mardi 20 janvier 2015

Un monde perdu : derrière la Frontière


La Frontière de la conquête de l'ouest, la Frontière sur laquelle ont vécu D. F. Barry et C. G. Morledge, cette Frontière a disparu. La conquête de l'ouest a rejoint le Pacifique, les guerres indiennes se sont achevées, les survivants ont rejoint leurs réserves ou le Wild West Show de Buffalo Bill.

A 19 ans, en 1887, Edward S. Curtis s’installe à Seattle et s’associe à Thomas Guptill pour ouvrir un studio photographique, Curtis and Guptill, Photographers and Photoengravers, mais pour le jeune homme la date fondatrice de son activité sera 1895, quand il réalisa le portrait de Princess Angeline (1800 ? – 1896), née Kikisomlo, la fille de Chief Sealth of Seattle.



Princess Angeline de Duwamish posa également pour deux autres images, "The Mussel Gatherer" and "The Clam Digger", qui seront les premiers portraits d’Indiens que Curtis réalisa.


















Exposées lors d’une exposition organisée en 1898 par la National Photographic Society, ces images connurent un grand succès mais c’est une quatrième — qui n’était pas un portrait — qui remporta la médaille d’or de l’exposition : “Homeward”.
1898 est aussi l’année où Curtis rencontre un groupe de scientifiques, des spécialistes des Amérindiens qui vont le conduire en Alaska avec l’expédition de Harriman en 1899 puis l’année suivante, avec l’anthropologue George Bird Grinnel auprès des Indiens Blackfeet dans le Montana. Il ne va plus cesser, entre 1907 et 1930, de voyager et de photographier divers peuples d'Amérique du nord, tant au Canada qu'aux États-Unis.
Il photographie. Un enfant qui nous regarde et sourit. On ne sait s'il s'agit de son vêtement usuel ou s'il est habillé pour une fête. Ou s'il est déguisé en Indien.
Des portraits. Les regards qui nous interpellent ou nous évitent ou nous toisent. Des masques. Des coiffures savantes. Des colliers. Des chevelures. 
A distance respectueuse.
Des noms parfois imprimés au-dessous, à gauche sur le papier jaune — Flower Falling, Nova, Maskette, Rock-purple Mountain — ou parfois une simple indication, la mention d'un peuple : un "chef zuni", "manteau du porteur d'obsidienne", qagyuhl, clayoquot, hupa, hopi, koskimo, walpi…



Tout au long de sa vie, Edward S. Curtis va constituer une collection de photographies qu'il publiera sous le titre de L'Indien d'Amérique du Nord (The North American Indian). A l'origine, le richissime financier J.P. Morgan lui avait offert 15 000 dollars par an durant cinq ans pour une série sur les Amérindiens en 20 volumes et 1 500 photographies. 
Pour Curtis, la vie traditionnelle des Amérindiens était condamnée à brève échéance et ses photos devaient conserver la trace d'une civilisation vouée au néant, conserver « les informations qui doivent être recueillies au bénéfice des générations futures, en respectant le mode de vie d'une des plus grandes races de l'Humanité, doivent l'être immédiatement ou cette possibilité disparaîtra à jamais », écrivait-il. 
Aux portraits, aux visages, s'ajoutent les costumes et ce qu'ils nous disent de leur fonction magique, danseurs et shamans.

Sur le mur d'adobe d'une maison zuni, la marque du sacré, comme un oiseau-reliquaire près à s'envoler.
Curtis collecta également plus de 10 000 enregistrements sonores sur cylindres de cire : il s'agit d'enregistrements de musique mais aussi de récits qui témoignent de la richesse de la tradition orale indienne  — conservant ainsi également au passage la trace des langues amérindiennes. Il a enfin tourné en 1912 le tout premier film dont tous les acteurs et figurants étaient Indiens.
En fin de compte, ce sont plus de 40 000 clichés qui documentent plus de 80 tribus. Ces images témoignent des coutumes, elles décrivent l'architecture traditionnelle, les repas, les vêtements, les loisirs ou les cérémonies et les traditions funéraires. 

 
Des images où les corps sont vus comme des architectures et les architectures figurent comme des corps. Où les femmes sont des statues géométriques. Où les regards se détournent vers l'intérieur, vers la pensée féconde, vers la conscience, vers la mémoire.

Et cet étrange écho, des ondes sur l'eau aux boucles des cheveux, du dessin des veines gonflées sur le bras aux anneaux de la pieuvre au bord de l'eau.
 

vendredi 16 janvier 2015

Des photographes sur la Frontière

Sépultures, D. F. Barry, vers 1880.
Il existe différents mondes de fantômes.
Quand D. F. Barry photographie ces sépultures, il photographie un arbre. Et tout ce qui va avec l'arbre et qui n'est ni feuilles ni écorce ni tronc ni sève.
De toute façon, il n'y a pas de feuilles sur cet arbre.
Que des corps.

