jeudi 25 décembre 2014

On expose un corps

Costică Acsinte (1897 - 1984), photographe à Slobozia (Roumanie) de 1930 aux années 1960. Dans son studio, le "Foto Splendid Acsinte", il photographiait les habitants de la région avec une chambre grand format utilisant des négatifs sur plaques de verre (conservés aujourd'hui au musée d’Ialomița).
Je suis peut-être enfoui au sein des montagnes
solitaire comme une veine de métal pur;
je suis perdu dans un abîme illimité,
dans une nuit profonde et sans horizon.
Tout vient à moi, m'enserre et se fait pierre.

Je ne sais pas encore souffrir comme il faudrait,
et cette grande nuit me fait peur;
mais si c'est là ta nuit, qu'elle me soit pesante,
qu'elle m'écrase,
que toute ta main soit sur moi,
et que je me perde en toi dans un cri.

Toi, mont, seul immuable dans le chaos des montagnes,
pente sans refuge, sommet sans nom,
neige éternelle qui fait pâlir les étoiles,
toi qui portes à tes flancs de grandes vallées
où l'âme de la terre s'exhale en odeurs de fleurs.

Me suis-je enfin perdu en toi,
uni au basalte comme un métal inconnu?
Plein de vénération, je me confonds à ta roche,
et partout je me heurte à ta dureté.

Ou bien est-ce l'angoisse qui m'étreint,
l'angoisse profonde des trop grandes villes,
où tu m'as enfoncé jusqu'au cou?

Ah, si seulement un homme pouvait dire
toute leur insanité et toute leur horreur,
aussitôt tu te lèverais, première tempête de monde,
et les chasserais devant toi comme de la poussière…

Mais si tu veux que ce soit moi qui parle,
je ne le pourrai pas, car je ne comprends rien;
et ma bouche, comme une blessure,
ne demande qu'à se fermer,
et mes mains sont collées à mes côtés comme des chiens
qui restent sourds à tout appel.

Et pourtant, une fois, tu me feras parler.

Que je sois le veilleur de tous tes horizons
Permets à mon regard plus hardi et plus vaste
d'embrasser soudain l'étendue des mers.
Fais que je suive la marche des fleuves
afin qu'au delà des rumeurs de leurs rives
j'entende monter la voix silencieuse de la nuit.

Conduis-moi dans tes plaines battues de tous les vents
où d'âpres monastères ensevelissent entre leurs murs,
comme dans un linceul, des vies qui n'ont pas vécu…

[…]
R. M. Rilke, Le Livre de la Pauvreté et de la mort (1902),
traduction d'Arthur Adamov (1940)

Vielleicht, daß ich durch schwere Berge gehe
in harten Adern, wie ein Erz allein;
und bin so tief, daß ich kein Ende sehe
und keine Ferne: alles wurde Nähe
und alle Nähe wurde Stein.

Ich bin ja noch kein Wissender im Wehe, -
so macht mich dieses große Dunkel klein;
bist Du es aber: mach dich schwer, brich ein:
daß deine ganze Hand an mir geschehe
und ich an dir mit meinem ganzen Schrein.


Du Berg, der blieb da die Gebirge kamen, -
Hang ohne Hütten, Gipfel ohne Namen,
ewiger Schnee, in dem die Sterne lahmen,
und Träger jener Tale der Cyclamen,
aus denen aller Duft der Erde geht;
du, aller Berge Mund und Minaret
(von dem noch nie der Abendruf erschallte):


Geh ich in dir jetzt? Bin ich im Basalte
wie ein noch ungefundenes Metall?
Ehrfürchtig füll ich deine Felsenfalte,
und deine Härte fühl ich überall.

Oder ist das die Angst, in der ich bin?
die tiefe Angst der übergroßen Städte,
in die du mich gestellt hast bis ans Kinn?

O daß dir einer recht geredet hätte
von ihres Wesens Wahn und Abersinn.
Du stündest auf, du Sturm aus Anbeginn,
und triebest sie wie Hülsen vor dir hin...

