Deux petits garçons. L'un goguenard, l'autre effrayé.
Au dos, quelques lignes, juste de quoi assurer une identité, retracer une vie : Emile Rigault, dix ans, Fernand Rigault, deux ans. Mais d'abord, le nom de leur père, Armand, entrepreneur de bals à Cerisiers.
Je trouve cette petite photo carte dans la caisse verte d'un bouquiniste
parisien, à deux pas du Pont-Neuf mais Cerisiers, je connais bien.
Au vu des photos anciennes, le village est inchangé.
La grande rue de Cerisiers il y a plus d'un siècle, un jour de grisaille © Delcampe
Autrefois, on donnait des bals à Cerisiers, peut-être à l'hôtel de la Paix — celui qui a disparu et dont ne reste que le nom peint en haut de la façade d'une maison à l'abandon. Ou à celui du Cheval blanc — qui existe bel et bien. Et dans tous les villages aux alentours.
L'ainé des deux garçons, Émile, est né un vendredi 13 novembre. C'était en 1885, un an après le mariage de ses parents, Blanche Élise Gommery et Armand Rigault, l'entrepreneur de bals publics. Armand est jeune, un homme qui n'a pas trente ans encore, né dans un hameau en lisière de la forêt d'Othe où son père tuilier. Plutôt grand, une "fossette" au menton, il a été dispensé de service militaire car son frère est mort en service. Armand fait danser dans les villages — je l'imagine joyeux et matois, pas bien riche mais roublard, un peu à part dans la société villageoise — un homme sans terre ni bétail, vivant d'un commerce sans stock ni boutique, l'ami des jeunes qu'il fait valser mais le souci des parents qui craignent la débauche. Lors de la naissance de ses enfants, il apparait sur le registre d'état civil comme "musicien et sabotier", activité qu'on lui retrouvera jusqu'à la fin de sa vie. Blanche, sa femme, est un peu plus jeune. Née à Auxerre, elle n'a que 20 ans lors de son mariage. Ses parents sont décédés, tous deux dans le troisième arrondissement de Paris où son père était employé et où l'on peut imaginer qu'elle vivait aussi. L'orpheline vit à Cerisiers avec sa grand-mère âgée de quatre-vingt-un ans et qui consent au mariage de sa petite-fille mineure. Blanche tient un petit commerce de fruits — Cerisiers au pied de la forêt d'Othe est la patrie du pommier à cidre, malgré son nom.
Le petit frère, Fernand, est né huit ans plus tard, en 1893 à Cerisiers où ils passeront toute leur enfance. Ont-ils été jusqu'à Joigny pour se faire photographier ou le photographe, qui était aussi électricien, est-il venu à Cerisiers ?
Plus tard, Émile sera apprenti coiffeur — avec son père —et ensuite facteur puis receveur des Postes. En 1906, il n'apparait plus sur les listes du recensement, parti peut-être tenter sa chance à la capitale ? Non, sans doute plus simplement engagé volontaire, il a fait son service militaire à Troyes jusqu'en 1907. Un temps par la suite Émile vivra à Paris, rue Saint-Martin, un temps seulement — trois ans ? quatre ? — puis à nouveau dans l'Yonne, facteur à Sormery à partir de 1911. C'est à nouveau un village au pied de la forêt d'Othe, niché dans un creux en bas d'une route abrupte. Sur son livret militaire, il est indiqué qu'Émile a un niveau d'instruction primaire — il a sans doute quitté l'école dès la fin de la scolarité obligatoire. Il mesure 1,66 m, pile la taille moyenne des Français de son temps.
Puis il sera mobilisé en 1914.
Reprenons cette photo. Un garçon malicieux à qui le photographe a dû demander de rester sérieux le temps de la pose. Le petit frère en robe comme il était d'usage alors pour les très petits enfants, petit frère effrayé, qui vient sans doute de pleurer et qui tient ce qui me semble être un marteau. Des enfants qui grandissent dans l'univers du bal.
Il y eut sans doute chaque année, à Cerisiers comme ailleurs, une fête patronale — peut-être pour la Saint Jean à qui l'église du village est dédiée. Et d'autres fêtes comme celle qui marque ce concours agricole en 1910 — Armand est peut-être encore là pour organiser le bal qui clôturera la journée.
