lundi 1 mai 2017

Mausolées — Le roi vivant

L'intérieur de l'un des mausolées du Shah-i-Zinda
La route visible au bas de la photo de Paul Nadar est toujours là, divisée en plusieurs voies parcourues à grande vitesse par toutes sortes de véhicules. Les arbres sont-ils encore là ? Je ne saurais le dire. Sur la colline aujourd'hui s'étale le grand cimetière de Samarcande, tout près de la nécropole de Shah-i-Zinda, c'est-à-dire du "roi vivant".
Le Shah-i-Zinda en 1889, photographié par Paul Nadar lors se son expédition au Turkestan
Le "roi vivant " ? Notre chauffeur de taxi se lance dans une longue explication.
Il y avait un mauvais roi qui voulait tuer toute la population de la ville mais un autre est venu pour la sauver et démasquer l'imposteur. Las, l'imposteur était très fort, il y a tué le bon roi. Là vient un long détour et mon russe ne suit plus, il me semble que le bon roi a néanmoins protégé la ville, tout mort qu'il soit. Evidemment, les bons rois sont toujours là, mystérieux et lointains, dérobés à nos yeux, et pourtant si proches, attachés à veiller sur nous comme de distants anges gardiens.




Aucun ange gardien, aucun bon roi endormi sous la montagne n'a pu sauver cette famille emportée dans l'au-delà par une Jigouli aux freins défaillants sans doute au soir du 19 juin 1985. Tout au plus a-t-il pu faire en sorte que la mère de famille soit emportée avant les autres, évitant de participer à la tragédie finale.

Ailleurs, des sources tout à fait autorisées et respectables me donnent une autre histoire, qui n'est sans doute qu'une variante du récit populaire.

Le roi vivant. On raconte qu’un cousin du Prophète — ou était-ce un cousin d’Osman, l’un des premiers Califes — serait venu à Samarcande pour en convertir les habitants (nul besoin de faire appel à une quelconque réalité historique, la ville n’est devenue musulmane que près d’un siècle plus tard, au temps des califes Omeyyades). Ce cousin, quel qu’il fut, Koussam Ibn Abbas, rencontra l’opposition du roi de la ville — un mauvais roi, cela va sans dire — qui le fit décapiter. Mais Koussam n’en fut pas troublé pour autant, il se pencha pour ramasser sa tête qui avait roulé non loin de lui puis se dirigea vers le puits et y descendit.

Il y est toujours, et bien vivant car le puits est très certainement l’une des entrées du Jardin d’Eden.
Prokudin-Gorski a lui aussi fixé l'image des mausolées alignés au flanc d'une colline au-dessus d'une vallée aussi verdoyante que déserte, peut-être déjà utilisée comme cimetière. On voit qu'alors, juste avant la Première guerre mondiale, les coupoles avaient perdu tout leur glacis de céramique bleue ce qui accentue le caractère de ruine absent de la photo de Nadar.
Aux différentes entrées de la nécropole, on trouve des panneaux portant cette longue liste de recommandations. Panneaux en ouzbek, panneaux en russe, panneaux en anglais, tout est fait pour assurer l’application de règles de bonne conduite islamiquement correctes — avec toute la modération qu’on peut attendre d’un État autoritaire et laïc (entendons par là soucieux de contrôler tout risque de dérive religieuse susceptible de tirer profit d’une hypothétique liberté dans ce domaine, contrôle qui repose en certains endroits sur l’interdiction faite aux muezzins d’appeler à la prière, celle faite aux mineurs d’entrer dans une mosquée ou celle faite aux imams de prêcher). Mais étrangement, ces panneaux révèlent aussi des pratiques différentes, des traditions funéraires plus proche du chamanisme que de l’islam : nouer des rubans aux arbres, sacrifier des animaux sur les tombes ou y déposer de la monnaie.