Und willst du jetzt von mir: so rede recht, -
so bin ich nichtmehr Herr in meinem Munde,
der nichts als zugehn will wie eine Wunde;
und meine Hände halten sich wie Hunde
an meinen Seiten, jedem Ruf zu schlecht.


Du zwingst mich, Herr, zu einer fremden Stunde.


Mach mich zum Wächter deiner Weiten,
mach mich zum Horchenden am Stein,
gieb mir die Augen auszubreiten
auf deiner Meere Einsamsein;
laß mich der Flüsse Gang begleiten
aus dem Geschrei zu beiden Seiten
weit in den Klang der Nacht hinein.

Schick mich in deine leeren Länder,
durch die die weiten Winde gehn,
wo große Klöster wie Gewänder
um ungelebte Leben stehn.
Dort will ich mich zu Pilgern halten,
von ihren Stimmen und Gestalten
durch keinen Trug mehr abgetrennt,
und hinter einem blinden Alten
des Weges gehn, den keiner kennt.  
[…]

R. M. Rilke, Das Buch von der Armut und von Tode (1902)

Photo New York Public Library. 

jeudi 16 octobre 2014

Voyages sur les traces de Tezer Özlü

C'est un livre très étrange et je suis partie sur ses traces.


Un livre tragique.

Un livre à propos de littérature, qui se présente comme un roman, roman qui prend la forme d'un journal de voyage : une femme y décrit le voyage qu'elle a accompli en quelques semaines à travers l'Europe en 1982. La première partie s'intitule Sur les traces d'un suicide, "Variations sur Cesare Pavese". Elle occupe la plus grande part du livre. La seconde partie, La vie hors du temps, est un court scénario tiré un an plus tard de la première partie — on suit donc deux fois le même voyage sans que ce soit vraiment deux fois le même.



























Elle dit les lieux qu'elle traverse sans vraiment les décrire, un parking, une aire d'autoroute, quelques chambres d'hôtel, un compartiment-couchettes, l'appartement de la fille d'Italo Svevo à Trieste, la chambre 105 de l'Albergo Roma à Turin où Pavese s'est suicidé, deux ou trois cimetières.


Elle parle d'elle, elle parle de tous les hommes avec qui elle couche, en chemin, de ceux qui la suivent et de ceux qu'elle viole, elle parle aussi des hommes qui essaient de l'avoir, dans le train, dans la rue. C'est un livre impudique. Difficile à lire, La Vie hors du temps et son sous-titre, Voyage sur les traces de Kafka, Svevo et Pavese. Un livre douloureux pour celle qui l'a écrit, pour celle qui le lit.


Elle parle de la Turquie, son pays natal, mais elle écrit en allemand. Partout, elle pense au Bosphore et se souvient des pentes de la rive asiatique d'Istanbul. Elle a envoyé sa fille à Stockholm. Elle voyage entre Berlin, Prague, Vienne, Zagreb, Belgrade, Niš, Trieste, Turin, Santo Stefano Balbo.
En route, elle croise des Allemands de l'Ouest et des Allemands de l'Est, des Autrichiens, des Tchèques, un Grec, des Yougoslaves, des Italiens.
Elle vit à Berlin.


Elle cite Pavese, page après page. Elle est parfois joyeuse, souvent crue, égarée.


Elle parle de ses internements psychiatriques, elle parle de son frère emprisonné en Turquie dans les années 1970, elle parle d'électrochocs, elle parle de suicide. Elle ne s'intéresse pas à la coupe du monde de football — c'est la finale, Allemagne - Italie.


Deux ans après ce voyage, Tezer Özlü tombe malade. Au début, elle refuse de se soigner, ensuite il est trop tard, elle meurt en 1986 à 44 ans.


Tezer Özlü, La vie hors du temps, Bleu autour, 2014.
Toutes les images sont tirées du livre de Frédéric Pajak, L'immense solitude (Les éditions noir sur blanc, Lausanne, 1999).

