Robert Cornelius (1809 - 1893), Autoportrait, considéré comme le premier portrait d'un Américain, octobre ou novembre 1839, halo noir à la périphérie, traces de frottements, légères griffures. |
Combien de ces premières photos dessinent des
visages, des corps fondus dans la blancheur de la lumière, des visages
dévorés par les ombres, effacés de la plaque qui les portait ? Ils ne sont plus pour nous que des
fantômes, d’une part parce qu’ils ont disparu depuis si longtemps que nous ne
voyons plus en eux que des morts, et d’autre part parce que les ombres
blanches, les taches obscures, les marbrures des daguerréotypes font de ces
portraits des images irréelles d’êtres qui n’ont peut-être jamais eu d’autre
existence que dans notre regard ou dans nos rêves.
Les collections, privées ou publiques, conservent
d’extraordinaires daguerréotypes dans un état de conservation parfait après
plus d’un siècle et demi — et d’autres à peine déchiffrables, des images
mystérieuses d’une beauté d’autant plus dramatique parfois qu’il semble
qu’elles vont finir lentement de s’effacer avant de disparaître pour toujours,
un peu comme ces pierres tombales qu’on a longtemps fleuries, puis abandonnées
avec leurs bouquets flétris, laissés avec leurs couronnes de porcelaine qui
s’effritent — et puis se briser au cours d’un hiver plus froid, plus neigeux
que d’autres. Les dernières traces d’une
vie qui se dispersent.
Ce ne sont pas les seules images à s’effacer : c’est
une qualité commune aux images très aimées que de se transformer lentement, de
gagner une beauté poignante et sale au contact des doigts et des lèvres de ceux
qui aiment.
Vierge Maximovskaïa, Vladimir-Souzdal, entre 1299 et 1305. |
Images noircies.
Images griffées.
Pigments effrités.
Bois usé, creusé sous les doigts.
Icônes embrassées.
Peinture qui s’écaille et tombe là où les lèvres l’ont
touchée.
Blanc lumineux là où la plaque photographique réapparaît.
Trace des clous, traces des agrafes là où le cadre était
fixé à l’icône.
Mouvement circulaire du mouchoir qui a voulu essuyer la
trace des lèvres sur la plaque.
Mouvement vif et griffures sur la photo qu’on repousse ou
qu’on jette.
Couleurs ternies nées des transformations chimiques
affectant la plaque photographique.
Vierge de Vladimir, Constantinople, premier tiers du
xiie
siècle.
|
Copie de l'icône de la Vierge de Vladimir, Moscou, 1395 ou vers 1408, Andrei Roublev (?). Les nombreuses traces de clous indiquent qu'elle a dû recevoir un revêtement précieux. |
Déisis, Vladimir-Souzdal, premier tiers du xiiie siècle. |
Les daguerréotypes avaient ceci de particulier qu’ils
n’étaient pas stables : il était toujours possible d’effacer un détail
indésirable en frottant la plaque et en y laissant une tache inoffensive dont
seul le modèle garderait le souvenir — la reine Victoria a ainsi effacé son
visage dont elle n’aimait pas les yeux
d’un simple mouvement circulaire du pouce sur la plaque. Une pratique
d’iconoclaste en quelque sorte.
Avec le temps, les daguerréotypes bleuissaient comme les icônes noircissent — un bleu-brun lié aux attaques de la plaque par les sulfures d’argent et de cuivre sous l’effet de l’humidité qui se condensait notamment sous la vitre de protection du daguerréotype ou sur le carton du support de la photo. La ternissure commençait par un halo bleu de cobalt à la périphérie de la photo puis se répandait en spirale à partir du cadre en ondes bleu, gris, brun, beige puis orange pâle. Ensuite viendrait le noir qui, comme la suie monte des cierges qui brûlent devant une icône, finirait par couvrir la photo.
Pour effacer ce bleu, pour laver ces photos, on les
plongeait délicatement dans l’eau qui devrait les régénérer, puis on les
pressait entre les feuilles de papier blanc et neuf qui se chargeraient
d‘absorber le bleu impur et de rendre à l’image sa clarté.
Pire, on utilisait aussi divers solvants qui attaquaient irrémédiablement la couche argentique et laissaient une trace laiteuse qui se diffusait progressivement sur l’image et la marquait de points blancs comme des cristaux de givre.
Dolley Madison, par Mathew B. Brady (1823-1896), 1848. |
Et puis, l’image ainsi traitée se mettait à noircir là où le
bleu avait disparu et se couvrait d’une sorte de voile de pénombre. De ces
brumes blanches, de ces crêpes de deuil, de ces marques de doigts apparaissent
alors sur l’image de moins en moins lisible les fantômes de ceux qu’ont pu être
ces hommes, ces femmes, ces enfants bien aimés.
C’est une mort photographique qui les atteint et les
entraine dans le néant, abandonnant à nos yeux une silhouette, les fragment
d’un visage indistinct, des mains posées sur une robe — perdus dans le cadre de
velours du daguerréotype. Une disparition provoquée par l’affection de ceux à
qui ne restaient que les images pour se souvenir, images embrassées puis
frottées pour essuyer la trace des baisers, frottée de chiffons à la texture
grossière dont les fibres emportent les dernières parcelles d’argent et
fissurent les plaques.
Daguerréotype couvert d’empreintes de doigts, de lacérations et de traces de frottement, avec des signes d’oxydation à partir de la périphérie. États-Unis, vers 1845. |
Daguerréotype, États-Unis, milieu des années 1840 : jeune garçon assis avec un livre. |
Icônes conservées à la Galerie Tretiakov à Moscou et au Musée d'État de Vladimir.
Daguerréotypes issus des collections de la Bibliothèque nationale de France, du musée d'Orsay, de la Library of Congress et de collections particulières.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire