lundi 25 janvier 2016

Le cinéma avant le cinéma (3) : lanternes magiques

Plaque de lanterne magique peinte à la main, Grande-Bretagne, vers 1860
Ses origines sont entourées de mystère. Pour les uns, l’invention daterait des années 1420. Pour les autres, Huyghens lui-même l'aurait mise en point en 1659 : la première projection de cette "cassette des illusions" renvoyait sur un mur une Danse macabre née d'Holbein et agitée par le tressaillement de la flamme de la lampe. C’est la forme la plus ancienne de projecteur, la machine la plus surprenante, la plus riche d'effets possibles, la plus dérangeante et la plus artistique de tous ces appareils inventés avant le cinématographe. On l'a d'abord nommée lanterne "de peur", ou lanterne "thaumaturgique" avant de la qualifier modestement de "magique", de parler à son propos d'un art "trompeur qui se joue de nos yeux et qui avec la règle et le compas dérègle tous nos sens".
Athanasius Kircher, Ars magna lucis et umbræ, 1671
En 1671, la troisième édition du livre de Kircher, Ars magna lucis et umbrae (la première date de 1646) introduisait une description et une illustration de la lanterne magique inexactes puisque elles ne prenaient pas en compte notamment l’inversion de l’image mais explique plutôt comment augmenter la puissance de la lumière produite.  « Construisez une lanterne d’une forme cylindrique, telle qu’elle est représentée ici. Placez à sa base un miroir concave ayant autant que possible une forme parabolique. Au foyer de ce miroir, fixez la flamme d’une chandelle et vous obtiendrez ce qui est nécessaire, pour que cette lanterne brille avec un éclat extraordinaire… Si les côtés inférieurs du cylindre sont garnis avec de l’étain poli en forme d’ellipse, ils augmenteront la lumière. Le figure ci-dessus démontre suffisamment l’invention : AB représente le miroir concave, F la flamme, E la poignée latérale et D l’ouverture (ou fenêtre) ». Pour ce qui est des projections, lui aussi, comme Huyghens, conseillait de projeter des images terrifiantes et édifiantes : un homme brûlant dans les flammes de l'enfer par exemple, ci-dessus.


Jean-Antoine Nollet, deux illustrations tirées du Vème volume des Leçons de physique expérimentales, Paris, 1745
Les séances de lanternes magique devinrent un spectacle de foire qui fit courir le public européen tout au long du XVIIIe siècle. En France, les colporteurs chargés de leur lanterne étaient savoyards ou auvergnats. Les images qu'ils montrent à un public souvent analphabètes, jusque dans les villages les plus reculés, sont propre à impressionner ou à choquer : images religieuses au départ, scènes de violence terrifiantes, interventions diaboliques, scènes scatologiques ou pornographique, images morbides — nous ne sommes pas toujours bien loin de Méliès —, le tout accompagné de textes parfois insolents ou gaillards, un "baragouinage indécent" comme le dit un texte de 1775.
Gravure hollandaise montrant des colporteurs avec leurs lanternes magiques (vers 1790). En haut, on peut voir le dispositif de foire avec les projections sur la toile tendue de la baraque en plein air. On y "remue les ombres comme [on] veut sans le secours des Enfers… Je vis le paradis, je vis l'enfer, je vis des spectres… En un moment je vis l'air rempli de toutes sortes d'oiseaux… En un tour de main, on me représenta une noce de village d'une manière si naturelle que je m'imaginais être de la fête", raconte Charles Patin en voyage en Hollande en 1674.
Les plaques sont peintes avec soin : une fois grossies, les irrégularités de l'image seront très visibles. Il faut soigner les détails qui apparaitront plus tard alors qu'on peint sur une surface très réduite.

 

Plaque de verre peint pour lanterne magique : personnages de la comédie italienne, France, vers 1770-1780.
Affiches anglaise, années 1800-1810.
A gauche, un modèle anglais de lanterne magique élaboré vers 1772 avec lentille dans un tube coulissant pour la mise au point et une trappe à l'arrière pour accéder à une lampe à pétrole. A droite, un modèle français du premiers quart du XIXe siècle avec un excellent de jeu de lentilles achromatiques et un condensateur pour limiter les déformations de l'image, éviter les variations de couleurs et augmenter la netteté : on pouvait faire apparaître un squelette dans le lointain, le voir se rapprocher puis lui faire bouger sa faux par un jeu de superpositions d'images. Ce sera le modèle de référence pour les lanternes ultérieures, même si l'optique sera souvent négligée par les fabricants.
La lanterne magique est un loisir qui dépasse les clivages sociaux : l'aristocratie également se délecte de ces projections — sans pour autant vouloir se mêler au peuple qui se presse dans les foires. Les nobles passaient donc commandes d'appareils et de plaques. Des artistes vont ainsi travailler pour ce public exigeant : le Régent assiste à la projection de plaques érotiques en 1720 dont les images reproduisent très finement des gravures illustrant l'Arétin. Certains aristocrates possédaient une collections de plusieurs centaines de plaques illustrées par des artistes italiens et flamands (vue de voyages, Naples et le Vésuve, le Grand Turc à Constantinople, des antiquités, la mer couvertes de vaisseaux, le Christ sortant de son tombeau, Lucrèce outragée le poignard à la main, etc.). Voltaire organisa en 1748 des projections de caricatures, tenant des "propos à mourir de rire" — jusqu'au moment où, renversant l'alcool de la lampe en voulant régler l'image, il se brûla fortement la main.


Mais vers 1860, quittant le monde forain, les projecteurs entrèrent dans les maisons bourgeoises pour devenir un élément de loisir familial. Sans doute les présentateurs de foire ne disparurent-ils pas si vite mais, pour les fabricants, la clientèle aisée présentait un marché autrement plus intéressant et les forains se tournèrent vers d'autres appareils — des zootropes au phénakistiscope, jusqu'au cinématographe.
Les appareils de projection permettent désormais les fondus-enchainés.
Double lanterne "Bi-Unial", W. Butcher, Londres, noyer et cuivre, lampe à gaz, vers 1900.
L'appareil permettait d'agrémenter plaisamment les longues soirées d'hiver.
Il offrait, déjà, des adaptations de grandes œuvres littéraires pour donner le goût de la lecture aux enfants — car la lanterne est devenue un jouet, à manipuler avec précaution sans doute pendant qu'une vieille tante lit le récit associé aux images. Les enfants britanniques ont droit aux contes de Dickens, les enfants français aux vieilles légendes de chevalerie.
"Lanterne riche" de Lapierre, France, vers 1890 : un des modèles pour enfants les plus vendus en France. L'effort porte sur la décoration extérieure de l'appareil plutôt que sur l'optique qui reste rudimentaire.
Un conte de Noël de Dickens illustré par W. R. Hill, Londres, 1875
Le petit Marcel Proust possédait ainsi une petite lanterne magique, un modèle dont on "coiffait [sa] lampe".
À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de « chalet » où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n’était guère que la limite d’un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un pan de château, et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève, qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes, et je n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur, car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand’tante, et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann.
"Lampascope carré", Lapierre, Paris, vers 1890 : cette lanterne venait coiffer une lampe à pétrole. C'est le modèle de lanterne dont Marcel Proust se servait, enfant, à Illiers pour projeter la série des six plaques autour de l'histoire de Geneviève de Brabant (ci-dessous). Chaque plaque, imprimée en série, mesurait 11 x 37 cm et comportait deux scènes plus un court texte.
 
