jeudi 30 juillet 2020

Oubliées dans le tiroir

C'est un tiroir dont nous avions oublié l'existence, un tiroir caché sous l'étagère d'une bibliothèque vitrée dont nul ne lit les livres fatigués qui y dorment. Au fond du tiroir, une carte postale de la Grande guerre qui a fait le bonheur de notre enfance, aux uns et aux autres : "n'écoutez pas les mauvais bruits", nous dit-elle. Une monsieur rubicond et heureux à droite, qui se bouche les oreilles. Un maigre vieillard acariâtre qui les écoute, lui, les mauvais bruits et dont les yeux roulent par l'effet d'une rondelle de carton fixée au revers, et qui entraine tour à tour dans la petite fenêtre tout à gauche l'apparition d'un soudard teuton en casque à pointe …
Dans le fond du tiroir, un tube d'acier brillant qui contient encore un peu d'aspirine. Un tube peut-être vieux d'un siècle — qui sait si l'aspirine est encore active ou si elle s'est lentement transformée en poison violent ?

Mais au moment où nous avons ouvert ce tiroir dont nous avions oublié l'existence, il y avait par dessus la carte postale et le tube d'aspirine, cachée par une pile de vieilleries, cette pochette de papier gris épais.

Bernard Rouget exerça à Casablanca dans les années 40. Au-delà des photos du Maroc dont il était tombé amoureux, Rouget (1914-1987) fut également un portraitiste reconnu, d'Albert Camus à Orson Wells ou Marcel Cerdan.
Trois photos à l'intérieur. J'imagine mon père les cacher dans le tiroir le jour où il les avait retrouvées, lui. Retrouvées ailleurs, quelque part dans la pièce. Il les regarde vite, vite, puis regarde autour de lui, réfléchit — où les cacher ? où ne les verrait-elle pas ? où ne les retrouverait-elle pas — ma grand-mère, la grande destructrice de la mémoire de ce qui n'était pas elle ?

Il ouvre le tiroir, glisse la pochette, referme le tiroir puis la porte vitrée de cette bibliothèque que personne n'ouvre et où ne sont rangés que des volumes dépareillés que personne ne lit.

Ensuite, il oublie.
Trois photos posées, des photos de studio, soigneusement éclairées avec ces contrastes de lumières et d'ombres qui signent une époque, des photos un peu trop visiblement retouchées qui font les visages lisses et sans âge.
Trois photos.

Deux de ces images sont datées — sur l'une, 25 octobre 1942, "à mon petit Bernard, pour l'anniversaire de ses sept ans" et une signature que je ne lis pas — pas Papa, par exemple, mais ce qui doit être un diminutif de Georges. Sur l'autre, Casablanca, mars 1945 et la signature du photographe, Rouget. Rien sur la dernière, le portrait de famille avec chien.