mercredi 27 juillet 2016

Le regard des statues

Lors de la Contre-réforme au XVIe siècle, en Champagne, ce fut la mode de placer des statues dans les églises — de très nombreuses statues, très réalistes, polychromes, des statues vivantes en un mot. A Troyes, site de l’une des plus importantes foires d’Europe, chacun des nombreuses églises que possédaient les métiers et confréries possède ses personnages de pierre, les uns penchés à la tribune, les autres assis à la base d’une voûte ou tendus, attentifs, au-dessus d’un jubé.

La plupart de ces sculpteurs sont restés inconnus, ils n’ont pas toujours signé leurs œuvres et les contrats qui les liaient aux commanditaires ont disparu. Ne restent que les statues, silencieuses, attentives.  A Chaource, non loin de Troyes, l’église est décorée de plus d’une centaine de statues et d’une œuvre exceptionnelle : le maître de Chaource a ici laissé son nom à l’une des plus belles Mises au tombeau d’Europe.
Il faut descendre cinq marches : le lieu n’est ni à proprement parler une crypte, ni une chapelle latérale, ni tout à fait un tombeau — mais c’est ce qu’il figure. On descend ces quelques marches dans la pénombre — presque l’obscurité.

Oui, on descend dans l’obscurité et là, avant de voir le groupe de la Mise au tombeau, on s’effraie de passer entre les gardes qui se tiennent de part et d’autre de la porte.
Les gardes. Plus grands que nature, leurs yeux sont plein d’effroi. Depuis 1515, ils regardent ce qu’ils ne parviennent pas à croire, avant de s’endormir et d’être ailleurs lors de la résurrection. Depuis 1515, ils se tiennent là dans leurs costume renaissance, la lance à la main.
Ensuite, vos yeux se sont faits à la pénombre et vous avancez. Il y a Nicodème, la Vierge Marie, Jean, Marie Salomé et Marie de Magdala avec le vase de parfum, Marie de Clopas et Joseph d’Arimathie aux pieds du Christ, Joseph et ce corps de pierre blanche, lisse d’avoir été caressé pendant des siècles.
Tous ces personnages sont à peine plus grands que vous, juste assez pour vous maintenir dans l’humilité de votre position tout en étant indiciblement humains. Et ces mains de pierre, patientes, attentives, retenues un instant avant de refermer le linceul. Et des yeux de pierre, de vrais yeux qui regardent sans qu’on croise leur regard car ils voient ce que nul n’a vu et, dans leur étonnement d’avoir vu, ils se tournent vers leurs propres pensées.

Voilà, dans l’ombre, vous rencontrez la pensée, elle vous attend depuis 1515 et vous êtes tout petit devant elle.

Une première version de ce texte avait paru, avec des images couleur, en novembre 2014 sur Poemas del Riowang.

dimanche 24 juillet 2016

A table

Sergey Maximishin. Tbilissi, Géorgie. 2013
La Géorgie telle que je l'aime… Crasseuse, bruyante, joyeuse, peu soucieuse de décorum…

vendredi 22 juillet 2016

Oubliée, la parole

Я слово позабыл, что я хотел сказать.
Слепая ласточка в чертог тене́й вернётся,
На крыльях срезанных, с прозрачными играть.
В безпамятстве ночная песнь поётся.

Не слышно птиц. Безсмертник не цветёт.
Прозрачны гривы табуна ночного.
В сухой реке пустой челнок плывёт.
Среди кузнечиков безпамятствует слово.

И медленно растёт, как бы шатёр иль храм,
То вдруг прикинется безумной Антигоной,
То мёртвой ласточкой бросается к ногам,
С стигийской нежностью и веткою зелёной.

О, если бы вернуть и зрячих пальцев стыд,
И выпуклую радость узнаванья.
Я так боюсь рыданья аонид,
Тумана, звона и зиянья!

А смертным власть дана любить и узнавать,
Для них и звук в персты прольётся,
Но я забыл, что я хочу сказать, —
И мысль безплотная в чертог тене́й вернётся.

Всё не о том прозрачная твердит,
Всё ласточка, подружка, Антигона…
И на губах, как чёрный лед, горит
Стигийского воспоминанье звона. 