Hairy Chin, membre le plus âgé de la tribu Hunkpapa, photographié par D. F. Barry, 1889.
Des années plus tard, c'est un autre mort que Barry photographie, un Indien qui n'est plus un Indien mais une vieille poupée qu'on promena le 4 juillet 1889 par les rues de Bismarck (Dakota du Nord) costumé en Oncle Sam. Il pose en chaussettes dans le studio du photographe, debout devant une toile peinte, une arche mauresque, des plantes artificielles, une lumière venue d'ailleurs.
Encore deux ans et, après la bataille de Wounded Knee, on pourra croire le monde indien disparu — ici, on sent la fin approcher.

David F. Barry, né en 1854, a d'abord été photographe itinérant. Il a été l'apprenti d'Orlando S. Goff, un photographe qui était arrivé dans l'Ouest après la Guerre de Sécession avec le Northern Pacific Railway et qui se déplaçait ensuite de fort en fort.
Il a ouvert son propre studio en 1881 à Bismarck peu après la bataille de Little Big Horn. Lorsque les Sioux Lakotas "hostiles" rentrèrent de leur exil au Canada, c'est lui qui tira leur portrait et les commercialisa. Parallèlement, il travailla à l'Agence de Standing Rock, l'une des premières réserves indiennes où se regroupèrent les populations après la fin de la chasse au bison et lors de la mise en place des politiques de sédentarisation des Indiens. Pour cela, il utilise son studio mobile et se rend lui aussi d'un fort à l'autre, n'hésitant pas d'ailleurs à commercialiser les photos de Goff comme étant les siennes.

Ashishishe, dit Curley (1859 ? - 1923), Indien Crow photographié par D. F. Barry en 1878.
C'est un tout jeune guerrier qui pose devant la toile peinte du studio de Barry — 19 ans, 20 ans, 22 ans tout au plus, on ne sait.
Hormis sa veste de coupe européenne, tout sur lui appartient à sa culture : ses cheveux tressés de fourrure, ses colliers et bracelets, la multitude de ses bagues sur des doigts aux ongles longs et pointus, sa cravache cloutée, sa couverture rayée, ses mocassins peut-être — le bas de l'image reste flou.
Et le visage farouche du cavalier, le mélange de fierté et de colère, la peau tannée par le soleil sous laquelle jouent les veines tendues.
Membre de la tribu Crow, ennemi des Sioux Lakotas, il est l'un des six éclaireurs qui accompagnaient Custer lors de l'expédition de Little Bighorn. S'il assista à la défaite, il n'a pas combattu à Little Bighorn et c'est donc à tort que la presse le présenta comme le seul survivant de la "dernière résistance de Custer" — mais ce fut bien lui qui transmit la nouvelle de la mort de Custer aux autorités. Son témoignage reste cependant douteux : il ne connaissait que quelques mots d'anglais et ses réponses lui auraient été largement suggérées par les journalistes qui auraient ensuite réécrit à leur guise ce qu'il leur avait dit.
Avant de retrouver l'anonymat, il fut donc une figure célèbre, photographié sous plusieurs angles lors de la même séance de pose sans doute et son portrait fut largement diffusé (sans toujours respecter le copyright du photographe).




Ces visages sont ceux de guerriers installés à l'Agence de Standing Rock à la suite de Sitting Bull, des guerriers dont l'administration fédérale souhaitait faire des agriculteurs. Que ces tentatives menés sans beaucoup de sincérité de part et d'autre aient été vouées à l'échec, sans doute. Qu'elles aient été balayées apr le mouvement de la "Danse des esprits" puis par la reprise de la guerre, c'est évident.
Pour nous, il s'agit de lire des images.
Barry les a photographiés dans son studio mobile : le décor de toile peinte, les fausses boiseries, la lumière latérale. Nous sommes au moment où les missions chrétiennes se concentrent sur la conversion des Indiens, où l'agriculture, la sédentarisation, le vêtement occidental vont apporter la civilisation à ces populations.
Shooting Star et sa sœur, photographie de D.F. Barry, vers 1889. Si Shooting Star, à droite, porte bien encore le costume traditionnel du guerrier, sa sœur est vêtue d'une robe noire et d'une élégante jaquette sous son chapeau de paille grise.
Rain-in-the-face et sa femme Sati, photographie de D.F. Barry, vers 1885. Ici, c'est Rain-in-the-face qui est vêtu à l'occidentale.
Crazy Walking et Mad Bear avec un inconnu, photographie de D.F. Barry, vers 1888. Seuls les cheveux longs de l'homme à droite conservent quelque chose du guerrier indien qu'il fut. L'homme de gauche porte le mot "police" fixé sur son chapeau.
Sitting Bull, photographié par D.F. Barry vers 1889, quelques mois avant sa mort, tué par les policiers indiens qui venaient l'arrêter. Si Barry a un peu malmené la propriété artistique d'autres photographes, il n'oublie pas ici de placer l'écriteau "copyright" au pied du chef indien. Le décor est le même sur cette photo que sur la précédente.

