samedi 12 octobre 2019

Graffitis — trous — écailles — mémoire





Itinérance du regard, les yeux vont leur chemin qui n'est pas celui de nos pas.

Les yeux glissent sur le mur, la peinture en trompe-l'œil, quelques pas de côté pour trouver l'angle exact sous lequel regarder la ville peinte en reflet de la ville qui, derrière mon dos, s'étend au-delà du Tibre. Les yeux glissent jusqu'aux quatre ou cinq lignes de lettres, de mots, de dates qui barrent le ciel blanc de la peinture.

Aimer ce qui est écriture autant qu'on aime ce qui est mur, architecture, peinture. Aimer ce qui est écrit autant qu'on aime ce qui vit. Marcher droit devant soi à travers les villes mais voir tout de même ce qui est écrit sur les murs. Pas seulement le graffiti au marqueur noir, pas seulement le croquis bancal, mais les lettres gravées dans la pierre là où elles ne devraient pas.

Itinérance du regard. Voir ceci et voir aussi —

Itinérance du regard, les yeux circulent dans l'espace, regard à l'affut de ce qui le surprendra.

On voyage, on traverse des pays, on voit ce qu'ils ont de plus beau à nous offrir. On admire mais le regard voit aussi l'impur, la poussière, les écailles, les scories. L'envers du plus beau.

Itinérance du regard qui s'arrête un instant sur les lettres gravées dans la pierre et y trouve — parfois — le début d'un récit. On marche, on suit une rue, on descend des marches et là quelques mots qui ouvrent un monde — pas seulement le graffiti antique protégé du temps par une plaque de verre à Pompéi, s'il n'est pas pieusement conservé dans un musée d'ailleurs, mais aussi ces fragments de vies minuscules sur les stèles funéraires du IIe siècle et qui sont comme des rencontres.

Et puis on s'interroge. Ici et ailleurs, toutes les œuvres, tous les monuments, toutes les peintures ne sont pas traités de la même manière.

Ici on rénove, on repeint, on rafraichit, parfois même on refait en neuf, en beau, en propre, quand, là, on laisse le temps transformer les lieux.

Ici on restaure, on cherche à retrouver un état d'origine idéal quand, ailleurs, on laissera vieillir et vieillir et vieillir encore.

J'aime les murs avant le passage des restaurateurs, j'aime les fissures mal colmatées mais envahies de plantes grasses qui déplient leurs fleurs dorées sur la brique, j'aime le relief dessiné par l'éclatement des pierre quand le soleil descend et que les ombres s'allongent.

… Or je hantais la ville de vos songes et j'arrêtais sur les marchés déserts ce pur commerce de mon âme, parmi vous



invisible et fréquente ainsi qu'un feu d'épines en plein vent.



Puissance, tu chantais sur nos routes splendides!… "Au délice du sel sont toutes lances de l'esprit… J'aviverai du sel les bouches mortes du désir!



"Qui n'a, louant la soif, bu l'eau des sables dans un casque,



"je lui fais peu crédit au commerce de l'âme…" (Et le soleil n'est point nommé mais sa puissance est parmi nous.)



 Hommes, gens de poussière et de toutes façons, gens de négoce et de loisir, gens des confins et gens d'ailleurs, ô gens de peu de poids dans la mémoire de ces lieux ; gens de vallées et des plateaux et des plus hautes pentes de ce monde à l'échéance de nos rives ; flaireurs de signes, de semences, et confesseurs de souffles en Ouest ; suiveurs de pistes, de saisons, leveurs de campements dans le petit vent de l'aube ; chercheurs de points d'eau sur l'écorce du monde ; ô chercheurs, ô trouveurs de raisons pour s'en aller ailleurs,



vous ne trafiquez pas d'un sel plus fort quand, au matin, dans un présage de royaumes et d'eaux mortes hautement suspendues sur les fumées du monde, les tambours de l'exil éveillent aux frontières



l'éternité qui baille sur les sables.



