Cet après-midi
là, tout était sombre et humide dans cette vallée arménienne et dans le
monastère d’Haghpat dallé de pierres tombales tout était encore plus obscur et
humide.
Le taxi s’était
garé en contrebas sur une petite place et nul n’était venu à notre rencontre.
Il y avait bien une femme assise sur un pliant à l’entrée de l’église
principale mais elle avait pris la fuite en me voyant. Un peu plus
tôt, à Sanahin, dans la grisaille de l’autre versant de la vallée, une autre
femme arrivant derrière moi m’avait appelée, « Девушка ! ». Elle s’était arrêtée pour m’offrir un pied de pensées, de petites
fleurs violettes avec toutes leurs racines. Elle se souvenait de deux mots de
français appris des décennies plus tôt quand l’Arménie appartenait à un monde différent
— « Bonjour camarade ! ».
De tous ces monastères arméniens, lequel serait le plus beau, le plus étrange, le plus rude ? Haghpat ? Sanahin ? ou Geghard à l'est d'Erevan ?
Avril 2011. Qu'y a-t-il de plus rude, de plus terrible, de plus beau et étrange que ce pays ? Non pas juste des monastères, mais tout le pays qui les entoure, rude et inhospitalier. Nous sommes en avril et la neige couvre une bonne part de ce pays de montagnes. Dans ces montagnes, des vallées longtemps désertes : les villages se sont développés sur les hauteurs à l'abri des envahisseurs. Bien plus tard, des villes industrielles ont été fondées à la fin du xviiie siècle, ou au xixe, ou plus tard encore, pendant la période soviétique, villes riches, actives et populeuses — villes ruinées aujourd’hui. Toutes les
villes de ces vallées appartiennent ainsi à un autre monde que celui des villages des
hauteurs.
La marshrutka traverse un paysage enneigé, des villes à l'abandon, des villes de débris, des usines noircies, des amoncellements de tôles. Quelque part, un village de maisons préfabriquées : nous sommes à Gumri, autrefois Leninakan, là où a frappé le terrible tremblement de terre de 1988 — près de vingt-cinq ans ont passé et des gens vivent toujours dans ces baraquements provisoires.
La marshrutka d’Erevan, une épave
crasseuse, nous avait abandonnés le matin à Vanadzor, l’ancienne Kirovakan,
quelque part entre l’un ou l’autre des gigantesques complexes chimiques qui
encerclent la ville.
Le mont Ararat, à une cinquantaine de kilomètres d'Erevan de l'autre côté de la frontière turque, domine la ville de ses 5137 m |
Le taxi avec
lequel nous avions continué était conduit par un Arménien de Rostov sur le Don,
conducteur de bus à la retraite vivant d’aller-retour entre la Russie et
l’Arménie. De Vanadzor, il nous a conduit par la vallée vers Alaverdi, une
autre ville industrielle dévastée dont l’abandon encombre une vallée obscurcie
par la poussière de cuivre.
Une vallée
comme un couloir oppressant : la vallée suit la rivière, la route suit la
vallée, la voie ferrée suit la route et rien ne peut sortir de la vallée à moins
de se hisser entre les rochers.
À Alaverdi, nous avons déjeuné près d’une station-service juste avant le pont, une simple baraque de planches avec une seule table, une large peinture représentant le mont Ararat et une jeune patronne un peu distante qui, fébrile, a tenu à nous faire goûter de tout ce qu’elle avait. A un moment, elle m’a appelée à l’arrière de sa baraque, m’invitant à avancer sur le petit balcon qui surplombait la rivière. D’un large mouvement du bras, elle m’a offert la vue : ce qu’elle aimait par dessus tout en ce lieu, me dit-elle, c’était la beauté du paysage — tout est si beau ici, dit-elle, la montagne, le torrent en contrebas, les arbres.
Et moi, j’aurais
tant voulu que cette beauté me soit accessible. Voir moi aussi la beauté de ce
lieu, de cette bolge qui, ce jour-là, était le lieu le plus terrifiant qu’il m’ait
été donné de rencontrer : les roches déchiquetées et souillées de neige
rougie, l’eau brune de boue cuivrée comme une pâte malsaine, les arbres encore
dépouillés de feuilles mais chargés de centaines de sacs en plastiques
multicolores — et les façades caverneuses des usines et des immeubles —
tout cela mêlé dans une même interrogation : est-ce ainsi que les hommes
vivent ?
Je lui ai
dit : oui, le printemps va arriver et je suis rentrée.
La vallée n’est pas encore abandonnée non plus, elle s’endort, elle s’éteint. Ils sont nombreux à partir au loin. Quant à nous, il nous faut quitter la vallée, monter, laisser tout derrière nous. Laisser la voie ferrée, la route, les villes, les machines, les usines, la rouille, le ciment effrité, les débris, la neige sale et monter vers les arbres et vers les villages, vers tout qui ouvre ses portes au passant, au voyageur, au vagabond.
Monter vers la mémoire.
Comme ailleurs
dans le Caucase, ces villages anciens étaient bâtis sur les hauteurs en
surplomb des vallées, désertes quant à elles jusqu’à la fin du xviiie siècle. Alaverdi était
en contrebas comme en terre étrangère. Haghpat et
Sanahin s’étirent ainsi depuis au moins un millénaire sur des plateaux
déchiquetés au-dessus de la ville d’Alaverdi, à la fois proches l’un de l’autre
à vol d’oiseau et séparés par des heures de marche à travers une succession de vallées
profondément encaissées et coupées de rivières qui les cisaillent.
Le printemps finira bien par arriver.
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