lundi 28 décembre 2020

Un immeuble, en mémoire des enfants

Cette photo a appartenu à une camarade de classe d'une jeune fille nommée Rachel et qui vivait au 58 rue Crozatier. Il s'agit sans doute de Rachel Strawczynski, née à Paris le 7 août 1927 et déportée par le convoi 47, le 11 février 1943. Il semble qu'il ne reste aucune autre trace de Rachel.
Un immeuble, 58 rue Crozatier. 

Un immeuble que je vois chaque jour sans lui prêter attention, un immeuble parisien banal de la fin du XIXe siècle, ravalé de frais il y a une dizaine d'années. Murs enduits d'un blanc cassé qui dore dans la lumière du soleil d'après-midi, longs balcons au 2ème et au 5ème étages, persiennes blanches.

Un immeuble.
Une large façade sur la rue Crozatier, puis un long bâtiment étiré le long du passage Driancourt. Un jour de l'année dernière, comme je reviens de la boulangerie ma baguette de pain à la main, je découvre les affichettes sur le mur. Ces affiches, j'en avais déjà vues quelques unes ailleurs dans le quartier — juste un nom sur un immeuble, rue de Citeaux, un nom avenue Daumesnil. Des affichettes "à la mémoire de", bordées de noir, comme on voit en Italie pour annoncer les enterrements.

« Passant, souviens-toi de leur nom »
Là, je m'arrête et je compte. Quarante-cinq noms d'enfants. Sur un immeuble en face de chez moi. Rue Crozatier.

L’idée du collage d'affichettes commémoratives est née du documentaire les Enfants du 209 rue Saint-Maur, de Ruth Zylberman, qui retrace le parcours des enfants raflés à cette adresse. On voit le film, on lit le livre qui lui fait suite et on se pose la question : que s'est-il passé dans mon propre immeuble, dans ma propre rue ? Qui sait ?
Des membres de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) ont utilisé la carte interactive créée à partir des recherches de Serge Klarsfeld pour recenser les adresses des immeubles où plus de 6 000 enfants ont été raflés entre 1942 et 1944 Ils ont ensuite collé sur ces murs, à leurs anciennes adresses, les noms, prénoms et âges des enfants déportés.
J'étudie la carte, et je découvre que cet immeuble si familier, au 58 rue Crozatier dans le XIIe, fut le lieu du plus grand nombre d'arrestations d'enfants à Paris puisque 45 enfants y ont été raflés dont le plus jeune n’avait pas un an.

Un immeuble.

Jusqu'ici, c'était une autre histoire que j'associais à cet immeuble. Il y a des années de ça, vingt-cinq ans peut-être, il y avait eu une descente de police dans cet immeuble alors noir et visiblement insalubre — sans doute ce qu'il était en 1942. Mais ceux qu'on a pourchassés ce jour d'avril 1996 étaient des immigrés chinois employés dans des ateliers clandestins. Lors d'une opération «coup de poing », la police avait fouillé ce vieil immeuble du 58 de la rue Crozatier où 20 ateliers de confection dont 14 en activités et 5 en attente de matière première avaient été investis par la police. Trente-deux personnes, toutes originaires du Zhejiang au sud de Shanghai, avaient été interpellées et 51 machines à coudre saisies. Je me souviens des ballots et des cartons amassés sur le trottoir, au matin. L'activité de ces ateliers répartis sur les six étages était très discrète. Rien ne pouvait laisser penser qu'on y travaillait «dans des conditions dignes du Moyen-Age», nous raconte Libération du 17 avril 1996. Des adolescents de 12 à 16 ans, garçons et filles, étaient au travail ce jour-là. Les ateliers tournaient à partir du début d'après-midi, après le passage des fournisseurs, et l'activité se poursuivait jusqu'à six heures du matin. Les donneurs d'ordre passaient au petit matin récupérer la marchandise. 
Par la suite, l'immeuble qui était encore déclaré insalubre en 2005, je crois, est resté vide des années avant d'être racheté par un promoteur qui en a expulsé les derniers locataires — sauf un dont l'unique pièce éclairée a longtemps tranché sur la façade aveugle. Puis l'immeuble (et son dernier locataire) a été ravalé, mis aux normes, transformé de fond en comble et mis en vente. Là, il y a eu un problème administratif, je ne sais lequel, mais ces beaux appartements neufs n'ont pas pu être vendus tout de suite et, encore une fois, il n'y a eu pendant des années que l'unique fenêtre éclairée qui tranchait désormais sur une façade claire. Aujourd'hui, tout ceci est du passé, tout l'immeuble est habité.