Dix ans après Barry, Clarence G. Morledge (1865 - 1948) va dépasser cette mise en scène de studio.
C. G. Morledge utilise les nouvelles caméras Kodak de Georges Eastman qui lui permettent de se rendre sur le terrain et de réaliser des photos de reportage.
Sans doute ne part-il pas seul et tous ces photographes se photographient mutuellement, tout à leur surprise de se trouver là, en terre indienne.


Ce n'est pas seulement le photographe qui va se retrouver au milieu de la photographie, mais ce sont aussi les images — des images en abyme dans l'image, photographies épinglées sous les chromos d'un Christ souffrant. Le photographe qui se regarde travailler se fait voyeur dans la chambre des chefs défaits : la chambre du chef des Oglalas Red Cloud avec ses drapeaux américains, celle du chef American Horse avec son poêle de fonte et tous ces petits portraits alignés sur le mur à la hauteur des vêtements.



Il n'y a plus de guerres indiennes pense Morledge, et il va demander à ces guerriers désarmés de rejouer le temps d'une ou deux poses les gestes du combat, le temps pour les enfants à l'arrière-plan de se moquer, de se sauver, de courir, de créer du flou, de l'inachevé dans la photo trop lisse.


A Pine Ridge dans le Dakota du Sud, Morledge aurait tenté de photographier le mouvement millénariste de la "Danse des Esprits" — de photographier les guerriers désarmés dansant "pour de vrai" — mais il se pourrait que sa caméra ait été détruite par les participants — on connait très peu d'images de cet épisode de l'histoire indienne dont l'aboutissement est la bataille de Wounded Knee.

Cette photo de James E. Meddaugh, un photographe du Nebraska, prise au village de No Water au nord de Pine Ridge en 1890, peu de temps avant le massacre, est à ce titre exceptionnelle. On aperçoit les tipis à l'arrière-plan. Devant nous, des spectateurs attentistes, assis par terre. Entre eux une ligne de corps en mouvement, main dans la main, en ce qui dut être un immense cercle.
Nous sommes loin des studios.
Loin des chambres dans lesquelles on entre à la dérobée.
Loin des corps qu'on habille et installe dans les meubles.

A distance respectueuse.

Ghost Dancers, J. E. Meddaugh, 1890 (Yale University Library)

Photos : Denver Public Library (sauf la dernière).

mercredi 14 janvier 2015

Some talismans (2)

Dying — relics, shrouds

And, anyway, what if you should die? Face the otherworld and its perils? Have the duty to proclaim your rank there and have it acknowledged?
Multiplying the images, enveloping the bodies with sumptuous fantastical figures, writing magical words all around your shroud to scare away the evil one.

(Here, I must open a long parenthesis for what is obviously a mere digression: the story of a fake. For centuries, far from Turin, a precious cloth passed for the only true “Holy Shroud”, that shrouded Christ himself: the shroud kept in the Cistercian abbey of Cadouin, in French Périgord.
That Holy Shroud was first mentioned in 1214: the relic may have belonged to the bishop of Le Puy, who would have acquired it at the capture of Antioch, during the First Crusade (1098).
The thaumaturgic shroud was widely venerated during the entire Middle Age; thousands of pilgrims on the Path of Saint James went out of their way to worship at the abbey; illustrious people, kings even, from Richard the Lionheart on his way to crusade, to Saint Louis of France, came and knelt at the Shroud. To keep it safe from the looting and violence of the Hundred-Years War, the Shroud was entrusted to the church of Notre-Dame du Taur, in Toulouse. As could be expected, the people of Toulouse refused to give it back for many years; the recorded power of the shroud was extraordinary: up to 1644, more than 2,000 miracles were recorded, including 60 resurrections.

Eventually, after it was sent back to Cadouin, the miraculous shroud was still displayed each year to the pilgrims on September 8, until 1935.


Procession in Cadouin, Dordogne, years 1920

That year, a Jesuit priest, intrigued by the motifs on the woven strips of the shroud, sent a copy to the School of Oriental Languages in Paris. Gaston Wiet, the director of the Arab Museum of Cairo, came to Cadouin to examine the piece. Alas, he recognized it as a tirâz from the time of the Fatimid; a cloth manufactured in the workshops of the caliph. The method of weaving was complex: in a canvas of linen, the weaver inserts a strip of silk for decorative purposes. Upon it, Wiet could decipher inscriptions in the Kufic script of Arabic: they call upon Allah, glorify Muhammad his prophet, and record for posterity the names of Caliph al-Musta’lî (1094-1101), one of the last Fatimids, powerless since the Nizarite scheme; and his all-powerful vizir, al-Afdal, who outlived three Caliphs. For more than 700 years, the faithful had worshipped an object not much more ancient than their abbey, and consecrated to another faith.
In short, the pilgrimage ended.

