samedi 18 février 2017

Corps blessés, corps malades — moyen âge

Le squelette de l'homme comporte une côte de moins au côté gauche, la dernière ayant servi à créer Ève, bien entendu. Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.
Le XVe siècle a vu fleurir une série de manuscrits consacrés à la médecine. Souvent organisés à partir des œuvres de Galien, certainement composés par des praticiens, ces manuscrits comprennent de nombreuses illustrations. Parmi les planches, principalement des figures anatomiques, certaines évoquent directement la pratique de la médecine comme ces figures colorées permettant de lire l'état du patient dans ses urines.
A cet arbre sont reliés de petits flacons qui forment un nuancier d'urines : de quoi aider un praticien à déterminer la situation de son patient. La répartition des couleurs entre le presque noir, le vert, le rouge, le jaune et le blanc renvoie à la théorie galéniste des quatre humeurs (bile jaune, bile noire ou mélancolie, sang, lymphe) liées aux quatre éléments (feu, air, terre, eau) et aux quatre complexions (froid, chaud, sec, humide). Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.
L'un des plus beaux de ces manuscrits est celui du Apocalypse Wellcome  conservé à la Wellcome Library à Londres dont le titre trompeur cache de fait le caractère médical : en effet, après 32 feuillets (d'une dimension d'environ 300 x 400 mm) consacrés au texte de l'Apocalypse de Jean, orné de nombreuses illustrations et qui s'achène sur un Ars moriendi (un court traité sur l'art de bien mourir), le volume comporte deux feuillets vierges avant d'offrir une dizaine de feuillets à caractère médical (urologie, gynécologie, embryologie, obstétrique, physiologie notamment) puis un peu d'astronomie avant de revenir à l'Apocalypse : la partie qui concerne la médecine, le moyen de soigner les corps est ainsi inscrit au cœur du texte eschatologique.
L'homme et son réseau de veines. Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.
Le même homme avec le réseau de ses veines plus une série de diagrammes : le texte cite du traité des incisions du Pseudo-Galien. Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.
Ces manuscrits d'anatomie ne sont pas tous de la même qualité. Ainsi, le manuscrit Ms 290 — Anatomia du Pseudo-Galien — conservé également à la Wellcome Library, plus tardif d'un bon demi-siècle présente des images beaucoup plus simplistes, directement héritées de la tradition de Galien. Le texte est très abrégé par rapport à l'original et parfois fautif. Le manuscrit comporte diverses annotations en marge, essentiellement sur l'exactitude des termes anatomiques, révélant qu'il a été largement utilisé par un praticien du XVIe siècle. La représentation du squelette sur un fond noir ou des muscles en rouge et blanc est d'une grande beauté à défaut d'être très précise.




Plus inattendue, la planche ci-dessous présente une femme au ventre ouvert, figure tracée de façon schématique, sans naturalisme : un ventre habité de mots et d'une sorte de flacon renversé montrant l'utérus. Au-dessus d'elle, quatre de ces "ampoules" habitées cette fois d'enfançons — déjà grands et éveillés, parents de ces figures de Jésus enfant, petit adulte sur les genoux de la Vierge.
La "femme malade" porte notés sur son corps les noms des différentes maladies qui peuvent la frapper comme le cancer du sein ou le défaut de lactation, la podagre et les hémorroïdes, les spasmes, la sciatique, les fistules, les calculs rénaux ou le diabète.
Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.
La figure de la femme, sur ce manuscrit comme sur d'autres ci-dessous (et jusque sur une version imprimée, à la fin du XVe), est d'abord enceinte. Comme les figures masculines, elle est à la fois cadavre ouvert et visage vivant qui nous regarde. Elle est entièrement nue (comme certaines des figures masculines — mais pas toutes) à l'exception d'un voile blanc qui lui couvre en partie la tête : la coiffure d'une femme mariée (ou d'une nonne bien entendu). Seuls la poitrine et l'abdomen sont ouvert, selon le schéma classique de l'anatomie selon Galien. Incisé sur le flanc gauche de la figure, l'utérus est représenté comme on le faisait déjà aux XIIe et XIIIe siècles. Il n'y a pas dans cet utérus de fœtus visible — juste l'inscription du mot "embrio". L'utérus ouvre dans la cavité abdominale sans que soit identifiable une voie de sortie naturelle pour le fœtus.
La femme du manuscrit d'Anatomie du Pseudo-Galien, Ms 290, mi-XVe, Wellcome Library, Londres. Ici le fœtus semble se cacher le visage. Debout malgré ses jambes ployées, il paraît prêt à sortir par l'ouverture vaginale. De la sorte, la femme sur ce manuscrit semble davantage en train d'accoucher. Par contre, les maladies et malaises inscrits sur son corps sont exactement les mêmes que sur les autres "femmes malades" de divers manuscrits.
Georgius de Ferrariis et Petrus de Tossignano, Fasciculus medicinae, Venise, 1491 (Munich, Bayerische Staat Bibliothek). Directement inspirée de la précédente, cette gravure montre le fœtus replié sur lui-même mais toutefois prêt à naître. Et toujours les mêmes inscriptions de maladies sur le corps.
Il est évident que ces images ne sont en rien une représentation scientifique de l'anatomie féminine — plutôt la représentation de ce qu'imagine le médecin qui l'a tracée. La vision du corps féminin reste très schématique même si des dissections ont été déjà réalisées en Europe sur le siècle qui précède ce manuscrit : la première dissection d'une femme remonterait à 1315 mais il est à noter que ces dissections font de la femme un être particulièrement mystérieux puisqu'il ne s'agit pas d'étudier n'importe quelle femme en tant que telle, mais des figures bien particulières telle qu'une abbesse, une  vierge qui produisit du lait, plusieurs patriciennes à la fois épouses et mères, et à l'opposé une condamnée à mort pour crime. Évidemment, les saintes femmes une fois ouvertes révélaient tout ce que leur corps pouvait renfermer de sacré tandis que les mères permettaient de découvrir les mystères bien plus cruciaux de la génération.