Mais c'est un passé qui en cache un autre.
Sur cette vue aérienne de la rue Crozatier prise en mai 1950, une rue bordée de marronniers, notre immeuble se trouve tout à fait à gauche avec une toiture de zinc blanchie : un long bâtiment qui remonte le long d'un étroit passage, comme un grand 1 à l'envers. C'est un immeuble qui compte aujourd'hui une cinquantaine de logements donc sans doute davantage à l'époque, avant qu'on ne rassemble les petits appartements d'une ou deux pièces. Nous sommes dans le quartier ouvrier du Faubourg Saint-Antoine, là où de nombreux ouvriers du meuble travaillaient "en chambre".   
Sur  cette vue du début du XXe siècle, nous voyons comment l'immeuble, passée la façade sur la rue, s'allonge sur l'étroit passage Driancourt. A l'époque, une ligne de tramway abandonnée dans les années 1920 suivait la rue Crozatier. Le passage n'a presque pas changé, seul l'immeuble tout au fond a été abattu comme, plus récemment, les petits bâtiments à gauche.

Un immeuble.

Pendant la Seconde guerre mondiale, deux événements majeurs ont touché cet immeuble, celui-là en particulier dans cette rue en particulier du quartier des Quinze-Vingts - Faubourg Saint Antoine du XIIe arrondissement. 

Le premier de ces événements intervient le 23 mai 1941 quand la police parisienne perquisitionna le 58 rue Crozatier. Au cours du mois de mai 1941, la 3e section des Renseignements généraux effectua quatre cents enquêtes au sujet de Juifs considérés comme suspects, menant à cinq cents arrestations dans sept arrondissements de Paris, là où des tracts et papillons en français et en yiddish, édités par le Parti communiste, avaient été distribués et collés. Les domiciles de certains de ceux qui avaient été arrêtés furent perquisitionnés. Or notre immeuble était alors deux à trois fois par mois le lieu de réunions de militants juifs de la M.O.I. 

La police investit ainsi les domiciles d’une vingtaine de locataires juifs de l’immeuble et arrêta quatre locataires Josef Fridman et Jankiel Minsky, porteurs de tickets de cotisation du Parti communiste clandestin, ainsi qu’Abraham Trzebrucki et Léon Jolles, qui livraient de la marchandise dont ils ne pouvaient expliquer la provenance — en vertu des lois anti-juives en application alors dans la France occupée, aucun d'eux ne pouvait plus travailler. Le 27 août, onze hommes, dont Abraham Trzebrucki qualifié de « sujet russe », comparurent devant la cour spéciale de justice instituée par le gouvernement de Vichy deux semaines plus tôt alors que les Allemands voulaient des exemples dans la lutte contre la résistance. L’avocat général demanda et obtint la peine capitale pour « détention et [...] distribution de tracts communistes et [...] émission de timbres de souscription de 10, 20, 50 et même 500 francs en faveur de l’ex-Parti communiste, [...] dissimulation d’identité et [...] organisation de réunions clandestines [au] domicile ». Le lendemain, Abraham Trzebrucki fut guillotiné dans la cour de la prison de la Santé. 

Quant au tailleur Jankiel Minsky, né en 1906 à Minsk, il fut  fusillé comme otage le 21 février 1942 au Mont-Valérien. Arrêté le 23 mai, il est emprisonné d'abord à la caserne des Tourelles dans le XXe. Il est décrit comme un : « Ex-membre du Parti communiste polonais et de la sous-section juive du Parti communiste. Propagandiste communiste très actif, suspect du point de vue politique. Individu très dangereux pour l’ordre public ». Transféré au camp de Drancy en août 1941, il est désigné comme otage après la mort d'une sentinelle allemande à Tours quand les Allemands décidèrent de fusiller ou de déporter cinquante otages en représailles.

Un immeuble.

Le second événement s'était produit un an plus tard et correspond à notre point de départ : l'arrestation et la déportation des enfants juifs qui y vivaient. Cet immeuble de la rue Crozatier était habité en effet par de nombreux Juifs, majoritairement arrivés d'Allemagne ou d'Europe de l'Est dans les années de l'entre-deux-guerres et surtout à la fin des années 30. Des réfugiés ne parlant pas tous français et installés dans un immeuble de pauvres au sein d'un quartier ouvrier. Ces Juifs étrangers furent ciblés par la rafle du Vél' d'Hiv le 16 juillet 1942 et, au 58 rue Crozatier, il y aura 110 arrestations. Ils furent tous déportés à Auschwitz et aucun ne reviendra.  

 
Ici, la rafle s'est déroulée dans une grande violence, provoquant même le suicide d'une personne. 110 personnes, 45 enfants.

Un bébé, parmi tous ces enfants.

Michel Zeliki est né le 28 novembre 1941 à Paris. Arrêté au 58 rue Crozatier avec sa mère, Chana, il a été déporté avec elle à Auschwitz le 11 février 1943, par le convoi 47.

  Un autre bébé.

Jacques Lempel est né le 14 juin 1941 à Paris. Il vivait 58 rue Crozatier. Il a été déporté à Sobibor avec sa mère par le convoi 53, le 25 mars 1943.

