes, et dit, toute secouée de sanglots : « Monsieur... si vous le
pouvez... faites qu’on nous rende notre papa... il s’appelle le comte de
Courville. » Et ouvrant ses petits bras, elle se jeta au cou de
Fouquier-Tinville qui s’était courbé vers elle pour recevoir sa confidence. Il
la serra frénétiquement contre sa poitrine, puis la repoussant brutalement il
partit à grands pas et se perdit dans la foule, le long des galeries.
Le lendemain, on apportait au ci-devant hôtel de Courville
un pli cacheté sur lequel était écrit : « A Félicité et Laure Courville. Pour
leur Noël ». Et sous ces deux lignes, en manière de signature, un simple prénom
: Quentin. C’était l’ordre de mise en liberté du suspect, qui fut, le soir
même, rendu aux siens et ne fut plus inquiété tant que dura la Terreur.
L’anecdote, assure-t-on, est authentique ; et si les détails
en sont fantaisistes, la tradition, du moins, subsiste d’un mouvement de pitié,
qui, certain jour, au contact d’un enfant en larmes, amollit le cœur de
Fouquier-Tinville. Et l’on ne peut s’empêcher de songer que, dix-huit mois plus
tard, quand vint son tour de monter sur cet échafaud qu’il avait tant fatigué,
quand il traversa Paris sous les huées, les cris de joie, de haine, de colère,
sous le plus effrayant ouragan de bravos vengeurs qui ait jamais souffleté un
être humain, on ne peut s’empêcher de songer que, dans Paris en Hesse, il y avait
deux enfants qui pleuraient à la pensée qu’on allait faire mourir celui auquel
elles devaient la vie de leur père.