Cette figure nouvelle et spécifique de la femme malade que nous avons présentée plus haut, principalement une femme en couche, semble apparaître au tournant du XVe siècle, au sein de la communauté médicale allemande. Avec toutes ses annotations, elle forme là encore un aide-mémoire pour le praticien avec la liste des affections possibles — et des remèdes éventuels jusqu'à des décoctions de plantes pour aider aux douleurs menstruelles. Toutes les maladies signalées ne sont pas forcément l'apanage des femmes : on y trouve la goutte et le diabète par exemple. La manière très grossière dont sont rendus les viscères contraste avec le réalisme du dessin du visage, des mains ou des pieds : entre ce qu'on dessine de visu et ce qu'on dessine à partir de ce qu'on comprend et imagine de l'intérieur du corps et de son fonctionnement — à moins que le dessinateur ait cherché à réconcilié ce qu'il savait par la dissection de la forme et de la place des organes avec ce qu'il avait appris de Galien.

Femme enceinte. Manuscrit BSB Cgm 597, Bayern Schwaben, um 1485. Munich, Bayerische Staat Bibliothek. Ici, on voit encore que l'utérus ne comporte pas de voie vers l'extérieur mais débouche directement dans l'abdomen.
L'importance du nombre de maladies inscrites sur ce corps féminin est révélateur également de l'opinion que les médecins de l'époque se faisaient de l'infériorité du corps des femmes, plus faible et davantage prédisposé aux maladies que celui des hommes selon la tradition aristotélicienne. L'apparition du corps féminin dans les recueils médicaux, territoire encore inconnu et inquiétant,  correspond au moment où le soin de la santé des femmes sort d'un champ dominé par les femmes dont la plus célèbre est Torta ou Tortula de Salerne (morte en 1097),  pour passer sous contrôle masculin avec la naissance d'une médecine obstétricale. L'appareil génital féminin se dérobait jusqu'alors à l'étude, ne se présentant que lors des cas de prolapse utérine par exemple — même si une planche particulière du manuscrit de la Wellcome Apocalypse comporte une description très schématique des organes, sans doute issue indirectement d'une dissection.

Aux côtés de l'homme musclé (?) et de nouvelles représentations de fœtus peuplant des utérus comme des ampoules, on identifie en hautle système urinaire avec les reins et en bas les organes reproductifs de la femme avec utérus (ouvert vers le haut !) et vessie, ovaires peut-être — et vide vaginal.
Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.


On peut penser que ce type de manuscrits avait pour objet d'aider les médecins à affronter les situations de crise liées à la grossesse et l'accouchement. De ce fait, les figures féminines sont toujours représentées en état de grossesse : état qui est lui-même sinon un dysfonctionnement de l'organisme, du moins une forme de maladie à prendre en charge au moyen de diverses restrictions et contrôles.
Fœtus (en particulier de jumeaux), manuscrit BSB Cgm 597, Bayern Schwaben, um 1485. Munich, Bayerische Staat Bibliothek
Fœtus, manuscrit BSB Cgm 597, Bayern Schwaben, um 1485. Munich, Bayerische Staat Bibliothek
Ce manuscrit comporte la première représentation d'une césarienne, en haut à gauche, puis en bas qui semble montrer que la femme peut y survivre.
Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.
Une autre figure apparaît à la même époque et sur les mêmes manuscrits, celle de l'homme couvert de blessures. Il est le pendant de la femme ouverte sur sa matrice, un homme porteur de multiples coupures, morsures, maladies, etc. et tout autant envahi de texte.
L'homme blessé de l'Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.
L'homme blessé sera une figure incontournable des manuscrits médicaux du XVe siècle. Ici, en 1420, c'est sinon la première apparition de cette figure, du moins l'une des plus anciennes. Homme aux multiples blessures, il n'en est pas moins bien vivant et nous regarde comme il regarde le chirurgien qui pourrait le soigner : que faire de ces coups de poignards, de cette piqûre d'araignée, de cette longue écharde enfoncée dans la plante du pied — et ces ganglions gonflés, bubons de peste peut-être, comment les ouvrir ? Comment le soigner ? Comment le sauver ? De chaque blessure part un petit texte, long phylactère qui décrit la marche à suivre dans chaque cas et montre la valeur du savoir accumulé dans ce domaine par la médecine médiévale.

