dimanche 21 mai 2017

Mausolées — à Shahrisabz

Il faut imaginer que cette gigantesque structure constituait le portail du palais de Timour Beg, un Iwan surdimensionné en quelque sorte. Elle est vue ici de l'arrière, c'est-à-dire de l'intérieur du palais — aujourd'hui disparu. Surtout, on repère le début des voûtes qui couvraient ce portail et il suffit de prolonger les courbes vers le ciel pour en imaginer la hauteur : pour Tamerlan, il s'agissait de dépasser l'arche que le roi Sassanide Shahpur 1er avait fait bâtir dans son palais de Ctésiphon, près de Bagdad, après sa victoire sur l'empereur romain Valentinien en 260.
Ruy Gonzalez de Clavijo, ambassadeur du roi de Castille auprès de Tamerlan, traversa l'empire de Timour entre 1404 et 1405, rencontra le conquérant à Samarcande et, de retour chez lui, écrivit ses mémoires. De l'entrée dans Shahrisabz, voici ce qu'il raconte.
Le lendemain, jeudi 28 août, à l’heure de messe, nous entrâmes dans une ville appelée Kech qui se trouve dans une plaine. Elle est parcourue par des nombreux ruisseaux et des canaux. Elle est entourée par des jardins et des fermes. Près d’elle s’étendent des bourgs sur le sol plat qui l’environne. Cette contrée, riche en eaux et en prairies est très peuplée. Elle est jolie en été. Les terres de la plaine possèdent beaucoup de champs de blé, de vignes, des cultures de coton, de melons, ainsi que des vergers. La ville est protégée par un mur en terre qui en fait le tour, par des fossés et des portes à pont-levis.
Un siècle plus tard, Babûr, descendant de Tamerlan et fondateur de l'Empire Moghol se souvient aussi de Shahrisabz.
Comme, au printemps, la campagne, les murailles et les toits de la ville deviennent d’un beau vert, Kech est aussi appelée Chahr-ï Sabz « Ville verte ». Comme c’était sa ville natale, Temur beg s’efforça et s’appliqua à faire de Kech une ville importante et une capitale. Il y a édifia de vastes constructions. Pour tenir son conseil il fit construire un grand portique pour lui-même et deux autres plus petits, à droite et à gauche du premier, pour faire siéger les begs de son entourage et ceux du Conseil, et les consulter. On cite peu d'exemples de voûtes de cette taille dans le monde. On dit qu'elle est plus grande que celle de Chosroès.
Temur beg fit aussi construire à Kech des écoles et des tombeaux. C'est là que se trouvent le tombeau de Jahangir Mirza et ceux de plusieurs de ses enfants.
Comme Kech n’avait pas la même aptitude que Samarkand à devenir une grand ville, c’est finalement cette dernière que Temur beg avait choisit pour capitale.
On sait aussi que Ptolémée, général d'Alexandre le Grand, y avait remporté une victoire décisive sur le satrape de Bactriane ce qui signa la fin de l'Empire achéménide. Shahrisabz, qui s'appelait donc autrefois Kesh, accueillit Alexandre lui-même qui y passa l'hiver avec Roxanne en 328 avant J.C.
Mais rien ne porte aujourd'hui ici la trace d'Alexandre.
Ces remparts si lisses et soignés, fraichement rénovés comme ils ont été fraichement rénovés à Khiva ou à l'Ark de Boukhara, ne sont qu'une façade : il s'agit d'accueillir glorieusement les visiteurs tout en poursuivant le culte de Tamerlan, très vivace ici en Ouzbékistan où il n'est menacé que par le culte d'Islam Karimov, l'ancien président décédé en 2016 — culte qui lui-même succède à celui de Marx, Lénine, ou Staline (dont chacun sait que le nom évoque "l'homme de fer", ce qui est exactement le sens du nom de Timour).
Il suffit de prolonger un peu sa route pour voir que ces remparts, plus loin, sont à l'abandon et s'ouvrent tous néants sur la "vraie" ville de Shahrisabz.
La ville qu'on visite à quelque chose d'une gated community : on entre par une grande porte dans un vaste parc où survivent, lourdement restaurés, des monuments de l'époque timouride posés sur une pelouse immaculée que des employés soignent aux ciseaux. Alignés sagement, de petits immeubles proprets, des cafés déserts, des restaurants vides, des plantes vertes. A l'époque soviétique, l'emplacement du palais timouride était occupé par des bâtiments administratifs — les services de nettoyage de la commune étaient installés sur les vestiges de bassins. Après l'indépendance de l'Ouzbékistan en 1991, ces bâtiments ont été abattus pour laisser place à un gigantesque parc de la Victoire dont la statue de Timour constitue le point central. De quelle victoire s'agit-il, ce n'est pas absolument clair.
Un attroupement devant un marchand de glace et nous aussi, nous nous y sommes arrêtés. Nous avons mangé des glaces et ri avec les enfants. Un vieillard nous a fait admirer son petit-fils, un bébé bougon.
La lumière était aveuglante.
Au moment où nous arrivons, tout un groupe d'invités à un mariage venait de sortir. Shahrisabz est un lieu de choix pour les repas de noces et séances de photos, entre monuments authentiques et espaces authentiquement kitsch.
En haut à gauche sur cette vue aérienne, on voit comment le mur d'enceinte s'interrompt une fois qu'on a dépassé l'ensemble monumental. Le plan du jardin est sans doute dessiné de manière à pouvoir être admiré depuis la station spatiale. L'ensemble résidentiel intégré à la zone monumentale est visible à gauche à la hauteur de la statue de Timour et, plus étendu, en bas à droite de la grande allée. Vus de près, la plupart de ces immeubles semblent inhabités.
En agrandissant l'image, on peut constater que le reste de la ville est coupée de la zone monumentale par un mur — rien de clos en réalité, les habitants peuvent aller et venir d'une zone à l'autre, mais la vieille ville labyrinthique et poussiéreuse est ainsi maintenue hors des regards.
Des femmes s'attachent aux finitions après le passage de la tondeuse et dégagent aux ciseaux le moindre poteau. Le jardin est si neuf, les arbres si jeunes, que les monuments les plus anciens (mais rénovés de frais également) en paraissent très récents. Et ce n'est peut-être pas totalement involontaire : l'impression produite pourrait être celle d'une permanence du monde de Tamerlan dans l'espace ouzbek. Au fond, les sommets enneigés des monts Alaï,  à l'extrémité occidentale du TienShan : c'est la limite entre l'ancienne Sogdiane et l'ancienne Bactriane. Derrière les Portes de Fer passées là par Ruy Gonzalez de Clavijo, aux environs de Termez, se trouve l'Afghanistan.
Ici, Timour n'est pas assis sur un trône comme à Samarcande mais debout, guettant l'horizon sud vers l'Afghanistan et, plus loin, l'Inde. Shahrisabz, autrefois Kesh, est sa ville natale.
Les mosquées les plus charmantes, et les plus anciennes, en deviennent tout artificielles. Il ne semble pas que quiconque les utilise autrement que comme un décor pour ponctuer une allée trop longue coupant une herbe trop verte et écrasée par le soleil.