Oubliée, la parole, celle que je voulais dire.
L'hirondelle aveugle dans la demeure d'ombre s'en retourne,
Sur ses ailes déchirées, jouer avec les transparents. 
Dans les limbes sans mémoire s'élève, nocturne, un chant.

Silence des oiseaux. Pas d'immortelle en fleur.
Crinières transparentes du troupeau ténébreux.
Sur la rivière sèche nage, vide, une barque.
Au milieu des sauterelles la parole se tait, évanouie.

Et lentement grandit, comme ferait tente ou temple
soudain passe en trombe, comme démente, Antigone,
Ou retombe, hirondelle inerte, à terre,
Tendre et stygienne, avec une branche verte.

Oh, recouvrer la honte des doigts clairvoyants
Et la joie de connaître la voussure du réel.
Si grande, ma peur du sanglot des Aonides, 
Et du brouillard, des cloches, de la rupture.

Or aux mortels pouvoir fut donné d'aimer, de connaître,
Et le son se répand sur leurs doigts, les traverse,
Moi, la parole à dire, je l'ai oubliée
Et l'idée, incorporelle, dans la mesure d'ombre s'en retourne.

Elle affirme, la transparente, tout autre chose,
L'hirondelle, toujours, la compagne, Antigone,
Mais sur les lèvres brûle, glace noire,
Le souvenir du glas stygien.
  Ossip Mandelstam, Tristia, 1920 (traduction de Jean-Claude Schneider)



mardi 19 juillet 2016

Je me suis lavé, de nuit, dans la cour

Eli Lotar, Abattoirs de la Villette, 1929

Умывался ночью на дворе.
Твердь сияла грубыми звезда́ми.
Звёздный луч — как соль на топоре.
Стынет бочка с полными краями.

На замо́к закрыты ворота́,
И земля по совести сурова.
Чище правды свежего холста
Вряд ли где отыщется основа.

Тает в бочке, словно соль, звезда,
И вода студёная чернее.
Чище смерть, соло́нее беда,
И земля правдивей и страшнее.

Je me suis lavé, de nuit, dans la cour,
Le ciel brillait d'étoiles grossières.
Leur lueur est comme du sel sur la hache,
Le tonneau, plein jusqu'au bord, refroidit.

Le verrou est tiré sur le portail
Et la terre, en conscience, est rude.
De trame plus pure que la vérité
De cette toile fraîche, on n'en trouvera pas.

Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel
Et l'eau glacée se fait plus noire,
Plus pure la mort, plus salé le malheur,
Et la terre plus vraie et redoutable.


Ossip Mandelstam, 1921(traduction de Philippe Jaccottet)

jeudi 14 juillet 2016

14 juillet


Un village soigneusement fermé : jour férié, jour férié. Les drapeaux en berne à la mairie : jour férié, jour férié. Tout dort ici.
 Les murs se serrent entre leurs fers, il ne s'agit pas de céder à une quelconque pression : jour férié, jour férié. J'aime la pierre blanche, j'aime le S enroulé des fers.
Le bois coupé respire derrière son cadenas : jour férié, jour férié. Le cadenas ne garde rien, le grillage s'arrête trois mètres plus loin, le terrain est ouvert à tous les vents. J'aime le paysage au bout de ce chemin.
Ne rien attendre aujourd'hui, plus de courrier, plus rien — juste quelques pétards qui explosent au loin : jour férié, jour férié. Jamais je n'avais vu cette boîte aux lettres ouverte comme un coquillage vert.
 Seules les hirondelles courent sur les blés : jour férié, jour férié. Elles volent bas, l'orage est proche.

samedi 9 juillet 2016

Bleu, nuages

Animula vagula blandula,
Hospes comesque corporis,
Quae nunc abibis in loca
Pallidula, rigida, nudula,
Nec, ut soles, dabis iocos. 
 
Petite âme, errante, caressante,
Hôtesse et compagne du corps,
Qui maintenant disparais dans des lieux,
Livides, dénudés, figés,
Tu ne pourras plus, selon ton habitude,
T'abandonner à tes jeux. 

P. Aelius Hadrianus, Imp.