J'étais
arrivée à Tabriz en fin d'après-midi. La jeune fille qui allait m'héberger
toute cette semaine m'avait rejointe près de la Mosquée bleue, sévèrement
drapée dans sa tenue islamique noire — francophone, vive, avide de débats et de
savoirs. Avec elle et un adolescent fantasque, son ami, nous avons arpenté
Tabriz dans le jour finissant. Je ne sais comment, elle en est venue à me
parler des Arméniens de Tabriz — des chrétiens, ça devrait m'intéresser. Oui,
ils étaient nombreux, non, elle n'en connaissait pas, oui, ils avaient des
écoles, des lieux de rencontre, des églises même. Qui sait, on devait pouvoir
apprendre l'arménien à Tabriz.
Des
églises.
Elle
s'est soudain emballée. Il y avait des églises mais elle ne savait pas bien où.
Non, elle n'en avait jamais visité, elle ne savait pas à quoi ressemblait une
église, d'ailleurs, il lui était interdit en tant que musulmane d'entrer dans
une église, pensait-elle. Mais, nous dit son ami, cette interdiction ne
s'attachait pas à moi… et puis l'obscurité se faisait. Ils ont demandé aux
commerçants des environs — l'église devait se cacher par là, dans ce pâté de
maisons —, il a fallu passer par des ruelles, une impasse, et nous y étions.
Une grille, un interphone, une longue discussion. Le gardien qui nous ouvre,
jauge la jeune fille enveloppée dans son tchador et la fait entrer la première
: "qui pourrait te voir ?" Des immeubles autour, leurs fenêtres
closes, la nuit, les chaînes qu'on détache — l'église n'est ouverte aux fidèles
qu'à Noël et à Pâques. Une église neuve, vide, laide, mais le gardien qui
raconte, l'excitation qui monte, les questions, les mains qui se tendent et se
serrent, les remerciements.
Quand la jeune fille lui a raconté comment elle était allée avec moi, à la nuit
tombée, visiter l’église des Arméniens qui se cache au fond de ruelles, dans
une cour fermée de hauts murs aveugles, comment le gardien lui avait expliqué
les peintures, les quatre évangélistes, le Christ sur la croix dans le chœur,
les pierres tombales avec leurs longues épitaphes sur le bas-côté et nous trois
avec le vieux gardien dans la pénombre à discuter, sa mère l’a félicitée,
littéralement félicitée.
Par la suite, nous sommes allées avec son père visiter d'autres églises arméniennes, perdues en pleine montagne loin des regards des
passants. Lui aussi voulait voir ça, une église.
Nous sommes remontés de Tabriz jusqu'à Jolfa à la frontière avec le Nakhichevan, un bout de terrain entre l’Arménie
et l’Iran, une enclave de l’Azerbaïdjan. De l'autre côté de l'Araxe, un paysage à peine vallonné, la terre rouge et au centre, bleu pâle, une
montagne comme un cône. C'est l'Ilandag, la montagne du serpent, une gigantesque dent bleutée qui
domine le paysage au Nakhichevan, un volcan sans doute, vu sa
forme, dont on raconte que l’arche de Noé l’a heurtée pendant qu’elle dérivait
dans le déluge. On le voit de très loin — je ne suis pas entrée au Nakhichevan, je l’ai
simplement admiré depuis la rive iranienne du fleuve qui sert de frontière,
l’Araxe : en face, au pied des falaises rouges, une voie ferrée, des baraquements, des miradors.
Car il y avait des miradors tout le long de cette frontière, et des
canons de DCA, et des soldats poussiéreux et mal rasés qui s’ennuyaient dans
leurs fortins, oubliés d’un côté comme de l’autre de l’Araxe. À un moment, nous
nous sommes arrêtés pour photographier le paysage de l’autre côté du
fleuve : des montagnes rayées, rouge et brun et rose et blanc et puis au
loin, l’Ilandag. Une voix nous a appelés à grands cris depuis un petit bastion
posé là, presque sur la rive de l’Araxe — forbidden,
disait la voix. Pas de photos donc, on remonte en voiture, on roule cent mètres
et on s’arrête à nouveau après le virage. L’angle est moins bon mais aucun
soldat en vue. Plus loin, on nous arrête encore. Les deux soldats sont jeunes
et hilares, on ne peut pas continuer, il y a une contamination chimique.