Soyons honnête, toute cette propreté, tous ces monuments historiques respirant bon le neuf, toutes ces pelouses vertes, vertes, vertes et ces lampadaires tous les cinq mètres rendent l'endroit assez déprimant. Ce n'est pas tout ce que nous en retiendrons, mais tout de même.

Le premier émerveillement, c'est la route. Shahrisabz se situe à moins de 100 km de Samarcande dont elle est séparée par un massif montagneux magnifique. La ville même s'étend dans une plaine dominée par les hauts sommets plus au sud encore et qui forment la frontière entre l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et l'Afghanistan. Ce massif montagneux au sud de Samarcande, Babûr le décrit ainsi :
Une autre province est celle de Kech, à neuf yighatch par la route au sud de Samarcande. Entre Samarcande et Kech se trouve une montagne appelée Col d'Etmek d'où on extrait des pierre de taille. Toutes les pierres de construction de la région proviennent de cette montagne.
Le flanc nord de la montagne, tourné vers Samarcande, offre de larges courbes verdoyantes. Au col, un petit marché attend les voyageurs : la route vient tout juste de rouvrir après l'hiver, il n'y a pas encore grand monde. On y vend des fruits secs, du fromage, des épices. Il y a du soleil mais le vent pique, la neige n'est pas loin.
C'est évidemment cette même route qu'emprunta Ruy Gonzalez de Clavijo en 1405 pour rejoindre Samarcande et, sans doute, la même route encore que Babûr prit pour rejoindre la capitale de son empire à Kaboul.
Alors que nous nous arrêtons à un barrage routier (la police est toujours très présente en Ouzbékistan), un type passe avec ses vaches. Peut-être était-ce un policier, d'ailleurs : les vaches se sont précipitées vers le poste de garde comme si elles y reconnaissaient leur étable.
Le second émerveillement, c'est cet immense bâtiment, l'Ak-Saray, le palais blanc.
Pourquoi "palais blanc" ? Ak signifie également généreux, majestueux — ainsi l'Ak-Saray est-il sans doute le "palais grandiose", le "palais des palais".
Vu "de face" en tout cas,  ou de l'extérieur, l'Ak-Saray est bleu, il est de toutes nuances de bleus. Vu "de l'arrière" ou de l'intérieur, il est beige, de toutes les nuances de l'argile.
A partir du texte de Clavijo,  une reconstitution possible