Mouvements

Nicolas de Staël, Les Footballeurs, 1952 (Museum of Contemporary Art, Los Angeles)
Course, arrêts, cris.
Des corps en mouvement sur le parquet gris.
La pluie au dehors, lumière d'automne, le col qu'on remonte.

Des corps qui tombent, s'allongent, roulent.
Un ballon.

Course, arrêts, cris, appels.
Poursuites.
Des lignes sur le parquet gris, droites, cercles, noir, jaune, rouge.
Repos.

Les cheveux comme des crinières.
Les bras comme des ailes.
Les yeux vifs.
Le souffle.
Le cœur qui bat.

Leurs rires au-dessous de moi.




samedi 5 juillet 2014

Le poète et sa tombe



En octobre 1925, Rainer Maria Rilke se sait malade. Il rédige ses dernières volontés et demande à être enterré à Rarogne dans le Valais. 

Je préfèrerais, écrit-il, être enseveli dans le cimetière haut perché de l'ancienne église de Rarogne. Son enceinte fait partie des premiers endroits où j'ai accueilli le vent et la lumière de ce pays, avec toutes les promesses qu'elle m'aura aidé à réaliser par la suite, avec Muzot et à Muzot.
Peut-être qu'il sera possible d'acquérir une pierre ancienne (de style Empire, par exemple). Après avoir nivelé les anciennes inscriptions, on y gravera : les armoiries (dans leur forme plus ancienne, utilisée par mon arrière-grand-père, telle qu'on la retrouve sur le cachet argenté ramené de Paris), le nom et, à quelque distance, les vers :


Rose, oh reiner Widerspruch, Lust,
Niemandes Schlaf zu sein unter soviel
Lidern.

Rose, ô pure contradiction, désir
de n'être le sommeil de personne sous tant de
paupières. 



Marchant dans Rarogne alors que la nuit tombe sur les maisons anciennes, leurs fenêtres endormies, je songe à Rilke montant la côte jusqu'à l'église, perchée là-haut sur le rocher qui verrouille la vallée.


Rilke s’est installé dans le Valais en 1920, d’abord au château de Berg-am-Irchel, près de Zürich, puis à Muzot au-dessus de Sierre — tout près de Rarogne (Raron en allemand). Il y séjourne avec Baladine Klossowska, dite Merline, la mère de Balthus [Balthazar] et Pierre Klossowski, peintre elle-même avec laquelle il s'était lié au sortir de la guerre. 
Ils sont d'abord venus en excursion dans le Valais où ils visitèrent Sion, Valère et Tourbillon. Ils y sont revenus en juin 1921 et c'est là qu'ils ont découvert dans une vitrine de Sierre la photo du petit manoir de Muzot qui était à vendre. Enthousiasmés, ils en parlent à Werner Reinhart qui le loue, puis l'achètera pour le poète. Le château est constitué essentiellement d'une tour du xiiie siècle, assez similaire à la tour de Rarogne, à laquelle est associée une chapelle.





Rilke trouve à Muzot le lieu idéal pour travailler après la "perte" du château de Duino près de Trieste, propriété de Marie de Thurn und Taxis dont il fut l'hôte entre 1911 et 1912, et qui fut bombardé pendant la Première guerre mondiale. Les années dans le Valais seront donc les années d'aboutissement de l'œuvre avec notamment la parution des Elégies de Duino et des Sonnets à Orphée, œuvres maîtresses achevées à Muzot en février 1922.

De Rarogne, il n'a dit pas un mot jusqu'à ce testament d'octobre 1925. C'est l'un de ces villages qui ponctuent la vallée du Rhône, avec leurs vieilles demeures et leurs châteaux. Situé sur la rive droite de la vallée du Rhône, Rarogne est reconnaissable de loin grâce à un ensemble de bâtiments formant château fort et se dressant sur la crête rocheuse qui tombe à pic vers le village.


