mercredi 27 avril 2022

Une famille

Sur la table est posée une photo. Savoir d'où elle vient reste un mystère, peut-être a-t-elle un lien avec la famille de Victor et de Frieda Kohn, déportés à Auschwitz le 31 juillet 1944 et assassinés à leur arrivée, une image parmi d'autres dans un lot de photos acheté à un marché aux vieux papiers : l'une de ces photos de famille, en format "carte postale" et datée de 1931, était en effet adressée à Mme et Mr Kohn, à leur adresse parisienne rue de Doudeauville,  et une autre de vingt ans plus ancienne au père de Victor, Mor Kohn, imprimeur à Vacz en Hongrie.

Mais cette photo-ci, je ne sais pas. Ce pourrait être une tout autre famille.

Une famille hongroise. Une famille juive de Hongrie, vers 1900 peut-être.

Au dos, des noms. Au crayon en grandes lettres, Klein csalad, famille Klein. A l'encre, emlekul kedves rokonaintol, en mémoire de chers parents — et une liste : Ignatez, puis un prénom que je ne lis pas, peut-être Cecilia, ensuite Rezsö, Rózsi et Gizi. Nous pourrions penser qu'Ignatez est le jeune soldat debout derrière ses parents — mais s'agit-il de ses parents ? Ce sont peut-être les parents de la jeune fille à ses côtés, Cecilia, et celle-ci serait sa fiancée ? Ou est-ce sa sœur ? Ou ce sont ses parents à lui et elle est bien sa fiancée —se ressemblent-ils ? J'image que Rezsö et Rózsi sont les parents, assis un peu raides. Gizi, Gizella, serait alors le nom de la petite fille tout devant, les cheveux sagement nattés sur sa tête, les mains croisées sur sa jolie robe bien repassée mais les genoux nus et ronds de l'enfant habituée à courir librement et juste posée là, un instant, devant l'objectif du photographe.

La photo, il y a longtemps sans doute, a été pliée en quatre. Peut-être pour être gardée dans un portefeuille.

Les plis ont marqué le papier et légèrement écorché le tirage photographique même si, aujourd'hui, la photo est parfaitement plane et lisse : un siècle a passé depuis le portefeuille. Les plis enferment les femmes avec les femmes, les hommes avec les hommes, la fille avec la mère, le fils avec le père.

Gizi, elle, est coupée d'une croix sur son visage, une croix qui sépare son œil gauche de son œil droit, un ligne qui tranche l'œil droit en deux minces traits noirs, une croix qui sépare la partie lumineuse de son visage de la partie restée dans l'ombre. Il a vraiment fallu que j'agrandisse l'image pour que je note que sa tresse est ornée d'un large ruban blanc. 

Cette croix comme une cible sur une petite fille, Gizella Klein, née en Hongrie vers 1900.

Une photo de studio, un jeune homme en uniforme de l'armée austro-hongroise, le père en chapeau tro petit, un peu provincial, sa chaine de montre barrant son gilet juste en dessous de sa cravate étroite — dans sa main gauche, mangé par l'ombre mais souligné par le trait blanc de la pliure, un livre.

Une photo qu'on garde dans son portefeuille, en souvenir de ses chers parents.

C’est au marché aux puces que je t’ai retrouvé

visage de l’angoisse –

graissé comme une vieille machine

une machine à coudre, une machine à moudre.

 

Fontaine de jouvence où meubles et parapluies

qui ont servi pendant mille ans

retrouvent leur sourire vierge

redressent leurs ressorts tordus.

 

Les mêmes meubles et les mêmes parapluies

les mêmes juifs râpés qui ont beaucoup servi

retournent à la circulation

du sang, des choses du destin.

 

Vis humaines rongées comme de vieilles monnaies

retournent dans le grand courant numismatique

- d’où prendraient-elles le repos ?

les voici imprimées de figures fraîches.

 

Sont-ce des choses vues déjà en mon enfance

ou dans une vie antérieure ?

Le siècle passe, ou bien une averse de trains –

qui a le temps de mettre un nom sur les visages ?

 

Peut-être sommes-nous les mêmes un peu partout

le temps peut-être est-il le même –

c’est pour cela que rien ne change

que seul vieillit le changement.

 

Les dieux priés avec les mêmes hiéroglyphes

ils ne nous baisent plus du baiser de leur bouche ;

nos cris usés comme vieux clous

n’enfoncent plus dans l’Eternel...

 

Les paroles ont perdu leur sens depuis longtemps

si longtemps –

                    et voilà, crénom ! qu’elles mûrissent

au seuil du temps qui vient –

de grands évènements passés.

Benjamin Fondane, Radiographies, 1942 - 1943.


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