I had seen it some twenty years ago. Very damaged, it has now been restored, to the extent possible; but it is not on display anymore. Through a strange paradox, a facsimile is now showcased instead: an authentic fake of a fake shroud of Christ.
The only images I could find of it are rather underwhelming:



In my memory, the shroud was of very large size, discolored white, fully encircled with a delightful edging  – but memory can play tricks.
End of digression – here I close the parenthesis.)

In the eleventh and twelfth centuries, French monasteries made great use of those prestigious shrouds, employed to protect the remains of saints, now forgotten, but who had made a city famous, and rich. Most of these cloths came from the East – from Byzantium or Persia – and, contrary to the Cadouin “shroud”, they did, in fact, shroud relics, sought-after collective talismans.

Embroidered or woven calligraphies, fabulous beasts, miraculous origins – those shrouds thus became talismans, used for protection of other, even more powerful, talismans.

Shroud of Saint Germain d’Auxerre

The most beautiful of these, in my opinion, the one made to be contemplated again and again with wonder, is the shroud of Saint Germain from Auxerre, one of the first bishops of Frankish Gaul, who died in Ravenna in 448. It is a large rectangular piece of silk, 2.36 meters long, adorned with four eagles. For many years, it was believed that it had been offered by Empress Galla Placidia to honor the remains of the saintly bishop. The cloth is, in fact, much more recent, and would have been used for translating the saint’s body into a new burial chamber in the eleventh century; the eagle is a frequent motive in Byzantine art, and the high quality of the fabric bespeaks the skill of Constantinopolian workshops around the year 1000.

Shroud of Saint Josse

Remoter still, the Shroud of Saint-Josse, now conserved in the Louvre: the cloth comes from a shrine kept at the abbey of Saint-Josse-sur-Mer, in Northern France. Already in 1843, when the relics were translated, there remained only one fragment from the huge cloth, shrouding the saint’s skull and one, slightly larger, around the bones. That cloth is mentioned in a charter from 1134, as a gift from Stephen Blois, count of Boulogne, brother of Godfrey of Bouillon and, together with him, leader of the First Crusade. It is a fragment of “samit”, a unique example of Sassanid motives in Persian Islamic silkwork, produced in Khorasan, by Merv or Nishapur. Two ranks of elephants face each other, separated by hearts and enclosed by a line of smaller camels. A kufic inscription : “blessing and happiness be upon chief Abû Mansûr Bukhtekin, may God extend his years”. Abû Mansûr Bukhtekin was a Turkish emir, executed in 961 for rebellion – the cloth, that we can now roughly date, did not bode him well.

Shroud of Saint Calais : Bahrâm-Gûr's Hunt, silk produced in Constantinople, IX century, Saint-Calais, Sarthe (0,77m × 0,64 m).

Older yet, the gorgeous shroud of the church of Saint-Calais was most probably used for the translation of the saint’s remains in 837.
The shroud shows a hunting scene: on both sides of a palm tree, surrounded by deer, birds and dogs, two horsemen, dressed in an Iranian costume, with a Sassanid helmet, take aim with an arrow at an onager, that a lion holds by the throat. This motive goes back to an episode of Shah Bahrâm-Gûr’s life (420-438): the monarch managed to kill with a single arrow both an onager and the lion that attempted to devour it. This typical hunting scene, featuring a horseman, was also used in Byzantium to glorify the imperial might.

Shroud of Saint Helena

As for the relics of Saint Helena, they were stolen in Rome, on behalf of the Abbey of Hautvillers, in Champagne, in the year 842. The cloth, known as the “shroud” of Saint Helena, was probably woven in Byzantium not long before the theft; it displays, in a medallion, a senmury (dog-dragon with a peacock’s tail, a figure frequent in Sassanid art).
This poor Helena then travelled further, to Paris – and it seems that she is still there (without her shroud), in the crypt of the Saint Leu-Saint Gilles church.  Her shroud would have guarded her through the antireligious destructions of the French Revolution – Saint Calais and Saint Josse were not so lucky.

So, if cloth is not enough, what is left for us?
Writing again, after death, writing and drawing, covering with signs what is left of a body.

The skull of Maria Domin, keeper of the ossuary of Högling, Bavaria, who died at 82 years of age; painted by her own daughter who inherited the office (nineteenth century). Since the fifteenth century, skulls were painted in Högling – women’s with gentians, carnations and roses, men’s with oak or laurel wreaths.