samedi 25 janvier 2014

Des forteresses qui tombent

Cornelis Antonisz (1505-1553), La chute de la tour de Babel, 1547.
Les forteresses sont-elles faites pour tomber un jour ?
On les construit les plus vaillantes possible — et un jour vient où, en quelques heures, elles disparaissent. Les unes de par la volonté divine, les autres par un séisme, d'autres encore au cours de guerres ou de révolutions.
Tour de Babel.
Villes bibliques, Sodome et Gomorrhe.
Forteresses de terre, Bam, Nishapur ou Noushabad.
Citadelles. A Alep ou à Kaboul.
Ces noms qui portent en eux histoires et voyages.
Mathieu Dubus, (Flandres vers 1590 - La Haye, 1665/1666), Vue de Sodome et Gomorrhe. Dubus a peint essentiellement des paysages imaginaires : ce qui ici semble à première vue une composition abstraite constitue en fait un territoire rocheux où se distinguent des personnages errants.
Des noms qui ont inspiré les peintres et les graveurs, notamment dans ces Flandres du xvie ou xviie siècles où s'invente la peinture de paysage.
Crispijn de Passe I, Abraham regarde la destruction de Sodome et de Gomorrhe, Loth et ses filles, 1580.
Lodewyk Toeput, 1587.
Valckenborch, Babel, 1595.
Valckenborch, Babel, 1568.
Hendrik von Cleve, 1563.
La transformation de Paris commence avec les destructions révolutionnaires en 1789. Sur les années qui suivent, avant le grand remodelage de la ville au xixe siècle, c'est toute une partie du patrimoine médiéval de la capitale qui commence à disparaître — remparts, forteresse, églises et monastères, habitations. De la plus grande forteresse parisienne, la Bastille, il ne reste rien — peut-être un jour, sous les pavés de la place, on créera un cheminement souterrain dans les fossés dégagés, comme on a dégagé les fossés du Louvre de Charles V pour en faire cette étrange halle obscure dans le musée.
Plan de Paris de Louis Bretez, dit Plan Turgot, 1739. Le plan est orienté à l'est. Ici, le quartier autour de la Bastille et de la place des Vosges, jusqu'à l'île Saint-Louis.

Edme Verniquet, plan de la Bastille, 1785.
Edme Verniquet. Plan de l'Arsenal (1791). Le plan est orienté au sud.



De l'Arsenal qui faisait partie du complexe de la forteresse, à quelques centaines de mètres de la Bastille et mis à sac le 14 juillet 1789, seul l'Hôtel du Grand Maître de l'artillerie a subsisté jusqu'aujourd'hui et constitue la Bibliothèque de l'Arsenal.

 













La démolition ne prit que quelques jours. C'est Chateaubriand qui raconte :
« Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et
un timide gouverneur : si l'on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. 
Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides mais par des gardes−françaises, déjà montés sur
les tours. 
De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages est assommé sur les marches de
l'hôtel de Ville. Le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d'un coup de pistolet : c'est ce spectacle
que des béats sans coeur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres on se livrait à des orgies, comme dans
les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les Vainqueurs de la Bastille, 
ivrognes heureux déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans−culottes commençaient à
régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devant ces héros,
dont quelques−uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent.
On en envoya à tous les niais d'importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j'ai manqué ma
fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j'aurais une pension
aujourd'hui.
Hubert Robert, La Bastille dans les premiers jours de sa démolition, 1789 (musée Carnavalet, Paris)
« Les experts accoururent à l'autopsie de la Bastille. Des cafés provisoires s'établirent sous des tentes. On
s'y pressait, comme à la foire Saint−Germain ou à Longchamp ; de nombreuses voitures défilaient ou
s'arrêtaient au pied des tours, dont on précipitait les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des femmes
élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sur différents degrés des décombres gothiques, se
mêlaient aux ouvriers demi−nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. A ce rendez−vous
se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres,
les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres,
les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l'Europe : la vieille France était venue là pour finir, la
nouvelle pour commencer.
« Tout événement, si misérable ou si odieux qu'il soit en lui−même, lorsque les circonstances en sont
sérieuses et qu'il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté : ce qu'il fallait voir dans la prise de la Bastille 
(et ce que l'on ne vit pas alors), c'était, non l'acte violent de l'émancipation d'un peuple, mais l'émancipation même, 
résultat de cet acte.
« On admira ce qu'il fallait condamner, l'accident, et l'on n'alla pas chercher dans l'avenir les destinées
accomplies d'un peuple, le changement des mœurs, des idées, des pouvoirs politiques, une rénovation de
l'espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l'ère, comme un sanglant jubilé. La colère brutale faisait
des ruines et sous cette colère était cachée l'intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel
édifice.
« Mais la nation qui se trompa sur la grandeur du fait matériel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait
moral : la Bastille était à ses yeux le trophée de sa servitude ; elle lui semblait élevée à l'entrée de Paris, en
face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés [Après cinquante−deux ans, on élève
quinze bastilles pour opprimer cette liberté au nom de laquelle on a rasé la première Bastille. (Paris, note de
1841. N.d.A.)].
« En rasant une forteresse d’État, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l'engagement tacite de
remplacer l'armée qu'il licenciait : on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat. »
Louis Moreau, Vue de la démolition de la Bastille.




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