samedi 6 janvier 2018

Tempête

C.D. Friedrich, Le moine au bord de la mer, 1810, Alte Nationalgalerie, Berlin
Face à la tempête.

Elle commence la nuit. C'est d'abord du bruit, comme un hurlement. Le hurlement monte très soudainement dans les aigus et, quand il atteint le son le plus insoutenable, la tempête se change en masse et frappe. Les murs, le sol, les montants du lit, tout est ébranlé. La pluie n'arrive pas tout de suite, c'est avant tout du vent, du vent à l'état pur. Avec la pluie, étrangement, deux éclairs et par deux fois le tonnerre. Ensuite un bruit inconnu, comme une voile qui se déchire ou une fusée qu'on lance, mais c'est sans doute la foudre, là tout près.

Au matin, une fois le jour levé, on regarde.
Il n'y a pas grand chose à voir car le vent, s'il n'y a pas d'arbres pour se ployer devant lui, le vent ne se laisse pas voir.
La mer est couverte d'écume, des rouleaux blancs jusqu'à l'horizon et, en bas de la valleuse, là où la marée monte contre la falaise, un éclat de blanc, un tourbillon qui se mêle ensuite d'un mauvais jaune comme de bile répandue.
Plus tard, quand la marée basse a dégagé la plage et comme le vent s'est calmé, il faut aller voir la mer de plus près, voir les falaises d'en bas.
D'innombrables pierres qui n'y étaient pas toutes la veille jonchent le sol, à commencer par les marches de l'escalier qui descend vers la côte.
On voit nettement sous la falaise la ligne d'attaque de la mer, comme une tranchée qui en sape la base.
Au milieu de la nuit, au plus fort de la tempête, me revient le souvenir de l'un des Contes fantastiques d'E.T.A. Hoffmann, Le Majorat, ce conte que j'associe au tableau de Friedrich. Me revient juste cet appel, "Daniel, Daniel, que fais-tu ici à cette heure ?", comme me revient cette autre image de la mythologie germanique, celle des hordes du Chasseur sauvage, Erlkönig, composées des âmes d'enfants morts sans baptême, de celles de guerriers morts au combats, de mauvais morts semeurs de troubles et de peur, ces mouvements de spectres de la chevauchée fantastique de la Mesnie Hellequin,  hurlant dans ces nuits troubles entre Noël et le premier janvier.
Hoffmann donc :
« Eh bien donc ! continua-t-il, nous allons veiller ensemble la nuit prochaine. — Une voix intérieure me dit que le sorcier maudit, s’il ose braver ma supériorité morale, sera obligé de céder à mon courage ; car je le puise dans la ferme confiance que j’entreprends une œuvre pieuse et méritoire en exposant ma vie, s’il le faut, pour chasser le mauvais génie, qui seul a banni les enfants du manoir héréditaire de leurs ancêtres ; ce n’est donc point une démarche téméraire. Mais si pourtant la volonté du ciel permettait que l’esprit du mal s’attaquât à ma personne, ce sera à toi, cousin, de proclamer que j’aurai succombé dans le plus saint et le plus loyal combat contre le démon infernal qui trouble ce séjour. — Toi, tu resteras à l’écart ; il ne t’arrivera aucun mal. »
Le soir était arrivé à la suite d’affaires et d’occupations variées. Franz avait, comme la veille, desservi le souper et nous avait apporté du punch ; la pleine lune brillait au sein de nuages argentés, les vagues de la mer mugissaient, et le vent de la nuit tempêtait contre les vitraux qui rendaient des sons aigus et prolongés.
Nous nous livrâmes par une commune inspiration à des propos insignifiants. Mon grand-oncle avait posé sur la table sa montre à répétition. Elle sonna minuit. Alors la porte s’ouvrit avec un fracas épouvantable, et des pas sourds et lents glissent dans la salle avec les mêmes gémissements et les mêmes soupirs que le soir précédent. Mon grand-oncle était devenu tout pâle ; mais ses yeux étincelaient d’un feu inaccoutumé ; il se leva et, le bras gauche appuyé sur la hanche, le droit étendu en avant, il ressemblait avec sa haute stature, au milieu du salon, à un héros imposant des ordres.
Cependant les soupirs plaintifs devenaient de plus en plus accentués et perceptibles, et l’on se mit à gratter contre le mur plus effroyablement encore que la veille. Mon grand-oncle alors avança tout droit vers la porte murée en faisant résonner le plancher sous ses pas. Près de l’endroit où le grattement se faisait entendre de plus en plus fort, il s’arrêta, et d’une voix ferme et solennelle, il dit : « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure ? » Un cri lamentable retentit soudain, et l’on entendit un bruit sourd comme si un pesant fardeau fût tombé à terre. « Cherche grâce et miséricorde devant le trône du très-haut, voilà ta mission ; mais sors de ces lieux, et renonce à une vie qui t’est fermée pour jamais ! »
Mon grand-oncle prononça ces mots d’une voix encore plus grave et plus élevée. Il sembla au même moment qu’un gémissement insensible traversait les airs pour se perdre dans le fracas de la tempête qui mugissait au-dehors ; alors mon grand-oncle revint vers la porte et la ferma si violemment que l’antichambre vide en résonna long-temps.
[…]
Ni l’un ni l’autre n’entendait le mugissement sourd de la mer et le cri sauvage des mouettes qui, dans leur vol incertain, battaient les carreaux de leurs ailes ; ni l’un ni l’autre n’avait fait attention à l’ouragan qui s’était élevé à minuit, et se déchainait impétueusement dans tout le château de manière à produire dans les droits et longs corridors des sifflements aigus et lamentables.
À la fin, un coup de vent furieux ayant ébranlé pour ainsi dire le bâtiment tout entier, en même temps que la lueur blafarde de la lune pénétrait dans la salle obscure, V. s’écria : « Un temps affreux ! — Oui, épouvantable ! » répondit nonchalamment le baron tout absorbé dans la contemplation de son immense fortune, en tournant avec un sourire de plaisir un feuillet du livre des recettes. Et il se disposait à se lever ; mais il se sentit fléchir, lourdement oppressé par la peur, en voyant la porte de la salle s’ouvrir violemment, et une figure pâle et livide s’avancer comme un spectre devant eux.
C’était Daniel ! Daniel si grièvement malade, si défaillant sur son lit de douleur, que V. ainsi que tout le monde l’aurait cru incapable de bouger un seul membre, et qui pourtant, dans un nouvel accès de somnambulisme, commençait sa tournée nocturne. Sans pouvoir proférer un mot, le baron suivait d’un œil avide les pas du vieillard ; mais lorsque celui-ci, avec un râle affreux, se mit à gratter contre le mur, le baron fut saisi d’une terreur profonde. Pâle comme la mort, ses cheveux se dressant sur sa tête, il s’avança à grands pas vers l’intendant avec un geste menaçant, et s’écria d’une voix si forte que toute la salle en trembla : « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure. » — À ces mots, le vieillard fit entendre son cri lamentable, que Wolfgang avait comparé au hurlement d’une bête fauve à l’agonie, le jour où il lui offrit de l’or en récompense de sa fidélité, et il tomba à la renverse.
E.T.A. Hoffmann, Le Majorat (extraits des chapitres II et XII), 1817 (traduction d'Henri Egmont).
Nous avons si peu d'occasions de croire, un peu, aux fantômes qu'il nous faut les saisir quand elles viennent. Profiter de ces nuits sans lumière, des bruits inconnus, de la rencontre des éléments, pour apprécier la peur.
Le jour vient toujours assez vite. 
Merci Eleanor.

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