Mais ces fêtes ont perdu au cours du XIXe siècle de leur importance alors que se développaient les pratiques liées aux forains (manèges, baraques de tir, comme nous le pouvons le deviner sur cette dernière image). Armand Rigault, organisateur de bals publics, appartient sans doute à ce dernier groupe : il ne peut se contenter d'organiser des bals à Cerisiers mais va certainement travailler sur un territoire étendu. Dans les campagnes en effet, à l'imitation de la ville, les
jeunes privilégient désormais des bals et des danses d'un modèle différent. Dans les premières décennies du xixe
siècle, la danse conservait un caractère
collectif lié notamment aux travaux
agricoles importants :
elle rassemblait tous les habitants, sans distinction d’âge, dans des rondes et autres danses traditionnelles. Au fur et à mesure du siècle, celles-ci sont remplacées par des danses à figure,
fragmentant la chaîne des danseurs en cellules plus restreintes (pas plus de six partenaires) puis vont se répandre, au-delà de la "bonne société", les danses par couples,
venues de l’étranger (valse, polka, mazurka, scottish). Ce sont des danses
« ventre-à-ventre » qui font horreur aux curés mais qui deviennent le
principal loisir de la jeunesse. On voit alors les bals à
la campagne se multiplier sous la pression des jeunes. Ceux-ci commencent
par délaisser les bals champêtres en plein jour – sur la place du
village, en présence de tout le village – pour préférer le bal à
l’auberge, au bistro ou dans une grange, qui se termine fort tard la nuit. Il suffit d'un musicien qu'on rémunère, pour lancer le bal. Dans beaucoup de communautés villageoises, l’apprentissage de la musique sera développé par les fanfares
et orphéons, ou par la diffusion de l’accordéon ce qui multiplie les possibilités de trouver des musiciens. Et Armand Rigault, l'entrepreneur de bals publics, témoigne de l’apparition de ces
premiers balistes : des forains qui ont su répondre au développement d'un nouveau marché. En plus des bals donnés lors des fêtes locales, ou à l'occasion de mariages par exemple, les jeunes pourront ainsi danser régulièrement en fin de semaine [1].
Mais Armand est aussi un entrepreneur de bals "publics" : ce terme n'est pas anodin et relie Armand au développement des bals comme pratique républicaine à partir des années 1880 quand le 14 juillet devient le jour de la fête nationale. Le gouvernement veut faire de cette journée un outil destiné à obtenir l’adhésion populaire au régime républicain, particulièrement des ruraux : il intègre la fête à sa politique de renforcement du pouvoir des communes. Les préfets exercent un contrôle attentif (incitations à créer la fête, subsides). On reprend alors le même rituel que sous le Second empire (la fête nationale se tenait le jour de la saint Napoléon) mais sans le Te Deum puisque l’Eglise et le nouveau régime s’opposent. Fortement ritualisé, le “bal du 14-juillet” va devenir le temps fort de l’ensemble de la fête nationale. Ce succès fait que rapidement (avant la première guerre mondiale), ce type de bal devient la norme de tous les bals public.
Le bal a pour principale fonction de sanctifier l’espace central et mythique de la commune. Il se déroule donc sur la place symboliquement la plus importante, même s’il existe un autre lieu plus commode. En général, c’est la place de la mairie, souvent construite à la même époque. Le bal est souvent précédé d’une retraite aux flambeaux qui processionne à travers l’espace communautaire. Presque partout, on tire avant le feu d’artifice; bien sûr le seul ou le plus important de l’année.
Cette place est organisée de façon à représenter toute la communauté: son territoire et sa population, aussi le public est socialement et démographiquement très varié. Une majorité ne danse d’ailleurs pas: il s’agit de recréer le groupe par sa mise en spectacle [2].
De toute manière, de deux choses l'une, soit l'activité d'entrepreneur de bals ne permettait pas de vivre de cette seule activité et il en fallait une autre pour compléter, soit Armand a fini par faire faillite et changer de métier mais, sur le registre de recensement de 1901 de Cerisiers, il figure désormais comme coiffeur au numéro 25 cette fois de la Grande rue, perruquier même en 1906… et sabotier en 1911. Après la guerre, en 1921, il figure comme musicien, employé d'un certain Daquin à Theil sur Vanne — retour aux bals peut-être.
Et le petit Fernand ? A vingt ans, lors de son incorporation, Fernand est télégraphiste aux chemins de fer au Pré-Saint-Gervais près de Pantin. Il est plus instruit qu'Émile puisqu'il a obtenu son Brevet d'enseignement primaire alors qu'il n'est pas sûr qu'Émile ait même son Certificat d'études — mais il mesure un centimètre de moins. Pendant la guerre, il sera sapeur-télégraphiste, chargé d'installer les lignes de communications entre les tranchées et l'arrière, et il sera gazé début 1918 ce qui lui vaudra de nombreux soucis de santé par la suite et une invalidité de 30 %.
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[1] Toute cette partie est tirée de FARCY, Jean-Claude. Jeunesse rurale et société nationale : le cas de la France au xixe siècle In : Les campagnes dans les sociétés européennes [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2005. Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/20265>. ISBN : 9782753532038. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.20265.
[2] Dominique Crozat. Histoire et géographie du bal en France : Une évolution qui accompagne celle des structures socio-politiques.
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