Saint-John Perse, Anabase, 1924. 




Est-ce le texte qui court derrière le relief ou est-ce le relief qui est venu recouvrir le texte sur ce mur de l'église de Guerguéti au pied du mont Kazbek, en Géorgie ? 

 



On martèle les graffitis anciens afin de les effacer, et les voilà remplacés par d'autres qui à leur tour seront provisoirement éliminés et encore d'autres viendront qui.





Une lèpre de lichen rouge recouvre la pierre, cache les dates et les noms — voyageurs et soldats russes sur la route militaire géorgienne montés par un chemin bien raide depuis la vallée du Terek. Lermontov, Pouchkine peut-être sont passés par ici.

Les yeux voient sans que la pensée s'arrête, sans que les pas s'interrompent. Ils voient et enregistrent et parfois je reviens. Je me souviens et je retourne sur mes pas.

Je me souviens.

Cette stèle funéraire romaine jamais revue, jamais retrouvée, dont je me rappelle avec une émotion inchangée car ce fut comme une rencontre que ce fragment de vie minuscule enchâssée dans la pierre, d'une petite fille qui vécut cinq ans ans sept mois et vingt-deux jours il y a dix huit siècles, petite fille aux cheveux roux et qui aimait grimper aux arbres — et dont l'absence laissait une femme qui n'était pas sa mère dans le désespoir.





Itinérances.

Lire les mots alignés au long des murs. Des mots, des noms, des phrases. J'aime lire ce que d'autres ont écrit sur les murs.
J'aime qu'on laisse subsister les graffitis anciens, j'aime lire les noms d'inconnus sur les murailles d'églises géorgiennes perdues en pleine montagne, j'aime voir les traces de l'histoire — je n'aime pas qu'on efface le temps, je n'aime pas qu'on croie pouvoir gommer le passé.


Graffiti du XVIe siècle sur les fresques de la villa Farnesina à Rome
Ce qu'on gomme, ce qu'on regarde comme des parasites, des ajouts impurs à une œuvre que l'on voudrait toute fraîche sortie du pinceau. Mais parfois graffitis et ajouts sont devenus une part de l'œuvre et, si l'on poursuit ceux qui aujourd'hui voudrait poursuivre le geste des barbares, on conserve soigneusement la signature de Raphaël ou de Piranèse sur un plafond antique ou de Poussin sur une cheminée vaticane.




Nos goûts aujourd'hui, notre manière de regarder l'art et l'architecture, ne sont pas ceux du XVIe siècle. Nous admirons et nous protégeons tout chef-d'œuvre, nous craignons non seulement sa disparition mais son altération, nous le voulons tel qu'en lui-même, tel qu'il était dans un état d'origine dont, parfois, nous n'avons pas d'idée précise : les œuvres d'art ont été sacralisées, c'est un héritage auquel nous ne pouvons toucher sans effroi. Chaque restauration, chaque intervention provoque un débat tant entre experts qu'au sein du public — du public averti, évidemment.

Ici on voudra retrouver la pureté de l'œuvre originelle, débarrassée de tout ajout, de tout signe que des siècles sont passés.

Là au contraire on voudrait garder la patine accumulée, les vernis jaunis qui dénaturent les couleurs afin de ne pas perdre l'image que nous aimons — restaurer la Joconde, lui redonner ses couleurs d'origine ? Vous n'y pensez pas.

Ces œuvres, nous les regardons de loin, une cordelette, une barrière, une vitre, un œil électronique nous empêchent de nous en approcher. Il y a quelques siècles au contraire, une œuvre était faite pour être touchée, humée, observée de tout près pour en comprendre la fabrique et celui qui admirait — mettons les fresques de Raphaël au Vatican — allait y porter son nom. Admirer une œuvre ne passait pas seulement par le regard mais aussi par un geste qui aujourd'hui nous semble sacrilège : noter le jour où l'on est venu, signer son nom, ajouter un croquis. Rien alors de transgressif, rien d'infâme et  répréhensible dans ce geste sinon l'acte de rendre visible son dialogue avec l'œuvre, de transcender la mort physique de l'artiste pour lui offrir l'immortalité de l'échange.