L'homme blessé du manuscrit d'Anatomie du Pseudo-Galien, Ms 290, mi-XVe, Wellcome Library, Londres.
On retrouve cette figure de l'homme blessé dans divers manuscrits d'Allemagne du sud, en particulier ceux qui illustrent un ouvrage du chirurgien alors renommé Ortolf von Baierland (décédé à Würzburg avant 1339), le "Wundarznei" (la chirurgie des blessures). L'image de l''homme blessé fonctionnerait comme un sommaire figuré de tous les soins décrits dans l'ouvrage : on voit ainsi que malgré ce qui nous apparaît comme une époque dénuée des secours de la médecine, dénuée de l'hygiène la plus élémentaire ou de la moindre antisepsie et dont nous ne conservons que l'idée de l'extrême morbidité et mortalité, les hommes du XVe siècle ne se voyaient pas pour leur part comme des victimes sans recours aucun.

Loin des lieux communs qui montrent le Moyen Âge comme une période obscure qui se serait éloignée des sommes de connaissances antiques, ces manuscrits montrent combien cette période du XIVe au XVe est riche d'innovations médicales et apparaît, avant la Renaissance proprement dite, comme le maillon entre le mode traditionnel de soins hérité du monde antique, la redécouverte de Galien au XIe siècle via les sources arabes (puis au XVe en revenant au texte grec) et les développements qui devaient suivre au XVIe siècle avec les débuts de la recherche expérimentale sur le corps humain même.

Ces images, l'homme blessé, la femme malade, sont à la fois des tables de connaissances qui seront développées plus loin dans le texte et des figures heuristiques suffisamment frappantes pour constituer en elles-mêmes une somme de savoirs tant pour les praticiens que pour leurs patients.
La maladie est ici inscrite dans un ensemble plus large de connaissances en rapport avec la place de l'Homme dans le monde : à côté de ces larges images qui sont comme des cartes du corps malade sont intégrées ces autres "cartes" du corps que sont les schémas anatomiques (réseau sanguin ou nerveux, squelette, système urinaire…), les schémas de points de saignée ou, très différents bien sûr à nos yeux, ces corps inscrits dans le zodiaque.

L'homme est toujours le même, presque nu, dépourvu de cheveux — sans âge, occupation ou statut social. Il n'a plus ni veines ni muscles. Il n'est plus que faisceau de relations entre son corps et le ciel. Apocalypse Wellcome (Ms 49), Allemagne du sud. Wellcome Library, Londres.
L'homme zodiaque du manuscrit de l'Ars computistica de Heymandus de Veteri Busco, 1488, est aussi un homme blessé, transpercé par les liens qui le rattachent aux constellations (Wellcome Library, Londres)
L'homme zodiacal des Très Riches Heures du Duc de Berry des frères de Limbourg, entre 1410 et 1440. Musée Condé, Chantilly. Une telle représentation ne se retrouve dans aucun autre livre d'heures de l'époque et semble donc venir directement des ouvrages de médecine ou, bien sûr, d'astrologie. Le dédoublement des deux personnages inscrits dans la mandorle du zodiaque — homme et femme ? — n'a pas d'explication. Les signes sont regroupés par complexions et tempéraments (colérique, mélancolique, sanguin, flegmatique).


Ce post s'appuie largement sur l'article passionnant de Jack Hartnell sur publicdomainreview ainsi que sur l'article de Rachel Wertheim sur le blog de la Wellcome Library.

jeudi 16 février 2017

Sans visages

Je les imagine Italiennes, Siciliennes, qui sait ?
Trois sœurs peut-être. Deux d'entre elles pourraient être en deuil, la troisième — non, la troisième sœur ne peut en être dégagée, donc deux sœurs et leur cousine, une cousine éloignée, qui à l'instant vient de prendre son tambour à broderie.
On leur a apporté une lettre, des pages et des pages d'une écriture serrée, un frère en voyage dans un pays lointain qui leur envoie de ses nouvelles — des nouvelles terribles — ou, non, un héritage — elles cachent leurs visages pour qu'on ne les voie pas sourire de bonheur. L'argent arrive, enfin, et leur rêve, ce mariage longtemps retardé —

Ou, non. Elles ne sont pas siciliennes mais américaines, elles ont grandi à Albany ou à Philadelphie. La guerre de Sécession est encore à venir. Elles jouent. Elles jouent aux charades, un mot, une phrase, le titre d'un livre, une ligne d'un poème souvent répété — caché derrière leurs petits papiers blancs.

Ah, si je savais d'où j'ai sorti cette photographie…
Ou bien, elles sont françaises et délurées — il ne manque que la deuxième image — et la troisième et la quatrième de la série — pour avoir toute la saynète. Sans doute finissent-elles en corset — ou pire — leurs bandeaux dénoués, leur visage toujours caché au spectateur.