Il a été bâti sur l'ordre de Tamerlan entre 1380 et 1404 et, au contraire des palais qu'il fit construire à Samarcande et dont il ne subsiste rien, l'Ak-Saray a conservé une part de son enceinte et les deux pylônes gigantesques qui marquaient semble-t-il l'entrée de la cour principale. Il apparaît comme un compromis architectural entre un palais-jardin (comme ceux de Samarcande) et un palais-forteresse.
Abimé par un tremblement de terre en 1490 puis abattu par le seigneur de Boukhara Abdullah Khan, le dernier des Chaybanides, à la fin du XVIe siècle, il a progressivement été abandonné et les vestiges sont trop partiels pour qu'il soit possible aux archéologues d'en dresser les plans — tout au plus peut-on en proposer une reconstitution hypothétique à partir du passage des mémoires de Ruy Gonzalez de Clavijo où il décrit longuement les lieux :
Le lendemain, on nous fit visiter un vaste palais que Timour Beg était en train de faire construire et on nous dit que depuis vingt ans de nombreux maîtres en métiers y travaillaient chaque jour.
Partout où Tamerlan passait, il gardait prisonniers les artisans maîtres dans leur art et les faisaient déporter vers Samarcande (ou Shahrisabz) pour qu'ils y construisent ses palais. Ils pouvaient d'autant moins se plaindre de leur esclavage que la quasi totalité des populations de leurs villes d'origine n'étaient quant à eux "employés" à la construction d'autres tours que de celles qu'on dressaient avec leurs têtes coupées.
Ce palais possède une longue façade avec un très haut portail. Aussitôt passé celui-ci, on voit, à droite, mais aussi à gauche, des arcades en briques, ornées de carreaux de faïence, placées en opposition, qui abritent de petites chambres dépourvues de portes, dont le sol est recouvert, aussi, de carreaux de faïence.
Le pylône Est, le plus haut des deux pylônes, est haut de 44 mètres, le pilier Ouest ne mesure quant à lui que 38 mètres. A l'origine, l'un et l'autre culminaient à 50 mètres tandis que la voûte disparue atteignait sans doute 70 mètres. L'un et l'autre comportent plusieurs niveaux que l'on rejoint par une série d'escaliers qui relient des pièces de taille variée, simple cellules ou salles plus larges.
En face, par une autre porte, on passe dans une vaste cour aux dalles blanches, entourée d'arcades richement décorées, possédant au milieu un grand bassin rempli d'eau.
Par cette cour, qui mesure bien 300 pas de large, on accède par un portail large et haut, orné de motifs or et bleu, et de carreaux de faïence, d'un aspect admirable, à un ensemble de bâtiments. Le fronton de ce portail porte la représentation d'un lion placé dans un soleil, au centre, et à chaque extrémité une figure identique. Ces armes sont celles du souverain de Samarcande.
Les façades sont décorées de carreaux de céramique glaçurée bleus (bleu foncé, bleu clair, turquoise) et blancs. Aux angles, sur chacun des pylônes, une tour ronde renferme un escalier.
Tout dans ce palais est doré. On nous montra tant de pièces et d'appartements décorés magnifiquement avec des couleurs or, bleu, et bien d'autres, que ce serait trop long de les décrire. L'intérieur de ce palais était merveilleusement et finement ouvragé ; c'est un enchantement pour les yeux.
En un endroit, nous vîmes des chambres et des appartements que Timour avaient fait aménager pour son harem, dont le plafond, les murs et les planchers sont admirablement décorés.
Nous visitâmes ensuite un salon que TImour Beg avait fait construire à part pour se restaurer en compagnie de ses favorites. Devant cette vaste pièce, richement ornée, il y a un grand jardin où se trouvent beaucoup d'arbres d'ombrage, d'arbres fruitiers de plusieurs espèces, et des bassins en pierre sculptée. Ses vastes dimensions permettent d'y recevoir de nombreux invités en été et de leur faire profiter agréablement de l'eau et de l'ombrage.
La partie interne des pylônes montre une décoration plus riche, associant aux bleus et aux jaunes des violets et des verts et un décor végétal de céramique dorée.
Comment rendre le choc de la première impression quand on découvre le palais ? La hauteur démesurée des pylônes, tous ces bleus éteints sous le bleu flamboyant du ciel ? La surprise devant un bâtiment, enfin, intact — dépouillé du vernis des restaurations, ses briques nues comme le seraient ses entrailles mises à jour, les carreaux écaillés, brisés par endroits, les motifs, les calligraphies illisibles ?
Et l'envers entre église et forteresse ? Comment le dire ? Comment dire la surprise au fur et à mesure qu'on tourne autour de ces murs ? Combien l'idée même de perspective est issue abandonnée quand, une fois qu'on s'éloigne de l'axe central du bâtiment, il devient impossible d'en prédire la forme et que chaque pylône à son tour apparaîtra plus large que l'autre.
En dessiner le plan ? La tour de droite qui, tout à l'heure, paraissait surdimensionnée par rapport à celle de gauche est devenue étique — petite chose égarée aux côtés de sa géante sœur. L'espace central, de couloir est devenu vaste baie ouverte à tous vents. La tour de gauche, de mur isolé mais couvert de céramique s'est changée en château gothique bon à abriter de romantiques cauchemars.
Vue de l'arrière, la puissance de la construction en forteresse est presque plus impressionnante que la masse bleue des façades lorsqu'on les découvre. C'est dans le gigantisme écrasant de ces ruines que j'ai perçu ce qu'avait dû être la puissance de Tamerlan —  y compris la violence de ses conquêtes.
On se retourne pour contempler l'Ak-Saray alors qu'on s'en éloigne… Comment faire coïncider les récits, celui de la cruauté d'un conquérant qui fut aussi un criminel de masse et celui de sa sophistication, de son goût de la beauté ? Comment faire coïncider le raffinement de la façade du palais et le brutalisme cubiste de l'arrière du bâtiment ? Comment superposer l'image fantôme du palais gratte-ciel, blanc peut-être, bleu aussi, aussi chatoyant et changeant au fur et à mesure du déplacement du soleil et des ombres que peut l'être une soie qu'on déploie, et ces deux tours massives qui se dressent opaques contre le  ciel ?
Mais sans doute est-ce cette ambiguïté qui depuis six siècles a fait la fortune de Tamerlan en Europe : le vainqueur du turc Bajazet, le correspondant de Charles VI échangeant des ambassadeurs avec les plus grandes cours européennes, ces Tamerlan, Tamburlaine, Tamerlano devenus héros de théâtre, personnages d'opéra qui de Marlowe à Haendel ou Vivaldi, firent battre le cœur des spectateurs et y prolongèrent le mythe du Boiteux.
Shahrisabz. Y marcher encore, tourner le dos au palais.
Car il y a aussi ces coupoles, ces mosquées, ces mausolées.
Tous ne sont pas contemporains de Tamerlan : la mosquée Kok Gumbaz a été élevée à partir de 1435 par son petit-fils Ulugh Beg.
La mosquée Kok Gumbaz, ce qui signifie mosquée "à la coupole bleue". C'est aussi la mosquée du vendredi.
La cour de la mosquée Kok Gumbaz est bordée de ces arcades massives passées à la chaux, très proches de celles de la mosquée du vendredi à Boukhara.
Plus loin, le mausolée de Dorus Saodat est un ensemble monumental bâti en même temps que l'Ak-Saray et destiné à accueillir les tombeaux des membres de la famille de Timour. Le père de Tamerlan y fut enseveli, puis son fils, Djahangir, tandis que la crypte devait recevoir le corps de Tamerlan. L'ensemble comporte, outre les tombes et crypte, une mosquée, un vaste hall ouvert pour accueillir les pèlerins, une partie d'habitation pour le clergé.

