Nicolas Poussin, paysage avec Orphée et Eurydice, vers 1641-1642 (124 x 200 cm), musée du Louvre. |
Ce tableau préféré,
ce tableau auquel je rends visite au Louvre avant tous les autres, tableau devenu familier à
force de fréquentation, à force d’admiration, c'est aussi Le paysage avec Orphée et Eurydice de Poussin. Ou plutôt, encore une fois, c'était. Non que je me sois lassée ni prise d’affection pour un autre mais cette fois-ci, sans doute aucun, je sais que le Louvre a choisi de l'exposer à Lens, pour le plus grand bonheur des Lensois j'imagine. Pour moi, c'est d'abord un vide sur le mur.
Poussin a construit Le paysage avec Orphée et Eurydice en plusieurs tableaux juxtaposés sur la toile, une toile qu'on peut trancher verticalement, en deux parties égales séparées par l'effroi d'Eurydice mordue par le serpent. On peut aussi le partager en diagonale entre un tableau obscur et gris et un autre lumineux et coloré. Entre un espace inscrit dans la mort et un autre qui chante encore la vie sans savoir la fin est là, espace instable puisque pris sous la pente de la diagonale de l'orage qui s'amoncelle en haut à droite et de l'ombre qui avance vers Eurydice, en bas à droite. Au centre, une bande horizontale étroite qu'on retrouve dans différents tableaux de Poussin, montre des nageurs et leur reflet dans l'eau plombée du fleuve.
Poussin a construit Le paysage avec Orphée et Eurydice en plusieurs tableaux juxtaposés sur la toile, une toile qu'on peut trancher verticalement, en deux parties égales séparées par l'effroi d'Eurydice mordue par le serpent. On peut aussi le partager en diagonale entre un tableau obscur et gris et un autre lumineux et coloré. Entre un espace inscrit dans la mort et un autre qui chante encore la vie sans savoir la fin est là, espace instable puisque pris sous la pente de la diagonale de l'orage qui s'amoncelle en haut à droite et de l'ombre qui avance vers Eurydice, en bas à droite. Au centre, une bande horizontale étroite qu'on retrouve dans différents tableaux de Poussin, montre des nageurs et leur reflet dans l'eau plombée du fleuve.
Nicolas Poussin, Paysage avec Pyrame et Thisbé, 1651, Francfort, Städel Museum. |
Nicolas Poussin, L'Orage, 1651, musée des Beaux-Arts de Rouen. |
Nicolas Poussin, Le temps calme, pendant du précédent, 1651, coll. part. |
Ce n'est pas une construction inattendue dans un tableau de Poussin que cette diagonale opposant un espace calme à un autre soumis à l'orage.
L'ombre s'avance en diagonale et s'approche d'Eurydice. A l'arrière-plan, le château Saint-Ange, tombeau d'Hadrien, est en feu. |
Orphée. Eurydice. Hermès
C’étaient les mines
enchantées des âmes.
Tels des minerais
d’argent silencieux elles allaient
en filons à travers les
ténèbres.
Le sang qui s’écoule vers
les hommes jaillissait parmi les racines
il semblait dans
l’obscurité lourd comme du porphyre.
Hors lui rien n’était
rouge.
Il y avait là des rochers
et des forêts inhabitées.
Ponts au-dessus du vide
et ce grand lac aveugle
et gris,
suspendu au-dessus de ses
fonds lointains
tel un ciel de pluie sur
un paysage.
Entre les douces prairies
pleines de patience,
on percevait la bande
pâle de la route unique
comme une grande lessive
qu'on eût mise à sécher.
Ce fut par ce chemin
qu’ils arrivèrent.
En tête l’homme élancé
dans le manteau bleu,
muet, précédé de son
impatient regard.
Sans le mâcher, son pas
dévorait à bouchées énormes
le chemin ; ses mains
pendaient
lourdes et fermées entre
les plis tombants
et n’avaient plus
conscience de la lyre légère
qui était dans sa main
gauche enracinée
comme une rose grimpante
dans une branche d’olivier.
Ses sens étaient comme
dédoublés :
son regard courait
au-devant comme un chien,
et revenait, pour sans
cesse à nouveau
se poster en attente très
loin au tournant prochain, —
et son ouïe s’attardait
comme une odeur.
Parfois il lui semblait
que derrière lui
elle rejoignait les deux
autres marcheurs
qui devaient le suivre
tout au long de cette montée.
De nouveau ce n’était que
l’écho de ses pas
et le vent de son manteau
qui le suivait.
Mais il se dit qu’ils
allaient venir tout de même ;
il se le dit tout haut
écoutant son écho.