"C'est ainsi que l'esprit d'un grand fleuve (et le Rhône me fut toujours l'un des plus admirables !) porte à travers les pays les dons et les affinités. Sa vallée est ici tellement large, tellement grandiose, remplie de coteaux dans le cadre des grandes chaînes de montagnes, qu'elle offre sans cesse à la vue le jeu des variations les plus ravissantes, en quelque sorte un jeu d'échecs, composé de collines. Jeu qui distribuerait et déplacerait les collines — c'est bien là l'effet, digne de la création, qu'exerce le rythme de l'ordonnance des objets contemplés, ordonnance qui se renouvelle étonnamment à chaque fois que l'on change de point de vue —  et les vieilles demeures, les vieux châteaux forts, se meuvent dans ces jeux d'optique avec d'autant plus de charme que le plus souvent les demeures ont, pour arrière-plan, la pente d'un vignoble, la forêt, le pré, un bois, ou de grisâtres rochers, et s'intègrent à cet arrière-plan comme les images d'une tapisserie; car le ciel le plus indescriptible (presque sans pluie) prend part de très haut à ces perspectives et les anime d'une atmosphère tellement spirituelle que la position réciproque des choses, tout comme en Espagne, semble, à certaines heures, manifester cette tension que nous croyons percevoir entre les astres d'une constellation." 
Lettre à Marie de Thurn und Taxis, 25 juillet 1921.


L'église de Rarogne au sommet de son rocher, la tour des Vidomnes à gauche.
Les sommets de l'autre côté de la vallée, derrière les villages haut perchés.





Et puis entre 1924 et 1926, Rilke fait plusieurs séjours au sanatorium de Val-Mont, au-dessus de Montreux — c'est entre deux séjours qu'il a rédigé ses dernières volontés. Ce dont il souffre au départ n'est pas très clair — dépression, troubles intestinaux, plaies à l'intérieur de la bouche, mais aussi crises d'angoisses, cauchemars, sensation de possession, et il se sent d'abord en sécurité au sanatorium. Ce n'est que brièvement avant sa mort que la maladie se déclare franchement : Rilke est atteint de leucémie. Il meurt à Val-Mont le 29 décembre 1926, il est enterré selon ses dernières volontés à Rarogne.


Pourquoi à Rarogne ? 
Pourquoi pas près de Muzot ? 
Pourquoi pas à Sierre — ou à Montreux ? 

Qu'y a-t-il de si spécifique à Rarogne que le poète veuille y dormir pour l'éternité ?

N'y a-t-il vu que "le vent, la lumière" et "les promesses" ?



 Sur la crête rocheuse au-dessus du village s’élèvent encore de nos jours la tour des Vidomnes — un peu plus ancienne que le château de Muzot —, l’ancienne église paroissiale dédiée à saint Romain et ornée d'une fresque impressionnante représentant le Jugement dernier, le cimetière ainsi que l’ancienne cure avec ses dépendances. 

La tour est imposante. Sa porte romane, depuis longtemps murée, est placée à 8 m du sol et date du xiie siècle, les murs massifs n'ont été percées de quelques fenêtres qu'à la Renaissance. Les pignons à redents datent du xvie siècle ainsi que l’annexe avec escalier, latrines et fenêtres du côté nord. 

Il y avait tout à côté un château aujourd’hui disparu dont la tour des Vidomnes a toujours été indépendante. La puissance des murs témoigne encore de la puissance des seigneurs du lieu.






A voir la violence représentée sur les murs de l'église dans la grande fresque qui s'y déploie, on pense d'abord à un monde en guerre, un monde pris dans les horreurs d'une guerre civile sans merci, un monde où la vie a peu de prix.
Mais de ces guerres, l'histoire ne parle que peu.