Ruy Gonzalez de Clavijo décrit le mausolée qui aurait dû être celui de Tamerlan, avant qu'il ne fasse bâtir le Gour Emir à Samarcande :
On trouve [à Kech] de grandes constructions et des mosquées ; l'une d'elle, particulièrement vaste, est en cours de réalisation sur l'ordre de Timour Beg. Elle possède une chapelle qui abrite la dépouille de son père. Il y a une autre chapelle, plus importante, qui lui est destinée, mais elle n'est pas terminée.
Dans cette mosquée inachevée, le fils ainé de Timour Beg, qui s'appelait Djahangir, est inhumé.

On pense un instant à Ispahan, à la voûte spectaculaire de la mosquée du vendredi, si nue, si silencieuse. Mais Ispahan est une ville-monde quand Shahrisabz n'est qu'une bourgade reculée au fond d'un arrière-pays loin de tout. Ispahan fait rêver, Shahrisabz est un nom inconnu, quelques lignes dans les dernières pages de mon guide. Là-bas les palais sont entiers et vivants, la foule se presse dans les mosquées, les arbres sont hauts dans les parcs, l'ombre y est dense ; ici les palais ne sont que ruines, les mosquées sont désertes, les pelouses et les allées brûlent déjà sous le soleil d'avril — et pourtant. 
Pourtant Ispahan aussi ne fut que ruines, et de ses ruines, de ses dizaines de milliers de morts, quelques survivants furent trainés ici pour y élever ces mausolées à la gloire de celui qui les avait exterminés. 
Celui-là, son nom survit.

