lundi 23 décembre 2013

Dernier soir à Téhéran


Tapis polonais, Perse (Ispahan ou Kashan), époque safavide (début
xviie siècle), New York, Metropolitan Museum
 A la veille de quitter l’Iran, en août dernier, nous dînions avec un riche négociant en textiles, quelque part sur les hauteurs au nord de Téhéran.
Sa fille était une amie d’amis. Elle nous avait conduits jusqu’au pied de l’immeuble, une tour d’inspiration parisienne au toit d’ardoise et aux volets blancs, précédée d’un jardin vert émeraude fermé de grilles dignes de Versailles. Ces grilles s'étaient ouvertes automatiquement devant nous, Sepideh avait éteint la radio — jusque là, nous avions parlé de musique, de ces groupes partis chanter à l'étranger, des concerts clandestins, de l'association d'instruments traditionnels et d'instruments modernes, du duduk arménien, de Bach, de violoncelle, des concerts de musique occidentale à Téhéran. Là-haut, dans un salon immense aux stores baissés, aux rideaux tirés, plongé dans la pénombre, nous avons échangé des paroles banales avec la jeune femme et sa mère, chacune de nous assise à des mètres l’une de l’autre  — avant de dîner avec le maître de maison et d’échanger des propos tout aussi banals, à une vaste table, chacun de nous assis à des mètres les uns des autres.
Aucun objet personnel, aucun signe de vie dans la pièce. Des meubles clos sur eux-mêmes. Le son lointain d’une chaîne qatari dans le lointain — l’héritier de la maison de commerce, professeur de ski à ses heures perdues, attend le retour de la neige.
Plus tard, alors que je m’apprêtais à partir, le négociant me fit admirer sa collection de tapis — rien que des tapis d’Ispahan du modèle plus fin, le plus soyeux, le plus lisse.  Le plus fin, vraiment. Des dizaines tous identiques, blanc et crème.
Il insista sur la finesse, le nombre et la qualité des nœuds, leur régularité — rien à voir, me dit-il en retroussant ses lèvres avec morgue, rien à voir avec les tapis de Tabriz. Là-bas, ils travaillent avec un crochet métallique — non, ces tapis-ci sont entièrement noués à la main, tout le travail est fait avec les doigts — mais il faut des doigts très fins, des doigts les plus fins possible pour qu’il n’y ait pas d’irrégularité. Il s’arrête et sa main esquisse un geste : il dessine en l’air une toute petite main puis flatte une petite tête invisible, assise très bas en dessous de nous.
Haute comme ça.
Finitions, bazar de Tabriz
Marchands de laine, bazar des tapis, Tabriz
Finitions, bazar de Zanjan




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