Un temps, le pouvoir des sires de Rarogne s'étendit bien au-delà du pays valaisan. Au xive siècle, ils avaient établi le centre de leur seigneurie à Beauregard, une forteresse fièrement juchée au-dessus de Chippis. Lors des luttes qui au xive siècle opposèrent l'évêque de Sion et la maison savoyarde, les seigneurs de Rarogne prirent le parti du prélat. Vers 1380, le comte Amédée VII de Savoie s'avança jusqu'à Beauregard, enleva la forteresse d'assaut et fit prisonniers les fils de Pierre de Rarogne qu'il fit exécuter à Sion. Pierre se remit de ce terrible coup, reconstruisit Beauregard et accrut encore son emprise. Il atteignit le faîte de sa puissance aux alentours de 1400 quand, en sa qualité de capitaine général du Valais et de grand bailli, il exerça la puissance temporelle des évêques. Bourgeois de Berne, politiquement alliés à cette ville, les seigneurs de Rarogne visaient alors à l'institution d'une principauté héréditaire.




 

En 1414, l'opposition aux seigneurs de Rarogne se mua en insurrection populaire. Menés par des familles influentes, les Patriotes du Haut-Valais se réunirent à Brigue et fondèrent la « Confrérie de la Chienne ». Poussés par la colère, ils se jetèrent sur les châteaux forts et les autres propriétés des sires de Rarogne et des évêques de Sion, Beauregard fut définitivement détruit et il semble que la forteresse de Rarogne ait elle aussi été dévastée, même si ses vestiges ne dévoilent aucune trace d'une destruction violente. 

Oui, ce fut bien un temps de violence mais la décision de construire l’église auf der Burg remonte seulement à 1505, près d'un siècle plus tard — trop tard pour les guerres médiévales, trop tôt pour les guerres de religion. Le seul lien apparent avec ces guerres médiévales était le projet d’englober les murs des ruines du château dans la nef, là où la fresque a été peinte. 

S'il n'y a vu la mémoire de guerres anciennes, c'est que Rilke ne s'est peut-être pas soucié après tout de l'église, ni du "vent", ni de la "lumière". Des "promesses" alors ?
De la promesse comprise dans la fresque du Jugement dernier ?


Le peintre valaisan Hans Rinischer reçut la commande d'une grande fresque du Jugement dernier. Celle-ci, de 14 mètres sur 7, aurait été achevée vers 1518 et rapidement amputée de sa partie centrale, le Christ-juge en majesté, par la construction de piliers pour soutenir la voute à réseau de nervures. 




En général, les fresques du Jugement dernier (ou les tympans sculptés sur le même thème) étaient placés sur la façade ou au revers de la façade ouest d’une église. Ici, la fresque se déploie sur le mur nord ce qui place l’enfer vers l’orient et le paradis vers l’occident, à rebours des représentations usuelles de la scène.  
Couverte d’un badigeon à la chaux au xviiie siècle puis en 1817 et encore en 1875, elle a été restaurée avec d’importants repeints en 1923 — donc alors que Rilke vivait à Muzot, à 20 km de Rarogne — puis dans sa version actuellement visible en 1971. 


La couleur de fond est ocre du côté des damnés et verte du côté des élus. Le vert est également utilisé pour le vêtement des démons. Les autres couleurs sont aujourd’hui très atténuées par l’humidité et la dégradation progressive des pigments : le marron et le beige ont ainsi remplacé le rouge et le jaune.

En haut, les nuées bleues reliaient les deux espaces. Au centre, le Christ-juge était assis au-dessus d'un arc-en-ciel mais comme c'est la partie qui a été détruite lors de la transformation des voûtes de l'église, il ne reste de ce Christ en gloire qu’un pan de manteau rouge : c'est donc un Jugement dernier dont le Juge est absent — dont il a presque toujours été absent puisque la fresque a été tronquée quelques années seulement après avoir été achevée. Avec la disparition du juge, ce sont la justice, l'équité, la miséricorde qui ont disparu. Point de balance, et tandis que les élus s'éloignent vers la gauche vers le lointain, un ange aux ailes vertes, comme sont verts les démons, chasse les damnés à coups de fouet.