Dans le journal de mode Le magasin des demoiselles, en 1862, un groupe de jeunes filles assiste à un spectacle de lanterne magique, sans doute dans une réception privée. Aux projections d'images, ici encore la légende de Geneviève de Brabant, s'ajoutait la présentation par un adulte déguisé en magicien (parent ? ami ? professionnel loué pour l'occasion avec l'appareil et l'écran ?)
Mais il n'y avait pas que les enfants qui bénéficiaient de la lanterne magique : bien avant les projections de diapositives pédagogiques, la lanterne magique permit de montrer sur grand écran des images scientifiques comme des images de grands voyages autour du monde. La salle de projection du Royal Polytechnical Institute, à Londres, ouvrit ses portes  en 1838. La grande salle de projection, avec son écran, la disposition de ses fauteuils qui tournent le dos aux ouvertures de la cabine de projection, annonce le dispositif propre aux salles de cinéma.


 
Végétation tropicale. Plaques scientifiques peintes à la main sur verre, Grande-Bretagne, vers 1860
Scène de naufrage dans l'Arctique, plaque de verre peinte à la main, Royal Polytechnical Institution, Londres, vers 1860.
Parhélie, plaque de verre peinte à la main, Royal Polytechnical Institution, Londres, vers 1860. Ces plaques sont de très grand format (27 cm de côté pour la plaque, l'image circulaire ayant un diamètre de 19 cm)
En 1901, le pape Léon XIII (1810-1903) assiste à un spectacle de lanterne magique dans la grande salle du Consistoire au Vatican. En présence des cardinaux, d’ecclésiastiques et de membres de l’aristocratie, le professeur Orazio Manucchi, présenta de nombreuses vues des cryptes et des plus importants monuments des catacombes romaines (ah, sainte Cécile allongée les cheveux dénoués). Peut-être Léon XIII avait-il passé l'âge de parcourir les catacombes en personne.

Les phénomènes optiques aux-mêmes deviennent l'objet de séances de présentation au public, jusqu'à l'Académie des sciences.
Lanterne dite "lanterne photogénique", Jules Dubosq et François Philibert Pellin (1885) : le meilleur projecteur fabriqué en France et présenté à l'Académie des sciences par Arago. Il permettait de montrer des effets de "réfraction, réflexion, dispersion, spectre, diffraction, aberration de sphéricité, achromatisme, polarisation", etc. On pouvait projeter des tableaux de géologie, des cartes géographiques, des vues microscopiques ou des images panoramiques — un ancêtre du powerpoint. La lampe est électrique.

Addendum, août 2019 : la lanterne magique de Vladimir Nabokov enfant (appartement musée Nabokov à Saint-Pétersbourg).

Dans la même série :
http://filslisibles.blogspot.fr/2015/05/le-cinema-avant-le-cinema-1-theatre.html
http://filslisibles.blogspot.fr/2015/05/le-cinema-avant-le-cinema-2-camera.html

jeudi 31 décembre 2015

Étude de paysage (3) : dans les marais, de Guérande aux Syrtes


On redescend la côte de Guérande, on roule vers la mer et puis, à l'embranchement, on oublie l'océan et on prend la route des marais. Elle s'appelle ainsi, la route. L'été, les marais sont ponctués de tas de sel, en décembre l'ensemble est à la fois désolé et peuplé d'oiseaux, immobile et ponctué de grands battements d'ailes blanches.
Quand il y pensait, son imagination se les représentait toujours hostilement comme une Terre Gâte, un pays muet, prostré dans sa disgrâce, et que devait avoir touché une sorte d'anathème, puisque, créé à quelques lieues à peine de la mer, il avait dû se dessécher loin d'elle sans jamais la voir.
Julien Gracq, La Presqu'île, José Corti, 1970
A Guérande, le sel est une affaire ancienne. Le Cartulaire de l'Abbaye de Redon, au IXe siècle, mentionne déjà l'existence des salines.
Où il est dit, à la première ligne, que la fin du monde approchant, il devient urgent de déterminer ce qu'on doit faire de ses biens, et le mieux est de les donner à l'Église — par exemple de donner des salines.
Par la suite, Guérande fut exemptée de la gabelle puisqu'elle produisait du sel — il était difficile aux sauniers de ne pas avoir leur propres greniers à sel. Guérande vend alors son sel surtout dans le nord de la France, notamment au port de pêche de Boulogne où les poissons étaient salés. Mais jusqu'à la révolution française et la suppression de la gabelle, le pouvoir royal ne va pas cesser de s'intéresser au sel.