Impossible, vraiment dangereux. Sepideh et son père parlementent, nous venons
de si loin (moi surtout), tout ça pour rien, tellement dommage. Les soldats se
penchent pour me voir et nous suggèrent d’aller voir leur chef. Nous repartons. Un
chemin de terre, un cube de béton entouré de barbelés sous un soleil écrasant,
sous un tamaris, un chien jaune qui me regarde avancer sans bouger. En bas,
l’Araxe, une eau mouvante et verte, des montagnes rouges et l’Ilandag gris bleu
au fond. Pas un souffle d’air, la
lumière aveuglante, la chaleur. Pas encore la terrible chaleur du désert,
celle-là restait encore à venir, mais à ce moment-là ce qui me semblait être le
plus chaud du plus chaud que je pourrais supporter.
Le chef sort du cube de béton, il tire la clôture de barbelés,
passe la barrière et vient à nous. Une moue lasse sur un visage très jeune, des
yeux qui me regardent de biais. Un garçon blond, beau, qui s’ennuie dans son
poste de garde. Il écoute la requête, hausse les épaules et sort un stylo de sa
poche. En fines arabesques, il dessine un laisser-passer dans la paume de notre
guide, directement sur sa peau. Nous passons le barrage. Quelques centaines de mètres plus loin,
on asphalte la route de neuf — ça doit être ça, la contamination chimique.
Au-delà, la route tourne entre les falaises, elle monte, redescend par une pente vertigineuse, le fleuve vert tout en bas. La roche est nue, pourpre, orangée, ponctuée de buissons jaunis. Mon guide ralentit et montre un amas de pierres sur une hauteur : ce sont les restes d'une toute petite église, l'église des bergers, Kelisâ-e Chupân, fondée en 1518.
Dix kilomètres plus loin, dans ce qui apparaît soudain comme une oasis, un fouillis d'arbres dans une gorge, nous arrivons à l'une des plus belles églises arméniennes d'Iran, le monastère fortifié de Stepanos. La vallée est déserte, plus personne n'y vit depuis des siècles : autrefois, l'Arménie s'étendait d'ici jusqu'au lac de Van, Tabriz en marquait le point ultime vers l'Est et Jolfa était une halte importante sur la route de la soie, une ville de marchands et d'artisans réputés. A la Renaissance, Jolfa avait des représentants commerciaux jusqu'à Amsterdam !
Mais prise entre les Perses, les Russes et les Turcs, la région ne pouvait rester éternellement hors des conflits qui agitèrent le Caucase pendant des siècles. Et en 1606, alors que Shah Abbas avait lancé la construction d'Ispahan, il invita les artisans de Jolfa à s'y installer pour en être les maîtres d'œuvre — et c'est toute la population de Jolfa qu'il déplaça à Ispahan en fin de compte. La région se trouva sous contrôle turc pendant la Première guerre mondiale et, après 1915, les Turcs tentèrent d'en effacer toute trace de la présence arménienne : aucun village n'a subsisté, juste quelques églises. De ce qu'il restait de Jolfa dans l'actuelle enclave du Nakhichevan, un cimetière arménien composé de près de dix mille pierres tombales gravées antérieures au XVIIe siècle, tout a été détruit en 2005 par l'armée azerbaïdjanaise — ou plutôt, selon les mots du président azerbaïdjanais Aliev, "aucun cimetière arménien n'a été détruit, puisqu'il n'y a jamais eu d'Arméniens au Nakhichevan".
Le passage sous le clocher mène au cimetière, d'où les nombreuses pierres tombales visibles ici |
Le décor du portail, caractéristique de la renaissance artistique à l'époque safavide |
Le portail avec son décor archaïsant |
Le pilier à droite du portail de l'église |
Le panneau sculpté avec la lapidation de saint Étienne |
Le passage derrière le mur nord de l'église |
L'église primitive |
Le jardin intérieur du monastère |
L'étage conventuel avec les cellules des moines |
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