Et si on devait néanmoins mourir ? Affronter l’autre monde et ses périls ? Devoir y témoigner de son rang et s’y faire reconnaître ?
Multiplier les images, envelopper les corps de somptueuses figures fantastiques, écrire des mots magiques tout autour de son linceul pour mettre en fuite le malin.
(Là, je dois ouvrir une longue parenthèse pour ce qui n’est évidemment qu’une digression : l’histoire d’un faux. Loin de Turin, une étoffe précieuse a passé pendant des siècles pour être le seul, le vrai « Saint suaire », celui qui aurait enveloppé le corps du Christ — c’est le suaire de l’abbaye cistercienne de Cadouin en Dordogne.
La première mention de ce Saint suaire apparaît en 1214 : la relique aurait appartenu à l’évêque du Puy qui l’aurait obtenue lors de la prise d’Antioche pendant la première croisade (1095-1099).
L’étoffe thaumaturge fut l’objet d’une grande vénération tout au long du Moyen Âge : des milliers de pèlerins sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle font un détour par l’abbaye, des personnages illustres et des rois — le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion, en route pour la croisade, le roi de France Saint Louis — viennent se prosterner devant le Suaire. Pour le protéger des violences de la guerre de Cent ans, le suaire est confié à l’église du Taur à Toulouse. Bien entendu, les Toulousains refusèrent longtemps de le rendre car l’étoffe avait un pouvoir exceptionnel : en 1644, on comptabilisa plus de 2000 miracles dus au saint suaire — dont 60 résurrections avérées.
Revenue à Cadouin, l’étoffe miraculeuse fut déployée devant les pèlerins tous les 8 septembre jusqu’en 1935.
Là, un père jésuite, intrigué par les motifs des bandes tissées sur la pièce d’étoffe, en envoya une copie à l’Ecole des Langues Orientales à Paris. Le directeur du musée arabe du Caire, Gaston Wiet, vint à Cadouin examiner le tissu. Las, il reconnut un tirâz de l’époque fatimide : une étoffe produite dans les ateliers du calife et portant une ligne d’écriture selon une technique de tissage qui insère dans une toile en lin une bande décorative dont la trame est en soie. Wiet déchiffra les inscriptions arabes qui y figuraient en écriture coufique : elles invoquent Allah et glorifient Mahomet avant de livrer les noms du calife al-Musta’lî (1094-1101), un de ces derniers Fatimides sans pouvoir d’après le schisme nizarite, et de son vizir tout-puissant, al-Afdal, qui survécu à trois souverains. Pendant plus de 700 ans, les fidèles avaient donc vénéré un objet à peu près contemporain de la construction de leur abbatiale, mais consacré à Allah.
Bref, c’est la fin du pèlerinage.
Je l’avais vu exposé il y a une vingtaine d’années. Très abîmé, il vient d’être restauré dans la mesure du possible mais n’est plus montré. Par un étrange paradoxe, on en expose à Cadouin un fac-similé : un authentique faux d’un faux suaire du Christ.
Les seules images que j’en ai trouvé sont un peu décevantes :
Dans mon souvenir, le tissu était très grand, d’un blanc sale, avec cette ravissante bordure tout autour — mais la mémoire peut être trompeuse).
Fin de la digression, je ferme la parenthèse.)
Les monastères de France ont fait grand usage de ces suaires prestigieux aux xie et xiie siècles, au temps des croisades, afin de protéger les restes de saints plus ou moins oubliés aujourd’hui mais qui, alors, faisaient la notoriété d’une ville et sa richesse. Ces étoffes venaient pour la plupart d’orient — de Byzance ou de Perse — et contrairement au « suaire » de Cadouin, elles ont réellement enveloppé des reliques, ces talismans collectifs dont la possession était si recherchée.
Calligraphies brodées et tissées, animaux fabuleux, provenance prodigieuse — ces suaires sont ainsi devenus des talismans pour la protection de talismans plus puissants encore.
Le plus beau pour moi, celui qu’on contemple avec toujours autant d’émerveillement, est celui de Saint Germain d’Auxerre, l’un des premiers évêques de la Gaule franque, mort à Ravenne en 448. C’est une large pièce de soie rectangulaire de 2,36 m de longueur, décorée de quatre aigles et longtemps considéré comme étant le suaire offert par l'impératrice Galla Placidia pour la dépouille du saint. En fait l’étoffe est bien plus tardive et aurait plutôt servi lors de l'une des translations du corps au XIe siècle : l’aigle est un motif fréquent dans l'art byzantin et la qualité de l’étoffe témoigne du savoir-faire des ateliers de Constantinople autour de l’an mil.
Plus distant encore, le suaire de Saint Josse que conserve le Louvre : le tissu provient de la châsse conservée à l’abbaye de Saint-Josse-sur-Mer dans le nord de la France. Déjà en 1843, au moment d'une translation, ne demeurait déjà plus de ce grand tissu qu'un fragment autour du crâne du saint et un autre, plus vaste, autour des os. Cette étoffe entourant les reliques est mentionnée dans une charte qui relate le don du tissu en 1134 par Étienne de Blois, comte de Boulogne et frère de Godefroy de Bouillon, l’un des chefs de la première croisade. C’est un fragment de « samit » qui constitue un exemple unique de soieries à motifs sassanides produits au Khorassan vers Merv ou Nishapur. On y voit deux rangées d'éléphants affrontés, séparés par une raie de cœurs, tandis qu’autour se déroule une file de petits chameaux. Ce décor accompagne une inscription en caractères coufiques : « bénédiction et bonheur au chef Abû Mansûr Bukhtekin, Dieu prolonge sa durée ». Abû Mansûr Bukhtekin est un émir turc exécuté en 961 pour s’être soulevé contre son souverain, le tissu est donc probablement antérieur à cette date — et ne lui a pas porté chance.
Suaire
de Saint Calais : Chasse de Bahrâm-Gûr, soierie produite à
Constantinople au IXe siècle, Saint-Calais, Sarthe (0,77m × 0,64 m).
Plus ancienne, la somptueuse étoffe de l’église de Saint-Calais a dû avoir été utilisée lors de la translation des restes de saint Calais en 837.
L’étoffe représente une scène de chasse : de part et d’autre d’un palmier, deux chasseurs à cheval, vêtus d’un costume iranien et coiffés d’un casque sassanide, visent de leurs flèches un onagre qu’un lion tient à la gorge. On note aussi des cervidés, des oiseaux et des chiens. Cette représentation symétrique met en scène un épisode de la vie du souverain Bahrâm-Gûr (420 – 438), qui réussit à toucher d’une seule flèche un onagre et le lion qui tentait de le dévorer. Ce type de scène de chasse avec un cavalier était utilisé à Byzance pour la glorification de la puissance impériale.
Les reliques de sainte Hélène, quant à elles, ont été volées à Rome en 842 pour le compte d’une abbaye champenoise, Hautvillers. L’étoffe dite « suaire » de sainte Hélène, avec un senmurv dans un médaillon (un chien-dragon à queue de paon d’inspiration sassanide), date de l’époque du vol et a sans doute été tissée à Byzance.
Ensuite, cette pauvre Hélène a poursuivi son voyage jusqu’à Paris — et il semble qu’elle y soit toujours (sans son suaire) dans la crypte de l’église Saint-Leu-saint-Gilles. Son suaire lui a pourtant permis de « survivre » miraculeusement aux destructions antireligieuses de la Révolution française — ce qui n’est ni le cas de saint Calais ni celui de saint Josse.
Alors, si les étoffes ne suffisent pas, que reste-t-il ?
Ecrire encore, après la mort, écrire et dessiner, recouvrir de signes ce qui reste d’un corps.
Le
crâne de Maria Domin, gardienne de l’ossuaire de Högling en Bavière,
morte à 82 ans, fut peint par sa fille qui occupa la même charge (XIXe
siècle). Depuis le XVe siècle, on peint à Högling les crânes féminins de
gentianes, d’œillets et de roses, les crânes masculins de couronnes de
laurier ou de chêne.
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