Pour rejoindre le quartier arménien, à Ispahan, il faut traverser la rivière, le Zayande rud, qui traverse l'oasis où Ispahan s'est développée dès l'époque sassanide.
En 1606, alors que Shah Abbas avait lancé la construction d'Ispahan, il invita les artisans de Jolfa à s'y installer pour en être les maîtres d'œuvre — et c'est toute la population de Jolfa qu'il déplaça à Ispahan en fin de compte — peut-être 75 000 personnes, peut-être 150 000. Une part de leurs descendants, ceux qui n'ont pas quitté l'Iran après la révolution de 1979, vivent toujours dans le faubourg qui leur avait été réservé par Shah Abbas, de l'autre côté de la rivière, le quartier arménien qui conserve le nom de la ville d'origine : la Nouvelle Jolfa. On trouvait autrefois à la Nouvelle Jolfa plus d'une dizaine d'églises, des écoles, des scriptoriums puis des imprimeries, des journaux, des bibliothèques.
De la grand-place d'Ispahan, le Naghsh-e Jahan, il faut descendre tout droit vers le sud : l'avenue qui traverse les jardins coupe la rivière à angle droit. Ces quatre jardins d'époque safavide, les Chāhār Bāgh, dessinent dans la ville comme une figure du paradis qui prolonge les palais.
Sous ces allées ombragées, le long des rues, au pied des fontaines, vous croisez des gens qui vous regardent, qui vous sourient, qui vous parlent. Parfois les choses vont trop vite pour que parler ait de l’importance : je marchais dans la rue quand un ouvrier m’a tendu une tranche de pastèque sans un mot. Oui, je suis arrivée à la hauteur d’une maison en construction devant laquelle se tenait un groupe d’ouvriers, sur le trottoir. Au moment où j’allais les croiser, l’un d’eux s’est détourné du groupe, une tranche de pastèque à la main et me l’a tendue. Je ne crois même pas qu’il m’ait souri. Juste le geste du bras qui s’écarte et se tend vers moi, le rouge sang de la pastèque, la rue ensoleillée avec des arbres bas, le fossé profond comme une tranchée où au printemps doit courir un ruisseau. En août, il n’y avait au fond que des feuilles mortes.
Arrivés à la rivière, l'avenue est relayée par l'un des plus beaux ponts de la cité, le "pont aux trente-trois arches" ou Si-o-Se Pol, bâti par le grand vizir de Shah Abbas, le Géorgien Allahverdi Khan, en 1608.
Un demi-siècle plus tard, en 1686, le voyageur français Jean Chardin décrit longuement Ispahan dans Voyages de monsieur le chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient qu'il complète en 1711.
En août 2013, pas une goutte d'eau ne passait sous ces arches.
Personne n'a réellement pu nous expliquer où était passée la rivière : un mois plus tôt, elle était là, des amis pouvaient en témoigner, les promeneurs sur le rivage pouvaient nous l'assurer. Peut-être, peut-être, avait-elle été détournée pour arroser une autre ville nous assura un jeune homme. Qui sait ?
Au-delà, sur la rive sud, il faut traverser des quartiers modernes pour rejoindre ce qui ne fut autrefois qu'un faubourg, une ville dans la ville. Dans le troisième volume du récit de ses voyages, consacré à l'architecture d'Ispahan, Chardin décrit précisément chaque quartier de la ville, dont le bourg de Julfa.
Dans l'après-midi torride, les boutiques ont baissé leur rideau. Tout ici paraît désert mais le quartier reste largement peuplé d'Arméniens. Des seize églises qui subsistent, seule la cathédrale n'a pas été désacralisée, l'église du Sauveur, kelisa-e Vank, achevée entre 1655 et 1664.
Dans un coin, le bureau du gardien avec son journal imprimé en arménien |
La cour mène aux bâtiments conventuels, aujourd'hui musée de la communauté arménienne à Ispahan. |
Le petit cimetière dans la cour comporte des tombes beaucoup plus récentes.
Dans la cour, un petit musée conserve plus de 700 manuscrits ainsi que les rescrits de Shah Abbas accordant protection et privilèges aux Arméniens de la Nouvelle Jolfa.
Sans être déserts, les lieux sont peu fréquentés. Quelques touristes, un gardien, des fidèles peut-être. Mais ces touristes, qui sont-ils ? Cette famille en visite — Iranienne ? Arménienne ? Des Iraniens curieux ? Des Arméniens venus de loin ?