Dans un texte proposé là il y a quelques semaines, je disais que ce qui m’avait conduite en Iran
était que, de tous les bleus qu’on pouvait imaginer, peu étaient aussi denses
et profonds que les bleus d’Ispahan. Avec le recul, il y aurait le bleu des
coupoles et le bleu du ciel, il y aurait l’ocre des roches, il y aurait
l’attrait des bazars — et par-dessus tout, il y aurait la difficulté d’accès,
la clôture du pays, l’obstacle de la
langue et, certainement, le frisson du danger. Simplement, ce que je n’avais
pas imaginé, c’est que ce danger se trouvait d’abord sur les routes.
Avant de partir, je m’étais
penchée sur tout ce que j’avais rêvé d’étudier sans en avoir jamais eu le temps
: le zoroastrisme, les gnostiques, le messianisme, les néoplatoniciens, le
chiisme, l’histoire mongole, les Seljukides, les Achéménides — et une fois
arrivée, ne comptaient plus que le persan, le sens de l’orientation, les
horaires de bus, la maîtrise du taarof,
le langage des signes, la patience, la sagesse…
Voici donc trente raisons de partir en Iran, une pour chacun des
jours que vous accordera votre visa :
1.
Parce que les montagnes sont plus belles et
sauvages et brisées et colorées et effrayantes qu’ailleurs.
2.
Parce qu’il y a des eucalyptus partout, et des
cyprès et des sycomores et des peupliers et des saules. Parce qu’entre deux
chaînes de montagnes arides on trouve des rizières d’un vert vif.
3.
Pour les troupeaux de moutons noirs qui paissent
sur les chaumes jaunes au soleil. Pour la fatigue, pour la poussière.
4.
Parce qu’au détour d’une route, la courbure des
montagnes, la couleur de la terre, les bouquets d’épineux, la longue robe
sombre des brebis, le berger appuyé à son bâton, tous évoquent Giotto autant
que la Toscane.
5.
Parce que l’écriture persane est ravissante.
6.
Parce que des familles entières se déplacent en
moto, sans casque, les enfants devant leur père et la mère derrière, son
tchador noir gonflé comme une voile.
7.
Parce que traverser une rue est toute une
aventure, parce que les accidents de la route y sont plus spectaculaires
qu’ailleurs, parce que la circulation y est terrifiante, parce qu’on y expose
les carcasses de voitures aux péages des autoroutes.
8. Parce que, de porte en porte, de boutique en boutique, de taxis en autobus, on y traverse d’autres univers musicaux où se mêlent la langue, les voix et les instruments sur un fil mélancolique.
9. Pour se perdre dans la foule des bazars — ou
pour en arpenter les allées désertées. Pour les musiciens assoupis contre un
mur. Pour les vieux qui poussent leurs chariots. Pour tous ceux qui travaillent
aux tapis dans l’ombre d’une allée.
10. Pour tous les visages, pour les corps, pour les voix, pour les regards, pour tous ceux qu’on rencontre, pour tous ceux qui vous parlent.
10. Pour tous les visages, pour les corps, pour les voix, pour les regards, pour tous ceux qu’on rencontre, pour tous ceux qui vous parlent.
11. Parce
qu’on peut boire du xakeshir assis au bord du bassin au centre de la place Naghsh-e Jahan d'Ispahan, les chevaux des calèches trottent tout autour, des enfants jouent dans l'eau : c’est
délicieux et parfumé à la rose et on ne sait pas ce que sont les petites
graines brunes qui y flottent.
12. Parce
qu’on se souvient d’Eschyle, on se souvient du messager perse décrivant Xerxès
se lamentant sur son trône, assis sur un promontoire au-dessus de Salamine, on
se souvient du spectre de Darius, et on s’arrête au pied de leurs tombeaux.
13. Parce
qu’on y rencontre des chauffeurs de taxis qui écoutent de la poésie en
conduisant et parce que même si on ne comprend pas le persan, le rythme, la
sonorité, la musique de la langue vous bercent sur la route.
14. Pour
les ânes chargés de sacs. Et des ânes plus mécaniques mais tout aussi fatigués
et chargés de sacs.
15. Parce
qu’il y a des mosquées même sur les aires d’autoroutes.
16. Parce
que les enfants y sont sages, qu’ils jouent en riant sur les pelouses dans la
fraîcheur de la nuit tombée, que les aînés guident les plus petits dans les
jardins et les bassins, que les parents leur parlent tout bas.
17. Parce
qu’on y rencontre des gens improbables, des zoroastriens qui tonnent contre
l’Islam, cette religion d’étrangers, ce jeune homme qui vous cite En attendant Godot au milieu du
désert et vous parle de mariages arrangés, et cette jeune fille aux orteils
ornés de faux ongles rayés et multicolores, longs et pointus comme des griffes,
qui vous raconte gestes à l’appui comment son frère a été pendu l’an passé.
18. Pour
les hommes assis sur un tapis dans la rue, ou à l’ombre des platanes au bord de
la route.
19. Parce
que la nuit dans le désert est pleine d’étoile et que la voie lactée y est plus
laiteuse qu’ici.
20. Parce
que survivre à la chaleur estivale est aussi une expérience spirituelle.
21. Parce
que les mollahs sont parfois des pères de famille qui jouent avec leurs enfants
dans les cours de mosquée.
22. Parce
que parfois l’été le ciel devient noir et il pleut quelques gouttes. Vous
restez assis dans la citadelle de Shiraz et vous attendez que la fraîcheur
vienne.
23. Parce
qu’il y a des miradors partout, et des canons de DCA, et des soldats
poussiéreux et mal rasés qui s’ennuient dans leurs fortins, oubliés le long de
la frontière avec le Nakhichevan (comme les autres en face, de l’autre côté de
l’Araxe).
24. Parce
qu’on peut apprendre à déchiffrer un tapis, lire le ciel et les étoiles, lire
les jardins et les palais, les arbres, les montagnes et les serpents, les coqs,
les lions et les paons, les bassins et les poissons, voir le paradis dans son
enceinte crénelée.
25. Parce
que des journées entières se passent sans qu’on voie un seul chien et qu’on
peut jouer à les compter pour rompre la monotonie du voyage.
26. Parce
qu’on s’embrouille sans fin dans cette monnaie aux multiples zéros, entre les
prix en tomans et les billets en rials ornés de portraits d’ayatollahs.
27. Parce
qu’à Shiraz, la mosquée du Régent ressemble à une forêt obscure.
28. Parce
que Tabriz ou Soltanyeh n’ont pas changé depuis 1673 et que Jean Chardin pourrait aujourd’hui dessiner à l’identique le mausolée d’Oljeitu, huitième
khan ilkhanide, mort en 1316 — celui qui avait écrit au roi de France Philippe
le Bel dix ans plus tôt pour lui proposer une alliance.
29. Parce
qu’on vous a dit de ne surtout parler ni de politique ni de religion mais que
chacun ne vous parle que de politique ou de religion.
30. Parce
que les voyageurs arpentent la Perse depuis des siècles et qu’il n’y a pas de
raison d’arrêter.
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