mercredi 17 mai 2017

Bazars

Ici, on discute de la manière de couper la viande, de la couper sur une petite table devant la boutique.
De réfrigération, point trop n'en faut, ça enlève le goût de la viande.
J'aime le jaune ici.
On emmène sa grand-mère.
On cherche, on teste, on marchande.
On vend les produits de son jardin à qui passe par là. Nous, personnellement, on cherche plutôt de l'argent (ce qui apparaît légèrement contre-intuitif en arrivant de France). A Tachkent, le grand bazar est le meilleur endroit, dit-on, pour acheter des soums (la monnaie ouzbèke) au cours le plus avantageux qu'offre le marché noir. Alors — à 7.700 soums pour un euro, ça nous fait 770.000 pour cent euros et, si la coupure la plus usitée est celle de 1000 soums, ça nous fait 7.700 billets à fourrer dans nos sacs. Sans en faire tomber une liasse au passage.
On admire les étals. On continue de calculer intérieurement. S'il faut 7.700 soums pour faire un euro, alors mes billets de 1000 soums représentent, à la louche, 12 centimes. Les landaus recyclés s'alignent sur la rue, du lait, des fruits, quelques oignons, des bonbons. Des chaussettes, des pinces à cheveux, des lunettes de soleil, des sous-vêtements.
De toute manière, on ne sait pas trop quoi acheter. Les billets de 1000 soums prennent tant de place dans mon sac que je ne saurais y ranger quoique ce soit de plus. Le seul moyen de faire de la place serait de dépenser cet argent. Evidemment. Mais ça va prendre du temps.
On achète des chaussettes.
ГУШТ, c'est la viande. Pas de jeunes filles en robe jaune à cette boucherie mais une femme qui fait griller des chachliks, son visage rougi par la chaleur.
Dans chaque sac, une variété différente de riz, la grande production du Khorezm. Riz d'Ourgench, riz de Noukous.
Elle passe, il passe. J'aime le bleu des parasols. J'aime le rouge du sac sur le vélo. J'aime le bleu du vélo. Et le noir des corps, le noir des ombres.
Khiva, ses murs de brique crue qui enferment la vieille ville.
Il y a beaucoup de bouchers à Khiva. A vrai dire, la viande est un élément essentiel de la nourriture ici. Avec le riz.
J'aime la toile blanche tendue derrière la viande pour mieux la mettre en valeur.
J'aime les balais de joncs.
Et les œufs, œufs de poule, œufs de caille, assortis aux murs, assortis au sol en éclats coquille d'œuf.
J'aime le rouge du manteau. J'aime le bleu A & C Aygen collection. J'aime les petits garçons qui vont par paire, bras dessus bras dessous.
Et les sacs en plastique aux marques soi-disant occidentales et prestigieuses qu'on achètera avec le pain pour faire comme si. Comme si on allait régulièrement faire ses courses à Hong-Kong, à Caracas, à Londres, à Tcheliabinsk, à Madère. 
On se demande à quoi serviront ces cuvettes vides. On trouve la réponse tout près.
On passe devant les poulets, on pense que la température n'a pas fini de monter, qu'il fera 30° cet après-midi et sans doute bien plus le mois prochain. On décide d'être végétarien sur les jours qui suivent. On oubliera sans doute dès ce soir.
Ou alors se nourrir de sucre.
Et de bonbons.
On achète des bonbons. On visite une pharmacie. On achète des fruits et une paire de chaussures. On est tenté par les petits pâtés fourrés à la viande qu'on cuit sur place mais on renonce une fois qu'on a vu comment on les faisait. On cherche une fermeture éclair, un réparateur. On plonge un doigt au passage dans les épices.
On observe les gens qui passent.
Les jeunes filles en ballerines avec des collants beige brillants.
Les types du marché noir qui attendent à côté de leurs sacs de billets de banque.
Les mamies qui téléphonent.
Les cyclistes.
Les costumes traditionnels, les robes fleuries, les bonnets carrés. D'autres cyclistes.
Le four à pain mobile.
Les élégantes.
Les marchandes trop pauvres pour avoir un étal et qui se posent par terre avec leurs trois sacs de pois.
Les clientes qui soutiennent le plus petit des petits commerces.
Les couleurs. Le jaune des pommes, le bleu du foulard, le rouge et le vert et le rose.


Et le couteau posé là, comme dans un tableau de Chardin, pour nous inviter à le prendre en main.