Si les anges sont représentés de manière très humaine, les démons en revanche sont des monstres hybrides dont seize sont encore bien visibles. Trois d’entre eux présentent un visage humain intégré à leur corps, entre les pattes griffues, les ailes et les dents. Ces figures sont similaires à celles du Jugement dernier de Berne, celui de Zürich ou de celui peint par Martin Schongauer à Breisach am Rhein (Vieux-Brisach dans le Bade-Wurtemberg) ou encore ceux des divers « maîtres à l’œillet », un groupe de peintres de Suisse alémanique qui signaient leurs œuvres  d’un œillet entre 1470 et 1510.  Même si le Jugement dernier de Rarogne n’a pas d’équivalent dans le Valais, il s’inscrit dans un contexte plus large lié aux ordres mendiants comme c’est le cas dans les églises de Breisach ou de Berne.

Maître à l'œillet, Ange du Jugement.
Martin Schongauer, Jugement dernier, église de Breisach am Rhein

La taille des personnage est proportionnelle à leur importance symbolique, les démons par exemple sont légèrement plus petits que les anges. Ce sont ces derniers qui sont représentés avec le plus de soin, notamment dans le drapé de leur tunique, peut-être du fait de leur proximité avec les spectateurs. Au contraire, les apôtres, en hauteur et dans la pénombre sont traités avec beaucoup moins de finesse et sans signe qui permette de les distinguer entre eux. 

En revanche, les humains, qu’ils soient élus ou damnés sont tous représentés nus, les cheveux dénoués, certains avec une certaine précision anatomique, d’autres de manière beaucoup plus grossière. 
Dans le cortège des élus, une femme plus âgée, au corps marqué et au teint plus jaune s’avance au milieu de femmes jeunes au corps blanc, sans doute pour marquer que l’accès au paradis n’est pas fermé aux plus âgés. Mais dans son ensemble, la déchéance physique n’a pas lieu d’être au paradis et seuls des corps jeunes et beaux figurent l’idée catholique de la résurrection d’un corps parfait. Des corps fins mais aux proportions maladroites, d’une élégance encore liée au gothique international du xve siècle.

Mais l’essentiel pour Rilke était sûrement ailleurs. 
La gueule de l’enfer, située en bas à droite, ouvre sur l’étang de feu où sont conduits les damnés. Autour de ces derniers, des inscriptions en langue vulgaire indiquent le motif de leur châtiment : Forkauffler — renchérisseur ; Wuchrer — usurier ; Kopelerin — entremetteuse ; Unkucheit — impureté ; Hurer — fornicateur ; entre ces deux derniers, un enfant et ces mots O Vij — O Weh, exprimant la douleur ; Roijber — voleur ; Verreter — traître ; Morder — meurtrier ; Ketzer — hérétique ; Lugener — menteur.  

Au contraire des élus, les damnés montrent un corps à la musculature nettement dessinée, à la poitrine large et aux jambes fines. Ils sont parfois plus marqué par l’âge mais leur corps est nettement plus fidèle dans ses proportions à la justesse anatomique mise en valeur à la Renaissance. Les élus n’ont pas de visages proprement individualisés, des visages ronds à la forte mâchoire ou avec un double menton. Les damnés quant à eux présentent des visages expressifs et en mouvement. 
Les élus ont le sexe caché par le mouvement de la jambe gauche, le mouvement ascensionnel de la marche du cortège, le sexe de trois des damnés est quant à lui souligné dramatiquement par les flammes qu’y allument les torches des démons. 