Ils venaient sans doute,
mais tous deux marchaient
avec une terrifiante
douceur. S’il eût été permis
qu'il se retournât (si ce
regard en arrière
n’eût signifié la ruine
de toute l'œuvre déjà accomplie)
il eût pu les voir,
les deux taciturnes qui
suivaient en silence ;
Le dieu de la marche et
du message lointain,
le casque du voyage
surmontant la clarté des yeux,
portant au-devant de son
corps le fin caducée
et battant des ailes aux
chevilles ;
confiante, à sa gauche :
elle.
Celle qui fut tant aimée,
qu’une lyre pour elle
fit entendre plus de
plaintes que toutes les pleureuses,
au point qu’un monde de
plainte naquit,
un monde où tout fut
recréé : vallées et forêts,
chemins et villages,
champs et bêtes et fleuves ;
et qu’autour de ce monde
de plaintes
comme autour de l’autre
Terre, un soleil
et un ciel constellé silencieux tournaient,
un ciel de plaintes aux
étoiles effarées — :
celle qui fut tant aimée.
Et elle, elle marchait au
bras de ce dieu,
son pas entravé par les
longs bandeaux des morts,
incertaine, douce, sans
impatience.
Plongée en elle-même
comme un très haut espoir,
elle ne pensait point à
l’homme qui marchait devant elle,
et non plus au chemin qui
montait vers la vie.
Elle était en elle-même.
Et sa mort
la remplissait comme une
abondance.
Comme un fruit de douceur
et de ténèbres,
elle était pleine de sa
mort énorme
et neuve et ne comprenait
rien.
Juste au-dessus du poète, au-dessus de son manteau suspendu négligemment, le ciel s'obscurcit. |
Elle était dans une
virginité nouvelle
et intouchable ; son sexe
était clos
comme une jeune fleur au
soir,
et ses mains tant
déshabituées à s'unir à d'autres
que le toucher même
infiniment doux
du plus léger des dieux
qui la conduisait
lui pesait comme un geste
trop familier.
Elle n’était plus cette
jeune femme blonde
entrée jadis dans les
chants du poète,
non plus le parfum du lit
large ni son île
ni la possession de cet
homme.
Elle était dissoute déjà
comme une longue chevelure,
donnée comme une pluie
déjà tombée
et distribuée comme des
réserves abondantes.
Déjà elle était racine.
Lorsque soudain
le dieu la retint et
douloureusement
prononça les paroles : Il
s’est retourné —,
elle ne comprit pas et
dit tout bas : Qui ?
Au loin cependant, sombre
dans l’issue claire
se tenait quelqu’un dont
le visage
restait obscur. Il se
tenait là debout et regardait
comment sur la bande
étroite d’un sentier de prairie
le dieu du message le
regard douloureux,
se retournait en silence
pour suivre
celle qui déjà reprenait
le chemin,
entravée par les longues
bandelettes des morts,
douce patiente et
incertaine.
Rainer-Maria Rilke,
Nouveaux poèmes, 1907.
(traduction de Lorand
Gaspar)
Entre les espaces terrestres et le monde céleste, entre le monde des mortels et celui du destin, il y a dans Le paysage avec Orphée et Eurydice un fleuve, comme on trouve un fleuve dans Le paysage avec les funérailles de Phocion ou dans le paysage avec Pyrame et Thisbé : trois tableaux où la mort figure au premier plan. On le trouve encore dans la partie gauche d'une Sainte famille, juste derrière un groupe d'anges ou d'amours (une fois isolés du reste de la scène, ils sont peu discernables). A chaque fois, cette tache d'eau miroitante est au centre du tableau, excepté dans notre Orphée et Eurydice — mais on sait que le tableau a été recoupé et qu'à l'origine il était plus haut de 25 cm environ.
Eaux claires parfois, eaux sombres ici, qui servent au passage vers l'autre monde.
Entre les espaces terrestres et le monde céleste, entre le monde des mortels et celui du destin, il y a dans Le paysage avec Orphée et Eurydice un fleuve, comme on trouve un fleuve dans Le paysage avec les funérailles de Phocion ou dans le paysage avec Pyrame et Thisbé : trois tableaux où la mort figure au premier plan. On le trouve encore dans la partie gauche d'une Sainte famille, juste derrière un groupe d'anges ou d'amours (une fois isolés du reste de la scène, ils sont peu discernables). A chaque fois, cette tache d'eau miroitante est au centre du tableau, excepté dans notre Orphée et Eurydice — mais on sait que le tableau a été recoupé et qu'à l'origine il était plus haut de 25 cm environ.
Eaux claires parfois, eaux sombres ici, qui servent au passage vers l'autre monde.
Le seul à regarder vers Eurydice, sans pourtant jeter sa canne ni se lever, est le pêcheur. Dans l'herbe, on devine le serpent qui s'éloigne. |