Le roi vivant, prêt à hanter les vieilles dames et à les attirer dans ses rets.
Vieilles dames au regard fou gravé dans le marbre. 
Toutes ces tombes soviétiques regroupées autour d'un sanctuaire médiéval, des notables socialistes à deux pas d'un compagnon du Prophète. Car qui sait ce que réserve l'au-delà ?
Horoscope du prince Iskandar, petit-fils de Tamerlan, par Imad al-Din Mahmud al-Kashi, Le livre de la naissance d'Iskandar, vers 1384 (Wellcome Library, Londres).
Et les oiseaux qui tournoient dans le crépuscule.
Le mausolée de Koussam Ibn-Abbas est le plus vaste complexe funéraire du Shah-i-Zinda, tout en couloirs, passages, voûtes et salles de prières. Tourelles, coupoles, briques nues et céramiques mêlées.
Le roi vivant, juste là sous nos pieds.
Depuis le xie siècle, cette tombe qui n’en est pas une fut couverte d’un mausolée devenu le cœur de la nécropole de Shah-i-Zinda, car chacun ici voulut être enseveli à proximité du saint personnage. Les invasions mongoles ont eu beau raser les lieux, c’est là qu’à l’époque timouride l’aristocratie locale a recommencer à enterrer les siens. Les mausolées anciens ont été relevés  de leurs ruines, d’autres se sont ajoutés tout au long de l’allée qui descend la colline jusqu’à la route.

Ici reposent sous les coupoles de céramique bleue la sœur de Tamerlan, Shirin Bika Aga, et aussi sa nièce Shadi Mulk Aga ainsi que certaines de ses épouses et sans doute de ses concubines, sans oublier la nourrice de ses enfants — ses ministres aussi, et de savants personnages encore.

Bien plus tard, on perdu l’habitude de bâtir des mausolées, ou bien on n’en avait plus les moyens. Pour autant, être enterré près de la tombe de Koussam Ibn-Abbas est resté le but d’une vie et ces petits tombeaux alignés sur la terrasse au sud du mausolée se sont multipliés ­— si proche des bénédictions du saint homme.

On entre, on visite ces chambres nues. Un sarcophage, deux, trois tout au plus. Le silence.
Cubes bleus ornés ou non de coupoles, salles pleines d’ombres où brille le glacis bleu des carreaux de céramique.

On continue de descendre la colline.

Pour atteindre les mausolées, il faut gravir des marches de plus en plus étroites et raides.
La nécropole s’étire sur la pente entre deux collines et, comme la place a fini par manquer, les mausolées ont été bâtis de plus en plus proches les uns des autres, se resserrant le long d’une allée qui se fait canyons entre les murs ornés de calligraphies.

Sous ses doubles coupoles, on a longtemps pensé que reposait Kazi Zade Rumi (1364-1436), savant compagnon astronome d’Ulugh Bag, l’un des auteurs des Tables sultaniennes, l’ouvrage  d’astronomie le plus précis de l’époque médiévale, la référence de Copernic ou de Tycho Brahe. La hauteur des coupoles en faisait un mausolée royal témoignant de l’importance de la science dans la Samarcande du début du xve siècle, du respect que ses sultans rendaient à leur maîtres — et puis les sarcophages ouverts ont révélé des corps de femmes car, après tout, ces sultans respectaient peut-être encore plus leurs princesses que leurs savants.

Tout en bas de l’allée, le Darvazakhana bâti par Ulugh Beg marque l’entrée sud de la nécropole.


Il faut dire qu'à Samarcande, les bons rois et les mauvais se sont succédés sans coup férir, les uns près à nourrir leur peuple, les autres bien décidés à les affamer ou pire — mais qui sont les bons et qui sont les mauvais, difficile à dire. Ici, le héros, c'est Tamerlan, Timour Leng, Timour le boiteux.

Si j'étais Iranien, nous dit notre chauffeur de taxi, si j'étais Turkmène, ajoute-t-il avec un soupçon de réticence, si j'étais Russe — ou même Irakien ou Afghan (et là on sent combien la liste qui s'allonge le fait se gonfler de bonheur), je détesterais Timour — oui oui, ça se comprend, il y a eu des millions de morts (il cligne des yeux, affreux tous ces morts, il l'admet). Mais voilà, il était Ouzbek et je suis Ouzbek, alors, vous comprenez que je l'aime.
Il monte le son sur son autoradio qui crachote. Jo Dassin, ça devrait nous faire plaisir, les Français.
Que les Ouzbeks ne soient arrivés dans la région que près d'un siècle après la mort du boiteux Timour en 1405, n'a pas grande importance : notre Tamerlan turco-mongol à la solide culture persane est ici plus qu'un héros national, c'est le repère omniprésent de l'identité ouzbèke.


Comme autrefois sans doute au pied de la statue de Lénine, les foules ouzbèkes se pressent : enfants des écoles, retraités en goguette, groupes d’ouvriers suivant respectueusement leur guide, paysans qu’on se doit de mobiliser avant la récolte du coton.

A Samarcande, Tamerlan, est partout. Au bout d’une avenue triomphale, entre le Registan et le mausolée du Gour Emir, la statue monumentale du roi en majesté a remplacé celle de l’homme debout, le doigt tendu vers un avenir radieux, Lénine ou Karl Marx ou peut-être, il y a plus longtemps, l’homme de fer lui-même, Staline. 