Les flammes qu'y allument les torches des démons. Des flammes. Des corps, des bras, des têtes qui se tordent au-dessus de sexes en flammes.
Comme si en octobre 1925, au moment où Rilke choisit Rarogne comme lieu de sépulture, il n'avait en tête que la violence de cette image parce qu'elle correspondait totalement à l'état de désespoir dans lequel il se trouvait. Il écrit exactement à la même époque à Lou Andreas-Salomé ce qu'il ne sait pas être l'avant-dernière lettre qu'il lui adresse. La maladie n'est pas encore entièrement déclarée mais les prémices annoncent l'enfer que Rilke a contemplé sur les murs de Rarogne, les enfers, dira-t-il un an plus tard à quelques jours de sa mort.
« Je me souviens [t’]avoir répondu avec courage ; mais à présent, je suis quand même effrayé, vois-tu, je vis de plus en plus, depuis deux ans, au centre d’une terreur dont la cause la plus tangible (une excitation pratiquée sur moi-même) se trouve toujours, par l’effet d’une possession démoniaque, atteindre son paroxysme au moment même où je crois avoir vaincu la tentation. C’est un cercle vicieux, effrayant, un cercle de magie noire où je suis enfermé comme en quelque enfer breughélien. Outre cela, depuis un mois, sont apparus des symptômes propres à entretenir en moi la phobie qui tourmente aujourd’hui tant de gens. […]
Si je suis resté à Paris, au-delà de toute mesure, jusqu’en août, ce fut uniquement par honte de regagner ainsi noué ma tour où je craignais, isolée comme elle est, de me retrouver encore plus désarmé entre les mains de ces diables mesquins. […]
31 octobre 1925
« Et à présent, Lou, je ne sais combien d’enfers, tu sais quelle place j’avais assignée dans mes hiérarchies à la souffrance, la souffrance physique, la vraie grande, fût-ce à titre d’exception et de nouveau de retour à l’air libre. Et à présent. Elle me recouvre. Elle me relaie. Jour et nuit.
Où trouver le courage ?
[…] Mais. Les enfers. […]"
13 décembre 1926

Enterré derrière l'église, seul face à l'air, face à la lumière, dos aux flammes. Il n'y a pas d'autre tombe de ce côté-là.
 
Komm du, Dezember 1926
Komm du, du letzter, den ich anerkenne,
heilloser Schmerz im leiblichen Geweb:
wie ich im Geiste brannte, sieh, ich brenne
in dir; das Holz hat lange widerstrebt,
der Flamme, die du loderst, zuzustimmen,
nun aber nähr´ ich dich und brenn in dir.
Mein hiesig Mildsein wird in deinem Grimmen
ein Grimm der Hölle nicht von hier.
Ganz rein, ganz planlos frei von Zukunft stieg
ich auf des Leidens wirren Scheiterhaufen,
so sicher nirgend Künftiges zu kaufen
um dieses Herz, darin der Vorrat schwieg.
Bin ich es noch, der da unkenntlich brennt?
Erinnerungen reiß ich nicht herein.
O Leben, Leben: Draußen sein.
Und ich in Lohe. Niemand der mich kennt.


[Verzicht. Das ist nicht so wie Krankheit war
einst in der Kindheit Aufschub. Vorwand um
größer zu werden. Alles rief und raunte.
Misch nicht in dieses was dich früh erstaunte
]
Dernier poème. Inachevé. Mi-décembre 1926
Approche, dernière chose que je reconnaisse,
mal incurable dans l'étoffe de peau;
de même qu'en esprit j'ai brûlé, vois, je brûle
en toi; le bois longtemps a refusé
de consentir aux flammes que tu couves,
à présent je te gave et brûle en toi.
Ma douceur de ce monde, quand tu fais rage,
devient rage infernale d'autre monde.
Naïvement pur d'avenir, je suis
monté sur le bûcher trouble de la douleur,
sûr de ne plus acheter d'avenir
pour ce cœur où la ressource était muette.
Suis-je encore, méconnaissable, ce qui brûle?
Je n'y traînerai pas de souvenirs.
O vie, ô vie: être dehors.
Et moi en flammes. Nul qui me connaisse.

[Renonce. Rien de ce qu'était la maladie
autrefois, dans l'enfance: un délai, un prétexte
à grandir. Tout appelait, bourdonnait.
Ne confonds pas ce qui te surprit jeune]