Je me souviens des murs de Persépolis, cette chaleur, ces murs brûlants de lumière, les arbrisseaux desséchés au loin, le silence de midi quand même les insectes ont disparu.




A l'inverse de la photo de voyage, qui permet à chacun de conserver par-devers soi le souvenir des lieux visités, comme ici, le graffiti d'un nom sur un monument assignait aux lieux mêmes qu'on visitait la charge de conserver la mémoire du voyageur. Ainsi ce fut la mode pour les voyageurs en Orient au XIXe siècle de graver son nom sur chacun des monuments visités, qu'il s'agisse de la grande pyramide de Guizèh ou de la colonne de Pompée à Alexandrie.

La première chose qui me frappe en approchant du monument, ce sont des noms propres tracés en caractères gigantesques par des voyageurs qui sont venus graver insolemment la mémoire de leur obscurité sur la colonne des siècles.
Jean-Jacques Ampère, Voyage en Égypte et en Nubie, 1868.

Entre tant de signatures, en persan, en russe, en arménien, en anglais ou en allemand, j'aperçois celle de l'écrivain et diplomate Gobineau sur le flanc des taureaux qui gardent Persépolis. Dans le récit de son voyage de 1855-58, Trois ans en Asie, il n'écrit nulle part qu'il a sacrifié à la tradition du nom gravé dans les ruines. En revanche, il décrit ainsi les traces du passage d'un autre Français : il se tenait dans la bibliothèque de la cathédrale Vank à Ispahan, la grande église arménienne de la ville, quand il vit — en un instant, au moment où, sortant de la pièce, ses yeux glissent sur le mur — que "sur le chambranle d'une porte était écrit au crayon : Dargout, l'ami du genre humain, vive la République ! C'est tout ce qui reste désormais d'un original de l'espèce la plus rare". De ce Dargout, sinon, ne subsistait là qu'un maigre lot d'anecdotes qui dessinaient un errant sans passé, promenant sa folie en Asie.  

La signature d'Arthur de Gobineau, avec le N à l'envers, sur la base de l'un des taureaux qui ornent l'entrée de Persépolis, au sommet du double escalier monumental.
Gobineau, nommé en 1855 premier secrétaire de la légation française en Perse, a visité Persépolis lors de sa traversée du pays en caravane, de Bouchehr à Téhéran, comme il en fait le récit dans Trois ans en Asie : "l'escalier, d'une largeur convenable, pour ne pas sembler mesquin en face de cette plaine, de cette montagne, de ce ciel immense, se sépare en une double rampe et se rejoint sur l'esplanade. La pente en est telle que sans difficulté on la gravit à cheval".
Les graffiti sont rarement isolés : ils ne figurent qu'en groupe, le premier appelant les suivants en réponse. Ainsi les graffitis  non seulement marquent un territoire mais définissent une communauté — par exemple d'artistes et de voyageurs comme ce fut le cas entre le XVIe et le XVIIe siècle. 
Ces voyageurs emploient chacun une écriture différente qui, à son tour, est un moyen de marquer un territoire d'influence — perse, arabe, anglaise, russe…
Ici c'est également en arménien qu'un voyageur a laissé son nom.
Parfois, le voyageur ne se donne plus la peine d’inscrire lui-même son nom et délègue cette tâche à un tiers. Ce travail entre en effet souvent dans les attributions du guide-interprète qui accompagne le voyageur en Orient.

Ainsi en 1887, le directeur du musée impérial d’archéologie d’Istanbul, Osman Hamdy Bey», en visite à Baalbek, dut interdire à « deux marbriers, établis sur les lieux mêmes, de satisfaire cette manie » : pour quelques piécettes, tout voyageur pouvait  faire inscrire son nom en grosses lettres sur les monuments. Une fois inscrit, le nom se chargeait de conserver la mémoire d’un être — il en devenait en quelque sorte le tombeau.