Guérande est prise entre deux terres gâtes, le pays blanc, pays du sel, entre le coteau et le littoral rocheux de Batz et du Croisic ; et le pays noir qui redescend en pente douce du coteau vers les marais de Brière et vers les tourbières. Un troisième marais, plus réduit, s'étend vers Saint-Molf — marais salant lui aussi. Chacune de ces zones humides témoigne de ce qu'autrefois, en des temps antédiluviens bien entendu, le territoire tout entier était couvert par la mer.


Le pays du sel est clos sur lui-même, enserré entre la pointe de la presqu'île au Croisic et la longue bande de terre qui descend au sud de La Turballe. A la pointe, aujourd'hui comme à la fin du XIXe siècle, on trouve l'hôpital, aujourd'hui centre héliomarin, de Pen Bron. Par-ci par-là, aussi, quelques blockhaus achèvent de s'effriter.
Dans les années 1960, les promoteurs immobiliers rêvaient d'étendre La Baule sur les marais salants qui n'auraient plus été ni marais ni salants mais changés en une aimable marina de béton. Il suffit de longer le bord de mer à La Baule un 31 décembre pour imaginer ce à quoi on a échappé — des kilomètres de béton désert et de volets roulants abaissés, des façades aveugles qui semblent n'attendre que la dernière tempête, celle qui définitivement les abattra.

Une dalle funéraire, collégiale St-Aubin, Guérande
On peut difficilement imaginer que, passés quelques siècles, les futurs garants de la protection du patrimoine songent à tirer de leur ruine les vestiges des barres du front de mer, leurs pieds de béton rongés par la montée des eaux de l'océan.

En revanche, si le niveau de l'océan monte, les marais salants quant à eux ont du souci à se faire. Mais c'est une autre histoire.



Au cœur de la passe entre la pointe du Croisic et celle de Pen Bron, un étroit chenal est toujours navigable au milieu des vasières de la baie : ici le bras de mer du grand Traict a permis la création du port du Croisic au sein même de la baie, donc à l'abri des tempêtes — et loin des récifs de la côte sauvage, sur l'envers de la presqu'île.

L'estran, vu du Croisic
Le petit Traict alimente lui aussi les marais salants. Au XIIe siècle, l'apport en eau grâce à ces deux Traicts était suffisamment important pour permettre aux navires d'atteindre le bas du talus de Guérande, à la hauteur de l'actuel hameau de Pradel. La grève du Traict dans les marais salants actuels était donc utilisée comme port, les navires remontant certains des étiers des marais salants pour charger le vin et le sel mais l'ensablement inexorable du Traict et l'augmentation du tonnage des navires entraîne, à partir du XIVe siècle, le déplacement des activités portuaires vers les autres ports des environs.
Presque aussitôt après l'embranchement, la route s'engagea au travers d'une coulée du Marais Gât, franchissant sur des ponceaux les chenaux de vase grise en fond de bateau qui s'essoraient entre les joncs par un filet d'eau sale ; des casseroles, des piquets de clôture, des boîtes de conserve, des fils de fer rouillés pointaient hors de la vase le long de la route comme d'une tranchée inondée ; mais le ciel […] s'était remis au beau temps ; l'odeur de saumure chavirante et pourrie où le bouquet de violette des salines toutes proches mêlaient pourtant on ne savait quel arôme salubre lui plaisait ; il ne détestait pas d'aborder la mer par ces arrières-cuisines au fumet riche et submergeant.
Julien Gracq, La Presqu'île, 1970.
L'estran à marée basse à l'est de la pointe de Pen Bron, au fond, le petit traict.
On marche à travers les marais salants, au repos pour l'hiver. Les digues sont couvertes de végétaux halophiles : salicorne, pourpier, soude maritime.