  Un frère et sa sœur.
Denise et Maxime Maguide sont nés à Paris où ils ont vécu au 58 rue Crozatier jusqu'à leur déportation à Auschwitz, par le convoi 23, le 24 août 1942. Denise avait 8 ans, et Maxime, 3. Leur frère Simon, 14 ans, avait été déporté plus tôt, par le convoi 13. 

Maxime et Denise en 1940
Denise au printemps 1942, alors qu'elle était scolarisée à l'école de filles du 21 rue de Reuilly (aujourd'hui collège J. B. Œben). Son père, boucher, était originaire de Wilno (Vilnius) en Lituanie .

  Deux frères.

Albert et Maurice Dubensky sont nés dans le XIIe arrondissement de Paris, le 11 février 1933 et le 22  avril 1931. Ils vivaient au 58 rue Crozatier d'où ils ont été déportés à Auschwitz le 3 février 1944, par le convoi 67. Leur mère, Macha, était née à Odessa, leur père, Mordkai, à Astara en Russie.

  Un tout petit garçon.

Henri Selevici est né à Paris dans le XIIe le 23 août 1938. Il a été arrêté avec sa mère lors de la rafle du Vél' d'Hiv. Sa mère a été déportée la première par le convoi 16, le 7 août 1942. Il a été déporté à son tour par le convoi 26 le 31 août 1942. Où a-t-il vécu son court mois d'août 42, et avec qui, cet enfant de 4 ans ?

  Une toute petite fille.

Paulette Kerner est née 3 jours après Henri, le 26 août 1938, à Paris également où elle a vécu sa courte vie au 58 rue Crozatier. Elle a été déportée par le convoi 38 le 28 septembre 1942, accompagnée, elle, de sa mère, Malka.

Une autre petite fille, plus âgée.

Fajga Kuperberg, 13 ans

Sa sœur Esther, 9 ans

Leur petit frère et leur mère.

Henri Kuperberg, 1 an, avec sa mère.

Des poupons, à la maternité de l'hôpital Rotschild.

Tous ces enfants nés dans le XIIe arrondissement de Paris ont vu le jour à l'hôpital Rotschild, ils sont photographiés avec leurs mères à la pouponnière en décembre 1941. L'hôpital était devenu un camp d'internement (un bâtiment va constituer le "camp Picpus" et une autre le "camp Lamblardie"), puis les mères et leurs enfants seront déportés par Aloïs Brunner entre juillet et novembre 1943. À l’orphelinat Rothschild voisin, 25 enfants ont été déportés.
Au centre au premier rang: Anna Davidovici, née le 7 décembre 1941 à l'hôpital, sur les genoux de sa mère, Liba, 26 ans, née à Varsovie, habitantes du 58 rue Crozatier.

Trois jeunes filles qui profitent du printemps.  

Les jeunes de l'immeuble y fréquentaient la tsugubshul, un patronage laïque qui y fonctionnait avec d'autres organisations de jeunesse liées à la sous-section juive de l'organisation MOI (Main-d'œuvre immigrée) du parti communiste français.

La "bande de Jacques" en mai 1942 au bois de Vincennes. Jacques ? Qui était Jacques ? 
La jeune fille en maillot de bain à gauche est Sarah Kerszenfeld, et la seconde à partir de la droite est sa sœur Rachel. Toutes deux étaient nées à Francfort. Rachel avait 16 ans et Sarah 14 quand elles ont été déportées par le convoi 15, le 5 août 1942. Leur sœur cadette Charlotte et leurs frères Siegfried et Henri partirent par le convoi 22.

Et l'une de leurs amies, en canot, peut-être sur la Marne à Saint-Maur aisément accessible alors par la ligne de Vincennes qui partait de la gare de la Bastille.

Laja (Simone) Frydman est née en Pologne le 10 mai 1927. Elle vivait au 58 rue Crozatier, elle a été déportée dans le même convoi que ses amies Sarah et Rachel Kerszenfeld.

Des mois ont passé, un an, un an et demi peut-être. Des affichettes bordées de noir collées sur la façade de l'immeuble, il ne reste rien, la pluie, le soleil en sont venus à bout.
Passant, souviens-toi de leurs noms.

1 commentaire:

  1. Les rafles concernant le 58 Rue Crozatier ne se sont pas arrêtées en 42. Ainsi, le 9 janvier 43, plus de 40Juifs, habitants de cet immeuble, furent envoyés à Drancy. Leurs noms : LEMPEL, LEWINGER, MULLER, GOLDSZTAJN, MYSZINSKI, KUPERBERG, ZELICKI, KANTOROW, JAKUBOWIEZ, RACHMILOWITCH, MIKANOWSKA, DUBENSKY, LOKIEC, AJZNER, FRISCH, KAPLAN, WOLBERG, FRIDMAN, STRAWCZYNSKA, KLEIN, DAVIDOVICI.

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