Si une statue de fonte pouvait tourner la tête, vous verriez que par un étrange retournement, le visage aux traits asiatiques restitué en 1941 sur ordre de Staline par Mikhaïl Guerasimov, grand anthropologue soviétique spécialiste de la reconstitution faciale, a été nettement — dirions-nous aryanisé ? Occidentalisé à tout le moins, comme pour lui donner un faux air de Nikolaï Tcherkassov dans le rôle d’Ivan le Terrible — ce qui n’est pas si surprenant après tout. 

Ici, tout voudrait faire oublier les millions de morts, les villes vidées de leurs habitants, les montagnes de têtes coupées, les dizaines de milliers d’esclaves exécutés sur la route, la ruine de pays entiers, la catastrophe démographique, économique, politique que représentent les conquêtes de Tamerlan — un vrai Ouzbek, notre ancêtre à tous, notre guide, celui qui a conduit jusqu’ici, à Samarcande les artisans, les savants, les artistes, les poètes capturés ailleurs, loin. 

D’ailleurs, dans toute cette histoire, Tamerlan avait-il d’autre souci que le développement de son empire ? Quand il écrit à Charles VI, le roi de France brisé par la folie en pleine guerre de Cent ans, souhaite-t-il autre chose que le retour des marchands francs sur la route de la soie ?


La lettre de Timour à Charles VI, roi de France, est datée du 30 juillet 1402.  C’est un document de petite taille (47 cm sur 20), écrit en persan et conservé aux Archives nationales.


Si une statue de fonte pouvait tourner la tête, Timour pourrait sur sa droite contempler son propre tombeau, le Gour Emir.

Tamerlan ne voulait qu’une simple pierre sur sa tombe, comme un accès de modestie devant sa propre finitude. Ses fils se chargèrent de le faire changer d’avis, dessinant les plans d’un somptueux mausolée. Tamerlan alors fit bâtir, à toute vitesse, un bâtiment qui ne devait pas lui survivre : il fallut donc après sa mort tout reprendre et ses fils, éphémères successeurs, furent rapidement enterrés à ses côtés. 
Il revint encore à son petit-fils, Ulugh Bag le protecteur des arts et des sciences (si ce n’est des hommes car lui aussi mena la guerre sans pitié), de finir le tombeau qui, son tour venu, l’accueillerait.


L'intérieur du sanctuaire stupéfie. La base des murs est couverte de dalles d’onyx, les murs couverts de marbres et de peintures, les voûtes et la coupole sont ornées d’un décor de papier mâché peint et doré.


Sur la tombe de Timour, Ulugh Beg fit placer un gigantesque monolithe de jade vert presque noir (du néphrite) qu’il avait rapporté de Mongolie : la pierre avait servi de trône aux derniers descendants de Genghis Khan, plus tôt elle avait orné un palais impérial en Chine. Il ne s’agit pas d’un sarcophage comme sa forme pourrait le laisser croire, mais d’un cénotaphe : les Timourides sont tous enterrés dans la crypte au-dessous de l’espace enclos de marbre ajouré.



Les fils de Timour reposent à gauche et à droite du conquérant : Miran Khan et Shah Rukh. 
Le fils de Shah Rukh, Ulugh Beg, dort aux pieds de son grand-père. 
A la tête de Tamerlan, son ami et maître à penser, son guide spirituel, Mir-Sayyid-Baraka (1343-1403) repose sous un cénotaphe orné d'une toute petite coupole.



Le monolithe de jade est brisé en deux, comme on peut le voir ici. En 1740, le Persan Nader Shah (1698-1747), lancé à son tour dans une frénésie de conquêtes dont Tamerlan était le modèle, parvint à Samarcande. La pierre du trône mongol, la pierre des palais chinois, la pierre qui couvrait le corps du Boiteux, il la lui faut pour sa nouvelle capitale, Machhad. Il veut plus que les reliques de Tamerlan, il veut se saisir du mythe. Mais dans ses efforts pour arracher le cénotaphe hors de Gour Emir, il brisa net le jade, ce qui était tout de même d’assez mauvais augure : le jade resta donc là et continue de protéger Timour.


Sous la coupole d’or, devant le monolithe noir, j’oublie le corps de Tamerlan caché dans la crypte sous mes pieds, j’oublie l’embaumement, j’oublie le linceul et le cercueil d’ébène. Que voir, sinon un mythe vivant ?

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