Il y avait 2500 paludiers à l'époque de Balzac, ils sont environ 300 aujourd'hui auxquels il faut ajouter une cinquantaine d'ouvriers qui travaillent au traitement et à l'emballage du sel. Regroupés en un "syndicat des digues" qui gère les espaces communs (comme les digues ou les étiers, les canaux qui amènent l'eau jusqu'aux bassins de récolte), les sauniers sont en général propriétaires de leur œillet, cette saline qu'ils cultivent entre mai-juin et septembre-octobre, selon la chaleur et l'humidité de l'été : pour la cristallisation du sel, il faut du vent, du soleil, de la chaleur.

Dans la vitrine d'un antiquaire de Guérande, une gravure montre un voilier sur le grand traict qui mène au Croisic, les marais salants derrière et au fond le clocher de Guérande. La statuette de marin au premier plan est d'une rare laideur et les voiles blanches du navire de céramique ressemblent un peu à un tas de sel, en harmonie avec la gravure (et les lieux).
Paludiers vers 1890
Collection de cartes postales classées méthodiquement pour l'enseignement de la géographie, Paris, F. Nathan, 1928.

Plus tard, on s'éloigne des salines, on remonte le talus, on rejoint l'autre zone humide, les marais.

Autrefois, le mot même de marais m'aurait fait peur.


Mais les marais de la Brière n'ont rien a priori d'effrayant. Longtemps, on y exploité des tourbières (qui n'ont d'effrayant que le fait de pouvoir brûler des mois), mais de la tourbe, on n'en extrait plus guère. Le territoire est aujourd'hui largement dominé par les roselières alors qu'il y a moins d'un siècle les pâturages dominaient — la tendance actuelle serait de revenir à l'élevage et à reconstituer les prairies.
Mais alors que les barques sont abandonnées pour l'hiver, le silence est tombé sur les marais : pas même il me semble un chant d'oiseau. Juste par instant, alors que j'avance sur le sentier (est-il bien solide ? n'y a-t-il pas de sables mouvants par là ?), j'entends quelques gouttes, le saut d'une grenouille, le mouvement d'un poisson venu happer un moucheron — rien que de ces sons qui aggravent le sentiment de silence et de solitude des lieux.
Dans le lointain, les grues des chantiers de Saint Nazaire.

Sur un arbre au cœur de la roselière, toute blanche, une aigrette garzette.

La nuit, il paraît qu'on peut observer des feux follets dans les marais — ce sera pour une autre fois.

La piste à demi effacée qui sinuait entre les joncs et conduisait aux ruines traversait une des parties les plus mornes des Syrtes. Les roseaux à tige qu’on appelle l’ilve bleue, verdissants au printemps pour une courte période, secs et jaunes tout le reste de l’année, et qui s’entrechoquaient au moindre vent avec un bruit d’os légers, croissaient en massifs épais, et nul défrichement n’avait jamais entamé ces terres déshéritées. J’avançais, par l’étroite tranchée qui coupait les tiges sèches, dans un froissement d’osselets qui faisait vivre sinistrement ces solitudes, distrait seulement de temps à autre par une échappée de vue, à ma gauche, sur les lagunes ternes comme une lame d’étain et bordées d’une langue jaune où mourait avec indécision le jaune plus terne encore de ces chaumes obsédants. Et pourtant la tristesse même de ce soleil flambant sur une terre morte ne parvenait pas à calmer en moi une vibration intime de bonheur et de légèreté. Je me sentais de connivence avec la pente de ce paysage glissant au dépouillement absolu. Il était fin et commencement. Au delà de ces étendues de joncs lugubres s’étendaient les sables du désert, plus stériles encore ; et au delà — pareils à la mort qu’on traverse — derrière une brume de mirage étincelaient les cimes auxquelles je ne pouvais plus refuser un nom. Comme les primitifs qui reconnaissent une vertu active à certaines orientations, je marchais toujours plus alertement vers le sud : un magnétisme secret m’orientait par rapport à la bonne direction.
Julien Gracq, Le rivage des Syrtes, 1951