On marche à travers des villes, certaines sont familières mais d'autres le sont moins. On marche dans les montagnes, dans les pays inconnus, on observe au ras des yeux ce qui se dessine. On déchiffre, on lit. Tant de messages à jamais cryptés dans une écriture qui nous reste inconnue.

Sur le flanc de l'église de la Trinité de Guerguéti, Tsminda Sameba, à Stephansminda (ou Kazbegui) en Géorgie on trouve ce tout petit bâtiment où pouvaient se réunir les moines. De nombreuses pierres de ce siège du chapitre sont porteuses de lettres ou de textes gravés, en géorgien ou en russe.

Sur certains monuments, on ne peut plus guère faire  de distinctions entre les inscriptions légitimes et les inscriptions sauvages. Sur les murs des tombeaux de la Vallée des Rois, écrit Flaubert, il s'opère une sorte d’équivalence entre les graffitis et l’écriture égyptienne antique : « le mur est blanc —les noms des voyageurs écrits au couteau y disparaissent les uns sous les autres ; c’est tout aussi hiéroglyphique que les hiéroglyphes qui entourent les trois autres côtés de la chambre ». Il en va ainsi dans cette chapelle funéraire arménienne, dans le monastère de Noravank.




Itinérances. D'un lieu l'autre. D'une mémoire l'autre.
Lire les mots alignés au long des murs. Des mots, des noms, des phrases, des poèmes. En hommage.


Sous le porche qui mène à l'appartement-musée d'Anna Akhmatova, à St Pétersbourg, des poèmes, des dessins, des noms.


Et puis si loin, il y a longtemps, mais je me souviens comme d'hier, ce lieu caché dans les montagnes. Fondé à l'époque byzantine par les Comnènes, à la fin du XIVe siècle, le monastère de Sumela au sud-est de Trébizonde a survécu tout au long de l'époque ottomane.





Pendant la Première guerre mondiale, l'armée russe a occupé la région pendant deux ans, entre 1916 et 1918 — autant dire qu'en 1918 les Russes avaient d'autres soucis que la protection de fresques byzantines. Le traité de paix qui a redessiné la région, le traité de Lausanne, a organisé le transfert (et l'échange) de populations : les chrétiens de l'Est de la Turquie, essentiellement grecs (les Arméniens survivants du génocide de 1915, les Géorgiens, Lazes et Meskhets en ont déjà été chassés à la suite du traité de Kars en 1920 avec la Russie bolchévique) sont expulsés dans des conditions d'extrême violence, soi-disant pour être échangés contre des musulmans de Grèce, de Bulgarie ou de Roumanie — on parle du génocide des Grecs pontiques (1916-1923).

Sumela est alors abandonné et le monastère va brûler en 1930, ajoutant la ruine à la ruine.



Ce ne sont pas seulement les noms, pas seulement les écritures et les langues, ce sont les visages, les mains et les pieds martelés, les fragments découpés par les pilleurs, qui bouleversent, c'est aussi la survivance — malgré les outrages — des peintures et des couleurs, et la gloire des images.


Plusieurs ouvrages m'ont accompagnée pour écrire cet article :
Armando Petrucci, Promenade au pays de l'écriture, 2019 (édition italienne 2002).
Stéphanie Dord-Crouslé. Inscrire la mémoire de soi dans les lieux visités : pratique et réception desgraffitis par les voyageurs du XIXe siècle, 2011. ￿
Charlotte Guichard,  Graffitis : Inscrire son nom à Rome (XVIe-XVIIIe), 2014. 
Bernard Heyberger, « Pratiques religieuses et lieux de culte partagés entre islam et christianisme (autour de la Méditerranée) », in Archives de sciences sociales des religions 149, 2010. 

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